Laetitia Malet : Chaque femme enceinte est forcément confrontée à une situation inédite pour elle. Il y a beaucoup de littérature sur le suivi des femmes enceintes, aussi bien pour ce qui concerne les modifications du corps, l’hygiène à observer pendant la grossesse, que pour l’accompagnement psychologique qui lui serait bénéfique, y compris les conseils faisant appel aux connaissances des psychomotriciens (intérêt de la connaissance des différentes postures, exercices de relaxation, de respiration, etc…).
La subjectivité d’une femme, quand elle est enceinte, reste peut-être un domaine insuffisamment développé.
Un désir a émergé de ce manque, à partir de deux expériences à des places différentes.
À l’occasion d’une seconde grossesse, je me suis rendue à un atelier de préparation à l’accouchement après quelques hésitations : je craignais d’y entendre des généralités présentées sous la forme d’un discours médicalisé très désubjectivant. J’ai quand même décidé de m’y rendre. Qu’en attendais-je ? Je n’avais pas de question particulière, d’un point de vue technique, concernant cet accouchement-ci ; mais je n’avais pas eu d’autre préparation que l’haptonomie pour mon premier accouchement et je souhaitais alors entendre quelle autre forme d’accompagnement était proposée aux femmes enceintes, en hôpital, de manière collective.
Concernant l’atelier, après une explication du phénomène de la contraction, la sage-femme continue son descriptif physiologique, dessin de l’utérus à l’appui. À une question posée « que pensez-vous de la péridurale ? », elle nous fait part du dernier accouchement qu’elle a accompagné : une femme avait demandé un accouchement sans péridurale mais, face à la douleur, elle a finit par la réclamer à cor(ps) et à cri. La sage-femme est restée muette à sa demande. En revanche, comme le mari intervenait virulemment pour qu’elle mette fin aux douleurs de son épouse, elle l’a pris en aparté dans le couloir pour lui dire que, bien qu’elle n’ait pas suivi cette patiente pendant sa grossesse, la culture tunisienne de celle-ci avait sûrement motivé sa demande. Elle ajoute que toutes les femmes de sa famille avaient sûrement dû accoucher naturellement et qu’ainsi sa demande initiale avait le sens d’une inscription dans la lignée des femmes de sa famille – et devait primer sur la nouvelle demande actuelle. Elle dit avoir ajouté que si, après cet échange, la parturiente criait encore, elle appellerait le médecin pour lui faire une péridurale. Cela ne se produisit pas et la femme accoucha par voie basse sans autre forme d’accompagnement professionnel.
Est-ce bien la raison pour laquelle cette femme demandait un accouchement sans péridurale ? Quel était le désir de cette femme ? S’inscrire dans une tradition familiale ? Répondre à un idéal sociétal ?
Anne Douchet-Siméoni : On peut aussi rajouter la crainte de la péridurale… Par ailleurs, si la péridurale est dosée de telle façon que la parturiente ne ressent plus le besoin de pousser lors de la phase d’expulsion, certaines femmes se plaignent qu’on leur ait « volé » leur accouchement, ce qu\’on peut exprimer autrement en disant que de leur corps, une part de la jouissance a été soustraite.
Je dirai que, souvent, les femmes qui demandent à accoucher sans péridurale refusent de s’inscrire dans une logique où leur corps viendrait à être considéré comme un objet pour la médecine. C’est peut-être une chance pour la médecine, mais aussi pour la psychanalyse que, par le biais de l’obstétrique, les voix des patientes puissent être entendues pour dire qu’annihiler la douleur ne suffit pas à rendre un accouchement satisfaisant. Ceci a été à l’origine des modifications réalisées ces dernières années dans les techniques des anesthésistes qui cherchent à doser leurs drogues de façon à maintenir la sensation de la nécessité de pousser. Reste qu’il ne faudrait pas méconnaître non plus qu’avant d’avoir été confrontée à cette épreuve, une femme ne peut pas savoir comment est organisé le réel de son corps, ni jusqu’à quel degré la souffrance sera tolérable, si bien que vous lirez aussi des témoignages de femmes qui auront vécu un accouchement naturel sur le mode du traumatisme.
Laititia Malet : La sage-femme ne pouvait pas entendre le désir sous-jacent à cette demande et elle a répondu avec son désir de sage-femme et ses représentations imaginaires.
Elle conclut son histoire en affirmant qu’elle pense avoir fait le bon choix pour cette femme et affirme qu’elle a réussit son accouchement. Qui accouchait ?
Son but, en tant que sage-femme, nous dit-elle, n’est pas d’atténuer la douleur mais de faire en sorte que tout se passe bien et que mère et enfant soient heureux. Mais qu’est-ce qui pouvait rendre heureuse cette parturiente ? Quels étaient ses critères du bonheur ?
Cette sage-femme nous dévoile petit à petit son désir qui, d’abord masqué sous des arguments culturels, s’est donné à entendre de manière plus audible par la suite. L’accouchement dans la douleur conditionne la réussite de la naissance d’un enfant. D’où vient cette association d’idées selon laquelle, pour réussir son accouchement, il faut sentir passer son bébé ? Quel est le sens de cette douleur ? Parce que cette douleur est naturelle, sans aide chimique, traditionnelle, elle est bonne ?
Anne Douchet-Siméoni : Dans le cas précis que vous rapportez, la question me semble plutôt être celle de la manière dont la sage-femme répond au réel de la douleur de la parturiente.
Françoise Dolto, dans son livre Sexualité féminine, nous dit : « Lorsque les accouchements sont psycho-pathologiques – j’en exclus les accouchements qui anatomiquement sont impossibles pour la femme – ils sont dus aux angoisses de la parturiente dont la naissance a été pour sa mère, tout au long de son enfance, l’occasion d’en décrire les épreuves. Et comme la mère, dans les souvenirs introjectés qu’elle en a, se valorisait par la description de ses souffrances au cours de l’accouchement qui lui a donné naissance, elle ne peut faire autrement que de dépasser sa mère si c’est possible, dans les souffrances catastrophiques de sa parturition qui, je le répète, n’ont au point de vue anatomique, aucune raison de l’être ». Il me semble que c’est à un phénomène de ce genre que se réfère la sage-femme en évoquant cette lignée féminine. C’est peut-être la raison pour laquelle elle ne répond pas directement à la patiente quand celle-ci en vient à demander de l’aide, afin de ne pas se placer dans une situation de rivalité féminine, mais qu’elle profite de la présence du mari pour s’en servir de médiateur quant à la réponse qu’elle fait. Car enfin, on ne peut pas ne pas entendre en creux, dans ce « toutes les femmes de sa famille qui ont dû accoucher naturellement », le UN du signifiant « mère » qu’elle lui adresse par l’intermédiaire du mari et qui vient la nommer comme La mère de cet enfant à venir, l’inscrivant ainsi dans une cardinalité, plutôt que dans une ordinalité matriarcale imaginaire – et qui semble avoir eu une certaine efficacité puisqu’il est dit que la femme n’a plus crié et a accouché naturellement.
Alors, il est fort probable que, le moi étant une fonction de méconnaissance, la sage-femme ne se rende pas compte de l’effet pacifiant de ce signifiant et qu’elle méconnaisse la fonction apaisante de tout l’accompagnement verbal nécessaire à la venue au monde d’un enfant humain, ce qui explique son propos « je ne suis pas là pour atténuer la douleur », alors même qu’elle vient, par sa parole, d’avoir un effet rassurant. Cette fonction du verbe est connue depuis l’antiquité comme en témoigne le mythe de la naissance d’Héraclès : la déesse Héra, souhaitant empêcher la naissance d’Héraclès, mandata sa fille Ilithye, déesse des accouchements. Cette dernière s’installa au seuil du palais d’Alcmène (future mère d’Héraclès) et en croisant les bras, les jambes, les doigts et les orteils, elle empêchait la naissance d’Héraclès. Alcmène allait mourir étouffée avec son enfant, jusqu’au moment où une servante sortit du palais en annonçant que la reine venait d’accoucher. Ilithye, surprise, quitta sa posture et courut dans la maison : le sortilège perdit son effet et Héraclès vint au monde. Il y avait du savoir dans l’antiquité sur ce que l’effet du réel (comme nous l’apprenons avec Lacan, les Dieux sont dans le réel) peut mettre en place de dysfonctionnement dans l’imaginaire d’un corps humain – et sur la possibilité de s’y soustraire par l’effet symbolique d’une autre parole, fût-elle mensongère ou erronée.
Laetitia Malet : La maternité commence à la conception de l’enfant. Dès ce moment, le maître mot du discours qui leur est adressé est la privation. Il leur est demandé d’incarner le rôle de la vierge, être en-sainte.
Anne Douchet-Siméoni : Il me semble que le maître mot est plutôt responsabilité ; dans une société où aucun frein à la jouissance ne semble tolérable, comment faire autrement que d’en appeler à la responsabilité d’une femme enceinte pour lui demander de ne pas se placer dans une situation à risque pour son enfant ; que cela soit ressenti comme une privation a à voir avec la question de certaines formes de subjectivités féminines.
Laetitia Malet : La culture judéo-chrétienne et toutes ses représentations ne sont-elles pas encore très à l’œuvre dans la maternité ?
Si l’on en croit la Bible, les douleurs de l’accouchement sont le châtiment que la femme doit subir pour avoir commis le péché originel. Si la religion peut encore renforcer cette association entre la douleur et l’accouchement, il me semble qu’une autre image que celle de Dieu est apparue ces dernières décennies, Mère Nature. On insiste aujourd’hui sur le naturalisme, comme Rousseau en son temps.
Soit nous sommes aux prises avec un discours très médicalisé où la femme enceinte est identifiée à un corps malade, soit c’est un discours naturaliste qui tend à défendre le fait que la femme à la capacité en elle d’accoucher, sans avoir besoin d’aide extérieure, qu’elle sait faire et à juste besoin qu’on lui redonne cette capacité naturelle. Ces deux discours se présentent comme des discours de Vérité, un discours de maître, qui rabat la question du désir de chacun.
Où se situe le sujet ? Ni dans l’un ni dans l’autre des discours mais pour qu’il soit restitué il faut un entre deux. Reconnaître que ni mère nature ni la science ne sont des vérités, qu’elles buttent sur un point de résistance, le sujet.
Ce sujet résiste au discours scientifique mais aussi au discours naturaliste par des manifestations qui restent sans explication. Mais de quelle douleur s’agit-il dans celle qui apparaît indissociable de la douleur de la naissance ? D’où vient cette formule selon laquelle, pour réussir son accouchement, il faut sentir passer son bébé ?
Anne Douchet-Siméoni : Ce qui est mystérieux, c’est la question de l’organisation du corps humain et la question de savoir pourquoi et comment le réel de la douleur est subjectivement mis en place en fonction de l’érotisation du corps. C’est pourquoi les cours de préparation collectifs ont leur limite. Ce à quoi une femme a affaire au cours de son accouchement, c’est le réel du corps, c’est la contraction utérine physiologique et la distension vaginale et périnéale, indépendamment de tout effort volontaire – sauf pendant la phase d’expulsion. « Cela travaillerait tout seul », mais est-ce si certain ? Dans quelle mesure, chez une femme, cette rencontre avec l’Autre du corps va-t-elle permettre une issue favorable à la vie ? Qu’y a-t-il d’inscrit dans cet Autre, selon chacune ? Quelle est la part de la tentative de transmission d’expériences traumatiques réelles ? Et dans ce qu’il y en a eu d’impossible à transmettre, que reste-t-il malgré tout qui fait que du corps, contrairement à ce que disait F. Dolto, tout n’est pas langage ? Quelle est la part de la responsabilité subjective personnelle dans la réception de ce qui a été transmis et l’organisation des jouissances ? C’est un domaine mal exploré jusqu’aujourd’hui… et ignoré des médecins.
Alors, on peut toujours croire en l’illusion religieuse que la douleur constituerait une garantie. Mais si la douleur est l’expression de l’excès de jouissance du corps, pour manifester ce qui a échappé à la verbalisation, alors l’illusion sera de peu de secours.
Sur la question du discours naturaliste que vous évoquez, il s’est probablement développé en réaction à la surmédicalisation des accouchements. Mais il ne saurait être un vrai discours naturaliste puisque peu de femmes envisagent réellement d’accoucher seules chez elles. Ce qu’elles réclament, c’est un accompagnement personnel attentif et une forme de liberté quant au corps justement (en particulier la possibilité de se placer dans certaines positions qui seraient plus confortables). C’est ce qui a mené à la création de maisons de naissances, distinctes des maternités classiques. Néanmoins, il n’y a aucune garantie de rencontrer une sage-femme qui ait une parole juste, il n’y a aucune garantie que soit entendu justement ce qui peut venir à la verbalisation au cours d’un accouchement, tout est affaire de rencontre qui peut ou non avoir lieu. Et quand elle n’a pas lieu, ou qu’elle ne suffit pas à rendre supportable l’effort nécessaire à la venue au monde d’un enfant, la péridurale est un progrès manifeste – bien qu’il n’y ait aucune garantie non plus que la science technique médicale arrive à résoudre tous les cas pathologiques. Ce sur quoi on bute, c’est le réel.
En revanche, et pour conclure, il me semble que l’on peut situer la question de l’importance de la sensation de passage de l’enfant du côté de la féminité au sens où – cela est rappelé dans le séminaire sur Le transfert – c’est le masculin qui est désirable et le féminin qui est actif. La valeur que les femmes accordent à cette phase active de l’accouchement pourrait manifester le réinvestissement subjectif narcissique de leur corps propre, leur autorisant par ailleurs l’investissement affectif de leur enfant en tant qu’objet phallicisé.