La direction d’une cure, c’est le maniement de l’angoisse, nous dit Lacan. Mais que penser de l’angoisse du côté de l’analyste ? Non pas, à proprement parler, l’angoisse du psychanalyste, parce que, comme Lacan nous l’a dit aussi, celle-ci, comme toute angoisse, serait le signal d’alarme pour la débandade de l’analysant. Je pense ici à l’angoisse impliquée dans l’acte analytique. Celui qui exige de nous du courage pour avancer.
À titre de supposition, je pense à ce que serait une intervention « patron » de l’analyste, celle dans laquelle il intervient dans le symbolique, en produisant des effets de langage, comme des condensations de mots, des lapsus, etc. C’est avec le mouvement de la chaîne du discours que se déprennent les signifiants, et que se produit l’effet de sujet. Dès lors que le sujet se définit comme ce qui se situe entre deux signifiants, c’est de la coupure qu’adviendra un nouveau signifiant. En pensant ainsi au travail psychanalytique, je dirais que, une fois que celui-ci s’est installé, cela permet que, basé sur le transfert, tout acte analytique soit du signifiant ; que dans ce flux, la présence « pure et simple » de l’analyste soit suffisante pour que l’analyse chemine et engendre de plus en plus d’associations, qui amèneront de plus en plus de production d’effets de sujet.
Mais il n’y a pas de « patron ». Je pense immédiatement à deux difficultés pour la pratique clinique, pour la direction de la cure. Premièrement comment amener quelqu’un jusque là ? (à se soumettre à la règle de l’association libre et à supporter le dire qui vient de l’Autre). Celui qui arrive en analyse sans écouter ce qu’il dit, celui qui dit sans que son dit soit transformé en dire, précisément parce qu’il n’écoute pas ; qui croit qu’il est venu pour être écouté par l’autre, mais non pour écouter son dit advenant de l’Autre, comment « le mettre » en analyse ? L’autre difficulté c’est que, même ceux qui, dans le parcours de leur analyse se soumettent à la règle analytique et à l’écoute du signifiant en acte, même ceux là butent sur un point de quiétude et d’enquistement, dans l’opaque, dans l’obscur, dans l’espèce de bien-être qui escamote la proximité de la menace d’une confrontation avec la castration.
Ce que ces deux situations me paraissent avoir en commun, c’est que, dans les deux, il s’agit de se positionner par rapport à l’angoisse de castration.
Dans le premier cas, dans une analyse que l’on se propose de commencer, l’analyste, en convoquant la division du sujet pour que le signifiant apparaisse, en privilégiant donc le signifiant et ses scansions, soutient le lieu qui ré-vèle la castration. Ceci apparaît, par exemple, sous la forme d’un manque de réciprocité, dans son silence, qui souligne la dissymétrie des places. Mais, dès lors qu’ici, c’est autour du sujet-supposé-savoir que le transfert a orienté la direction de la cure, même si la castration apparaît elle le fait dans la division du sujet, dans la présentification de quelque chose d’insupportable pour le narcissisme, dans le fait que le moi est ici déchu, qu’il est contrarié. Par exemple quand l’analysant voulait dire une chose et en dit une autre, et que l’analyste privilégie ce qu’il a dit et non ce qu’il voulait dire. Ici, dans cette situation, même s’il y a un insupportable, le fait que ce soit du côté de l’analysant que le manque apparaisse, donne à l’analyste la possibilité de se maintenir dans ce que j’ai appelé révéler/voiler la castration. Mais il est important de noter que « velar » (voiler), c’est autant veiller à, être en alerte, se tenir éveillé, que recouvrir avec un voile.
Puisque le manque qui produit l’angoisse est le manque dans l’Autre, l’angoisse de castration n’est vécue qu’à partir du manque dans l’Autre. Supporter, donc, cet acte qu’il y a dans le signifiant, peut être plus ou moins difficile pour celui qui dirige la cure, ce qui dépend évidemment du point jusqu’où il s’est avancé dans son analyse, de manière à supporter ce lieu de mort pour laisser le passage aux signifiants de l’Autre. Cela dépend du degré jusqu’où il peut renoncer à la jouissance de son narcissisme, pour supporter de ne pas répondre à partir du lieu de l’autre, du semblable, du lieu de la réciprocité, pour ne pas jouer la canaille et incarner la fonction de l’Autre dans son moi. Je dirais, en pensant de manière freudienne, que dans ce premier cas, une fois que le manque apparaît très clairement du côté de l’analysant l’analyste est beaucoup plus dans la ligne de mire de la menace de castration que dans celle de l’angoisse de castration. Il y a presque un oubli de sa castration. En se souvenant de la situation oedipienne, selon Freud, on peut dire que c’est le temps où : l’autre est castré, je peux en venir à l’être. Il soutient, dans le réel de son être, avec son silence, les maneuvres et interventions dans le symbolique, en tant qu’il supporte, pour l’analysant, ce lieu de supposition du savoir. Lieu qui, cependant, ne manque pas de dénoncer la castration dans la dissymétrie elle même, puisque supporter ce lieu ne veut pas dire l’incarner, ni non plus en répondre.
Dans le second cas, quand l’analyse avance avec la simple présence de l’analyste, c’est à dire quand il suffit d’être en présence de l’analyste pour que se produisent les signifiants qui présentifient le sujet ; l’analysant étant déjà passé par les rectifications subjectives qui l’incluent dans les réalisations tortueuses de son désir, et d’une jouissance qui se montrent dans le symptôme ; ayant déjà un long parcours d’interprétations qui engendrent aussi bien la possibilité d’entendre le nouveau dans le dit qui prétendait parler du même que les énoncés énigmatiques qui suspendent le sens et le sujet dans la chaîne signifiante ; donc, en ce point du parcours, il y a une possibilité que l’analyse s’émousse. Un marasme ou un bien-être, ça ne fait pas beaucoup de différence ici, parce qu’il s’agit, en réalité, d’une espèce d’évitement, d’une façon de s’accomoder de quelque chose. On peut penser que sur ce point il y a un passage, je dirais même que ce n’est pas vraiment un passage, mais plutôt un virage, un tournant, une chute, peut-être. Et quoi qu’il paraisse qu’ici c’est du côté de l’analysant que l’angoisse viendra apparaître, en réalité, c’est aussi du côté de l’analyste que cela apparaît. Et à découvert. Parce que c’est ici, dans cette maneuvre de l’analyste dans la direction de la cure, que lui, totalement soumis à un désir Autre, ne peut vaciller. Son acte ici est guidé à partir du lieu où il s’inscrit comme objet dans le transfert. Lieu duquel il ne sait rien. Il ne sait pas ce que le petit a est pour chacun. Cause de désir, oui. Mais en tant qu' »incarnation » des objets tombés de la pulsion, il ne sait pas. Je peux penser que même le caca qu’il peut feindre d’être pour l’analysant, même celle-ci, à être positivée avec la valeur phallique des objets perdus dans la relation avec l’Autre, renvoie à la symbolisation du manque dans le phallus.
L’objet a, n’étant ni réel, ni symbolique, ni imaginaire, est le réel du manque. S’il y a un temps, ou un moment, où il y a symétrie des places, c’est celui dans lequel l’acte de l’analyste ne lui épargne pas l’angoisse qui à partir de là adviendra. Il réalise (c’est le réel du manque qui apparaît) le symbolique (l’Autre n’est pas une personne, mais seulement le lieu du langage) dans l’imaginaire (l’angoisse apparaît sous la forme d’une réciprocité, ou peut être sous la forme même du transitivisme). Il n’y a personne qui ne soit pas castré, et le refuge dans la jouissance masochiste ou dans la pitié suffit, du point de vue du narcissisme pour éviter de se confronter au manque radical, au manque du signifiant qui dans l’Autre, dirait au sujet ce qu’il est dans son désir. Etre quelque chose pour les autres, pour quelques autres, est un abri, donc, contre l’irruption de l’angoisse de castration. C’est là que le courage d’avancer sans pitié ni crainte est une exigence pour celui qui se propose à être à la place de l’analyste.