Sur quel sol, de quelle patrie, de quel exil, d’autant que je suppose comme vous subir, cet effet d’étrange fascination que procure le film de Nurith Aviv, fascination étrange puisque habituellement celle-ci se fonde, se supporte des éclats de la lumière, alors que comme nous l’avons remarqué, dans ce film et alors que, il se passe dans ce pays éclatant de lumière, la lumière est sans cesse voilée, ou bien en train de décliner, de disparaître ; de même que nous avons remarqué ces blancs gris où le visage du locuteur disparaît pour ne plus laisser place qu’à la parole.
Si l’hébreu est une langue sacrée, il a assurément un devoir d’universalité.
Et la question que je poserais de la place qui est donc la mienne, est de savoir si nous tirons suffisamment les leçons de ce qu’apporte le message que véhicule cette langue pour en faire, effectivement, une leçon d’universalité ?
Ce message, on peut le lire de diverses façons bien sûr.
La mienne est de dire que son progrès a été de vérifier que chaque langue en vient à isoler ce lieu Un, étrange, hétérogène, redoutable, éventuellement menaçant et que la religion va venir faire habiter de cette instance protectrice et aimante pour la créature ainsi en difficulté, devant ce que ce lieu Un, peut bien attendre d’elle, ce qu’il lui veut, ce qu’il exige.
Je dis bien ce lieu hétérogène, puisque il n’est possible à chacun d’entre nous de ne venir le rejoindre que dans la mort.
Ce qui fait que, une langue sacrée, elle a pour propriété de ne parler que d’une unique instance, de n’avoir qu’un unique signifié, et du même coup, entend faire entendre cet unique signifié par la perfection supposée, le caractère immuable, fixé une fois pour toutes de la langue qui l’exprime en ce sens.
Et je crois que c’est tout à fait présent, de façon excellente, dans le film de Nurith Aviv, de telle sorte que le locuteur doit veiller sans cesse à ne pas venir y introduire l’impureté de son existence, voire même de ce qui serait son souffle à lui, la césure, personnelle, que son existence viendrait introduire, qui doit s’effacer, s’annuler, se mortifier pour faire entendre cette langue sacrée.
Je dis bien que cette leçon en quelque sorte, interne au message biblique, de toute façon s’est trouvée universellement vérifiée puisque nous savons d’expérience que les peuples ont cet amour pour une langue supposée nationale et à qui ils vont donner ce caractère d’immutabilité, de perfection, de pureté.
Il y aura des gardiens chargés de, dont la vigilance se devra en quelque sorte, tels des prêtres laïques, de veiller à la pureté de cette langue purement, purement imaginaire.
Et nous savons combien toutes les passions collectives viennent prendre appui, justement, sur ce qu’il en est des devoirs prescrits par cette langue sacrée et le devoir d’avoir à l’entretenir, au point même, comme on le sait bien sûr, que, dans certains cas, il y a un clivage radical entre la langue sacrée et la langue parlée, une coupure, une césure comme si la vie profane et vulgaire se voyait assigner une langue spéciale et que celle, je dirais du devoir et de la mortification qu’elle inclut, qu’elle implique, qu’elle n’a même pas besoin de commander mais qui est en quelque sorte automatique, comme si cette mortification relevait de la langue.
Il y a dans cette affaire, il faut bien le dire, un progrès majeur, qui a été introduit effectivement, en même temps que Théodore Herzl réunissait le congrès sioniste qui s’exprimait en langue allemande, un progrès majeur qui a été introduit par la psychanalyse, c’est vrai, et dont assurément on voit bien que ce progrès n’a pas franchi le pas qui en ferait un bien culturel.
Ce progrès, il a consisté à montrer que ce lieu Un, que je cherche à habiter, dont je cherche à faire mon sol, dont je cherche à faire ma patrie, dont je cherche à faire ma garantie, que ce lieu Un, avait pour propriété d’être définitivement hétérogène, un produit hétérogène à la langue elle-même, hétérogène.
Je me souviens d’une discussion de table avec Elie Wiesel, et il me disait très gentiment :
"La psychanalyse, Freud, c’est formidable ! Mais il y a une chose que l’on ne pourra jamais lui pardonner, c’est d’avoir écrit Moïse et le monothéisme", c’est-à-dire d’avoir voulu faire de Moïse un Égyptien. Ça, non! C’est impardonnable!"
Il est clair qu’avec les moyens qu’il avait à sa disposition, ce que Freud cherchait, en 1935, et le livre n’a été publié qu’en 1939, et il l’a laissé dans son tiroir, parce qu’il se demandait qu’est-ce que ça allait encore..,si ça n’allait pas encore empirer la situation.
Il a voulu montrer que l’ancêtre dont nous nous réclamons, nous je dis aussi bien les divers peuples, nous est, à ceux qui s’en réclament, définitivement hétérogène, autre.
Et ce qui fait que lorsque dans une langue, j’introduis ma parole, lorsque j’ose parler, il y a dans ce film et en particulier avec ce que dit Michal Naaman, il y a des éléments très très clairs, très précis, des éléments excellents, il dit "lorsque je parle, je me mets en tant que sujet en position d’exil", que l’exil est la position subjective, que c’est la position du sujet d’être en exil, c’est-à-dire, de prendre lui-même place pour sa parole dans ce lieu hétérogène et c’est bien comme ça que chacun l’éprouve, c’est bien comme ça que chacun le vit, dans cette singularité étrange qui est la sienne.
Il est certain que pour moi, mais c’est lié bien entendu à ma formation, le yiddish est la langue qui disait formidablement cet exil subjectif, que contrairement, donc pour moi qui ne parle pas l’hébreu, je n’en ai pas l’usage, eh bien pour moi, ce dont parlait le yiddish, ce qui en était le signifié, c’était pas seulement le Dieu Un, mais c’était ce Dieu effectivement en exil et dont je dirais que le caractère marqué, hébraïque, était garanti par le choix de l’alphabet qui servait à transcrire une langue anglo-saxonne et qui faisait que ce lieu hétérogène était peuplé de lettres qui étaient des lettres hébraïques, ce lieu d’exil était peuplé de lettres hébraïques et disait l’exil du Dieu avec bien sûr la nostalgie de venir, de venir le rejoindre.
Je dois dans quelques jours me rendre, comme cela m’arrive annuellement, me rendre pour travailler avec des collègues martiniquais, chez eux.
Comme vous le savez, les Martiniquais comme les Guadeloupéens, parlent une langue qui est la langue domestique souvent, langue de la familiarité, langue des échanges amoureux, et il y a chez eux des intellectuels de haut niveau qui s’attachent à vouloir faire du créole une langue, je vais utiliser ce terme : une langue sacrée.
C’est-à-dire, une langue normativée, ayant sa grammaire, ayant son orthographe, permettant du même coup de faire des fautes, des fautes de syntaxe, des fautes de lexique, c’est agréable de faire des fautes, c’est important, de prendre des aises avec la langue que l’on parle, de créer du même coup, bien sûr, des maîtres, parce que si on crée une langue nationale, du même coup on crée bien sûr avec elle ceux qui en sont les spécialistes, ceux qui en sont supposés les maîtres.
Et donc de s’inventer cet ancêtre hypothétique et qui serait le générateur de leur communauté.
Si je me permets de faire ces remarques, et je pourrais en évoquer bien d’autres bien sûr, je reparlais hier soir encore avec des collègues belges, et nous savons combien leur pays est déchiré par le fait qu’une partie de la population considère comme le combat est linguistique.
Il a des supports économiques bien sûr, mais enfin, son support, ce qui alimente la passion, ce qui alimente l’engagement de chacun, n’est pas l’économie, mais le fait qu’il s’agit de privilégier une langue élevée par cette communauté-là au rang de langue sacrée, puisqu’elle ne parle plus que de cet ancêtre supposé originaire et cela à partir de, en établissant ce qui serait la perfection de la langue.
Nous sommes, je me permets de le dire, et avec un terme qui risque de heurter la gravité du sujet, nous sommes zinzins.
C’est ça je crois notre véritable identité. C’est un terme quasiment, quasiment technique.
Parce que ce que l’on appelle la folie, ce n’est rien d’autre que le fait d’être entièrement soumis, dirigé et réglé par le signifiant, par la langue.
Celui qui est frappé de cet état remarquable, c’est quelqu’un qui est habité par un langage qui l’entraîne, qui le dévore, qui le dévaste, qui l’annule en tant que sujet, et qui le commande intégralement.
Il est remarquable que ce soit notre voeu, que ce soit au fond ce que nous cherchons, ce que nous espérons, d’être parfaitement guidés, pour pouvoir enfin lui être fidèle.
Je dirai donc que ce film de Nurith Aviv me paraît…, le voyage qu’elle nous propose et qui n’est pas innocent bien sûr, puisqu’on part de celui d’une terre où le film fait, à l’instigation des Frères Lumière, d’une terre caillouteuse et pauvre et stérile, et pour arriver à des paysages travaillés, policés, industrialisés, riches, des gares propres, des buildings, des centres commerciaux, etc….
Je ne suis pas certain que la seule manifestation de la vie, malgré, je dirais, ce type de contrainte et de volonté dont je parlais tout à l’heure, je ne suis pas sûr que la seule manifestation de la vie soit forcément celle qui s’exprime dans la réussite du commerce et de l’industrie.
Je pense qu’il y en a d’autres.
Il y a également un excellent interlocuteur, (il s’agit de Yitshak Laor ), dans ce film, qui évoquait le fait que, il utilise le terme, je ne vais évoquer que la traduction, que il baise.
C’est la différence, j’ai déjà plusieurs fois fait cette remarque, la différence entre une langue morte et une langue vivante, c’est ce qu’il y a de vivant dans une… ben c’est que justement c’est que c’est la langue des échanges amoureux.
Il y a aujourd’hui peu de gens pour échanger amoureusement en grec classique ou en latin.
Et c’est bien pourquoi nous sommes là.
Alors la vie ?
La vie, elle suppose la parole, c’est-à-dire l’acceptation de l’exil subjectif de chacun, et de reconnaître que cet exil, je dis bien, je ne voudrais surtout pas qu’on y entende la moindre conclusion ou la moindre incidence politique, ça n’est pas mon propos, pas le moindre, c’est plutôt tenter de répondre à un malaise qui est tout à fait clair, je veux dire comment être en exil dans son propre pays ?
Comment être en exil dans son propre pays et quand son propre pays, il a fallu le conquérir après la lutte que l’on sait, et comment reconnaître que cet exil est un exil légitime et qu’il n’amène pas à la volonté soit de se supprimer, de se supprimer complètement, soit, je dirais, qui l’amène à se retourner contre celui qui a pu le conduire à de telles exigences, à de telles conditions qui ne sont pas compatibles avec la vie elle-même.
Alors, il y a tant de leçons à tirer de ce film…
Mon seul regret et je le dis à Nurith Aviv, c’est que ces témoignages, aussi subtils, délicats soient-ils, ces témoignages restent, je dirais a-conceptuels, alors que, et Nurith Aviv le sait parfaitement, qu’il y a une façon possible de traiter ces problèmes qui ne soit pas seulement pathétique.
Ils le sont, et nous sommes tous coincés dans ce pathos.
Mais il y a une façon d’y répondre.
Une façon d’y répondre qui n’est pas, me semble-t-il, tout à fait vaine, et qui a le mérite, à mon sens, de reprendre la volonté universaliste du message biblique.
Ca s’adresse à chacun, parce que chacun, du fait du rapport au langage, va se trouver pris dans la même folie, dans ce même amour de la langue et d’un texte dont il finira par faire, même quand ce texte a un auteur politique, à faire un texte sacré, c’est-à-dire auquel il faut obéir aveuglément et en annulant sa propre existence, sa propre subjectivité, sa propre ignorance.
Voilà les quelques remarques que je voulais vous faire à ce propos.