L'amour c'est donner ce qu'on n'a pas
11 février 2005

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FIUMANO Marisa



Donner ce qu\’on n\’a pas est la formule que Lacan propose pour l\’amour.

Paradoxale à première vue, mais confirmée par la clinique même quand on l\’attendrait le moins. C\’est bien le cas d\’une jeune femme que j\’ai eu l\’occasion de recevoir ; employée de banque, émigrée à Milan du Sud de l\’Italie pour chercher du travail, elle a des ennuis avec la loi pour avoir prélevé de l\’argent en employant la carte de crédit de ses clients.

Je la reçois dans un état d\’égarement très accentué. Elle a été dénoncée et maintenant elle est obligée de rendre la somme qu\’elle s\’est appropriée et qui heureusement n\’est pas importante. Elle tient à préciser que l\’argent n\’était pas pour elle-même – elle n\’en a même pas gardé un euro – mais qu\’elle l\’avait utilisé pour recharger le portable d\’un ami sénégalais avec qui elle avait une histoire d\’amour.

\ »Je voulais lui donner ce que je n\’avais pas\ », me dit-elle.

Une affirmation pareille m\’étonne, pas seulement parce que je suis sûre qu\’elle n\’a pas lu Lacan, mais aussi parce que cette phrase se distingue nettement dans un discours désordonné et interrompu à plusieurs endroits. Elle dit la vérité même si elle ne vient pas à me parler de ses difficultés amoureuses, mais plutôt de la question que lui pose sa rencontre avec la loi. Mais je ne veux pas poser ici la question de sa structure qui ouvrirait une piste différente de celle que je veux parcourir ici.

Je me suis donc proposé d\’interroger la formule de Lacan : comment peut-elle se décliner au féminin ? Comment on la repère dans la clinique où souvent les drames d\’amour tournent autour du \ »donner ce qu\’on n\’a pas\ » … à quelqu\’un qui n\’en veut pas ?

Au préalable permettez-moi de donner quelques repères sur la façon dont Lacan nous propose de lier le don, le manque et l\’amour.

Dans le Séminaire 1960-61 (Le transfert…) il pose la pauvreté comme la condition du désir et de l\’amour.

Dans sa lecture du Banquet de Platon, au moment ou Socrate cède la parole à Diotime pour qu\’elle parle à sa place, Lacan affirme que Socrate, en étant celui qui ne sait pas, fait parler quelqu\’un qui dit la vérité sans savoir et il ajoute que s\’il le fait ce n\’est certainement pas pour lui mettre dans la bouche des bêtises.

A Diotime donc qui parle et qui dit la vérité sans savoir est confiée la charge d\’illustrer que \ »l\’amour est de donner ce qu\’on n\’a pas\ ». Et Diotime construit un mythe, celui de la naissance de l\’Amour qu\’on ne trouve que dans Platon même s\’il est le mythe le plus populaire sur la naissance de l\’Amour, c\’est-à-dire le mythe qui fait naître Amour de Πόρος le dieu de l\’abondance (Lacan préfère l\’appeler \ »Expédient\ » en suivant ainsi la traduction classique de Léon Robin) et de Πενία, la Pauvreté.

Dans la lecture de Lacan Πενία devient toute suite Άπορία ce qui littéralement signifie \ »manque de ressources\ » ou «manque\ » tout court.[1]

La pauvre Πενία, dit Lacan en redoublant avec l\’adjectif \ »pauvre\ » l\’indigence signifiée dans son nom, aussi bien par définition que par structure n\’a rien à donner sauf son manque.

Plus loin il l\’appelle \ »la féminine Απορία\ », la \ »désirante originelle\ », celle qui reste à la porte puisqu\’elle ne possède rien qui lui donne le droit de s\’asseoir à la table de gens qui, au contraire, possèdent. D\’autre part une fête sans biens, sans abondance des biens, ne serait pas concevable et c\’est bien pour ça qu\’on pourrait dire — et c\’est ça que Lacan nous montre tout au long de ce séminaire — que l\’amour n\’est pas la fête.

\ »Et en effet, donner ce qu\’on a, c\’est la fête, ce n\’est pas l\’amour\ » [2]

Arrivé à ce point du commentaire du Banquet, Lacan a déjà avancé sa thèse que l\’amour est un effet de métaphore : on est en présence d\’amour, d\’un sujet capable de désirer quand l\’aimé, l\’έρώμενος tombe au-dessous de la barre de la substitution métaphorique pour se poser en tant qu\’aimant, έραστής, au niveau supérieur.

Et Lacan ajoute que l\’έρώμενος (le participe passif masculin du verbe έρàω, aimer), il serait mieux de l\’appeler έρώμενον au neutre, vu que l\’être de l\’autre dans le désir n\’est pas un sujet mais il est visé en tant qu\’objet aimé. [3]

C\’est n\’est pas le cas d\’Απορία puisque au départ il n\’y a pas d\’έρώμενον.

\ »L\’étape, le stade, le temps logique d\’avant la naissance de l\’amour est ainsi décrit\ ». [4]

La position de Πενία nous est proposée comme une position féminine, et féminine par excellence, mais pas comme une position de désirante dans le sens de έραστής. Il s\’agit d\’une position qui est avant la métaphore et qui illustre bien le temps logique avant la naissance de l\’amour.

Пενία n\’est pas un objet d\’amour, elle est le féminin désirante originelle, qui est active et qui va se faire engrosser par Πόρος en profitant de son état d\’ivresse.

Puisque Lacan ne s\’occupe pas de Platon par pure passion des classiques, même si ses lectures sont passionnées et passionnantes, mais pour nous fournir des lumières sur la clinique, comment utiliser son indication de considérer très féminine la position de \ »désirante originelle\ » et de nous dire en même temps qu\’il ne s\’agit pas de désir au sens qu\’il donne à la position d\’erastès, de désirant?

Et si l\’analyse est une introduction au désir comment peut se faire pour une femme le passage de Πενία à έραστής ?

Comment peut s\’instaurer pour une femme la métaphore qui la fait passer de la position de \ »désirante originelle\ » à celle de désirante soutenue par un discours, capable donc d\’offrir son manque comme un don ?

A ce propos j\’ai trouvé intéressant qu\’en italien comme en latin, on dispose de deux verbes pour traduire \ »donner\ » : donare (en italien) qui correspond en latin à dono, donas — et dare qui correspond en latin au verbe irrégulier do, das, dedi. Dans ces deux langues dare est un verbe qui pour compléter son sens doit avoir recours au complément et à l\’adverbe.

Dare, au contraire de donare signifie l\’acte mais pas l\’intention de faire un don.

Dans les dernières années, soit à Grenoble, soit à Chambéry, soit à Milan, on a travaillé sur la question délicate du lien entre la mère et la fille en soulignant le fait que l\’introduction à la lecture du symbolique est faite par la mère et que c\’est elle qui favorise ou qui fait obstacle à la mise en place de ce processus chez la fille. La mère peut y faire obstacle, même de façon inconsciente et la fille également peut y contribuer en hommage au lien qu\’elle entretient avec sa mère.

Hiltenbrand nous avait proposé d\’inscrire la relation d\’objet mère-fille dans la formule du fantasme en y ajoutant que la mère et la fille occupent alternativement et l\’une par rapport à l\’autre, la place d\’a et de S barré.

Il peut arriver que cette alternance soit déséquilibrée : la fille peut occuper la place d\’objet d\’amour et être en grande difficulté à occuper l\’autre, celle de S barré.

J\’ai retrouvé dans le discours de quelques analysantes un signifiant qui insiste, une espèce de marque qui scelle leur place comme un destin : il s\’agit du terme \ »poverina\ », qui est le diminutif de \ »pauvre\ ». En français on dirait plutôt \ »la pauvre\ » avec l\’article à la place du suffixe \ »-ina\ ». Je vous rappelle que Lacan appelle Πενία \ »la petite Απορία\ », la petite sans ressource, c\’est à dire exactement \ »la poverina\ ».

\ »Poverina\ » est une façon de définir la place de l\’objet dans la relation entre la mère et la fille et peut être aussi la marque avec laquelle la mère souligne le peu de chance qu\’on a à être femme et, qui plus est, que la féminité ne vaut rien.

\ »Poverina\ » c\’est quelqu\’un que personne ne veut,
qui n\’a rien à offrir
qui n\’a pas de droit à la sexualité,
\ »poverina\ » est n\’être que rien.

Les significations données au terme \ »poverina\ » que j\’ai pu enregistrer peuvent osciller du ne pas avoir au ne pas être, à une espèce de néantisation, et toutes aboutissent au renoncement à un statut de femme, à une position sexuée.

La demande de la fillette à sa mère, demande qui relève de la déréliction de son être, Hilflosigkeit, de l\’être sans recours, c\’était encore Hiltenbrand qui le soulignait [5], est une demande d\’être reconnue comme sujet, comme sujet inconscient.

Même la demande adressée à la mère, comme toute demande d\’amour est une demande qui vise l\’être; la fille demande d\’être reconnue en tant qu\’être, et ce genre de reconnaissance constitue le fond de toute demande d\’amour.

Si la réponse que donne la mère est \ »poverina\ » on est renvoyé à la déréliction pour la quelle on demande secours. C\’est bien pour ça que, même si on reste l\’objet de l\’amour de la mère, cette façon d\’être \ »έρώμενον\ », au neutre et qui est à risque d\’inceste, ne sert pas à introduire la fille à la métaphore de l\’amour. Elle risque de rester dans la position de Πενία, aux portes du salon des fêtes. Et c\’est plus ou moins cette place que les petites Πενία en analyse occupent dans leurs rêves, quand il s\’agit des fêtes qui se déroulent dans des maisons splendides, la maison de son propre à l\’occasion.

L\’analyse mobilise l\’attachement à ce \ »poverina\ », qui souvent est tenace même s\’il est perçu comme une réponse pas satisfaisante à la demande d\’être reconnue par la mère.

Si on peut dire que le but d\’une analyse est de conduire un sujet à désirer — à désirer en tant qu\’être sexué — la pauvreté qui nous est proposée par Lacan comme la condition du désir et de l\’amour est une pauvreté qui prévoit une reconnaissance préliminaire du sujet inconscient, de l\’être. On pourrait l\’appeler une pauvreté de Deuxième degré, une pauvreté seconde.

Pour les femmes, c\’est bien cette pauvreté de second degré qui est difficile à assumer et, même quand ça c\’est fait, dans les moments de passage de leur vie sexuelle (l\’adolescence ou la ménopause par exemple) ou en cas de difficulté (voir un échec amoureux) le statut de \ »poverina\ », de \ »désirante originelle\ » risque toujours de se remettre en place.

Donner ce qu\’on n\’a pas, aimer et désirer entraîne le risque de s\’égarer, de se percevoir comme Πενία, la mendiante ; peut être parce que la métaphore de l\’amour n\’est jamais constituée une fois pour toutes pour une femme ?

Il y a aussi une autre pauvreté à laquelle les femmes ont à faire, celle que Lacan indique comme une condition du désir de l\’homme. La femme pauvre est celle qui est démunie de tous les objets de la série phallique. Elle ne pourrait être désirée que si elle est pauvre ou si elle redevient pauvre, si elle signifie à son partenaire que le phallus est de son côté à lui. C\’est une espèce de pauvreté qu\’il faut inscrire du côté de la castration imaginaire. C\’est la pauvreté du semblant.

À ce propos, Colette Soller avance que si la femme pauvre est convenable au fantasme de l\’homme, elle peut être riche d\’autre chose, d\’une autre volupté, par exemple. Ce genre de richesse, richesse d\’une jouissance secrète, ne serait pas contraire au fantasme de l\’homme.[6] Voilà donc une richesse qu\’on pourrait se permettre, qui serait convenable.

Toutefois la difficulté majeure pour les femmes ne me semble pas être là, pas tellement celle d\’assumer la pauvreté liée à la castration imaginaire. Si aujourd\’hui les femmes ne sont plus marginales par rapport à l\’économie phallique, si elles travaillent, si elles ont du pouvoir, si elles prennent des décisions, en général elles savent quand même comment \ »s\’appauvrir\ » pour se prêter au fantasme de l\’homme. Par contre c\’est l\’accès à la pauvreté de \ »deuxième degré\ » qui est plus compliqué. Ce qui est dû au fait que, pour pouvoir désirer, il faut se percevoir comme désirable.

\ ».. ce qui est désiré, c\’est le désirant dans l\’Autre, ce qui ne peut se faire qu\’a ce que le sujet soit colloqué comme désirable, c\’est cela qu\’il demande dans la demande d\’amour\ » [7]

Il s\’agit donc d\’une pauvreté à laquelle on peut aboutir seulement si on a trouvé son \ »domicile\ » dans le discours de l\’Autre ; ce n\’est qu\’à partir de là qu\’on peut tolérer son propre manque et se laisser désirer par un homme.

J\’ai sûrement beaucoup raccourci le trajet qui porte à la femme (barrée, bien sûr), mais ce domicile dans le discours de l\’Autre, on peut l\’affirmer, constitue une condition préalable au fait que la femme puisse donner \ »ce qu\’elle n\’a pas\ », don qui a une valeur privilégiée \ »quant à l\’être et qui s\’appelle l\’amour…\ ».[8]

Lacan y ajoute que ce qu\’elle donne sous la forme de ce qu\’elle n\’a pas est aussi la cause de son désir.

Pour pouvoir proposer ce don, qui comporte aussi le risque qu\’il soit refusé, il est nécessaire qu\’une femme se perçoive comme désirable dans le discours de l\’Autre. Pas seulement έρώμενον de la mère mais introduite, forcée, comme dans le forçage symbolique dont nous parlait Bergès à propos du transitivisme, forcée par la mère à une position de désirante.

Ça peut se faire à la condition que le désir féminin, pour la mère aussi, ne soit pas rien. Et il me semble que quand dans une analyse se pose la question de l\’énigme du désir de la mère, de la mère en tant que femme, il suffit qu\’il fasse énigme pour qu\’il ne soit pas aperçu comme rien, pour qu\’il prenne de la valeur pour la fille et c\’est à cette condition-là qu\’elle peut l\’interroger.