L’acte psychanalytique impliquerait-il une nouvelle forme de négation ?
27 août 2025

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Mario FLEIG
Séminaire d'été

Dans la leçon du 28 février 1968, Lacan évoque « une nouvelle forme de négation ». Or, pour lui, il ne s’agit pas d’une nouvelle négation, mais de sa lecture de l’affirmation freudienne que l’inconscient ne connaît pas la contradiction. Il est d’accord que la formule « l’inconscient ne connaît pas la contradiction » est identique à la formule « il n’y a pas de rapport sexuel ». Cela nécessite donc une révision de l’utilisation par Freud de la contradiction et du principe de non-contradiction.

 

Nous savons que, selon la logique aristotélicienne, la forme extrême de l’opposition, c’est-à-dire la négation, se trouve dans la contradiction ; la proposition universelle affirmative est en contradiction avec la négative particulière. Cependant, cela ne rend compte de la négation qu’au niveau de l’énoncé.

 

Ce n’est pas ça la question, mais de quelque chose qui marque une dimension de paradoxe, d’antinomie interne, de profonde contradiction que représente la plus grande la difficulté, comme la distance du sujet de l’énonciation au sujet de l’énoncé.

 

La négation formulée par Freud, la Verneinung, en affectant apparemment l’énoncé, touche le sujet de l’énonciation. Il convient également de rappeler que le choix de nombreux concepts fondamentaux proposés par Freud s’ancre dans une composition propre à la langue allemande : Verschiebung, Verdrängung, Urverdrängung, Verwerfung, Verdichtung, Verneinung, Verarbeitung, Versagung, Verleugnung, Unbewusst, Unerkannt. Les préfixes « ver » et « un » connotent la négation.

 

Dans son texte « L’inconscient » (Das Unbewusste, 1915) il parle de Widerspruchslosigkeit (absence de contradiction) comme l’une des qualités qui définissent le système Ubw avec Primärvorgang (processus primaire), Zeitlosigkeit (absence de temps) et Ersetzung der äußeren Realität durch die psychische (remplacement de la réalité externe par une réalité psychique). De plus, dans la Traumdeutung (1900), il explique que le rêve, qui est selon lui la voie royale de l’accès à l’inconscient, néglige à la fois les oppositions et la contradiction : « Ce qui est le plus frappant, c’est le comportement du rêve par rapport aux catégories d’opposition (Gegensatz) et de contradiction (Widerspruch). Celles-ci sont tout simplement négligées ; le ‘non’ semble ne pas exister pour le rêve ».

 

La formulation freudienne possède une riche grammaire de négations, qu’il convient de conjuguer selon ses spécificités. La négation présente dans la constitution du fétiche (Verleugnung), par exemple, diffère de celle que l’on retrouve lorsque Freud décrit la constitution de certaines hallucinations, comme dans le cas célèbre de l’hallucination du doigt prétendument coupé de l’Homme aux loups (Verwerfung). À leur tour, ces deux négations ne sont pas de même nature que la denégation, la Verneinung. De telles négations ont des destins différents et requièrent des modes d’élaboration distincts.

 

D’un point de vue clinique lacanien, l’hégémonie de chacune de ces négations définit des modalités distinctes de structures pathologiques. On peut dire que la Verleugnung est hégémonique dans les structures perverses, la Verwerfung dans les structures psychotiques et la Verneinung dans les structures névrotiques. Il faut néanmoins parler de « hégémonie » car chacune de ces formes apparaît dans toutes les structures, mais il existe toujours une forme de négation qui constitue le modèle général de faire avec les conflits psychiques au sein d’une structure. Concernant cette négation inhérente à la Verneinung, Freud pense qu’il est fort probable que son caractère péremptoire réside dans la manière dont le contenu refoulé passe à son opposé, se réalisant comme une affirmation. Cependant, ce passage à l’opposé ne signifie pas l’acceptation pleine et entière du refoulé. Comme le dirait Freud : la négation est une manière de prendre conscience du refoulé ; elle est déjà à proprement parler une suspension (Aufhebung) du refoulement, mais elle n’est certainement pas une acceptation (Annahme) du refoulé. L’un des problèmes centraux du texte est de comprendre ce que cela pourrait signifier en fin de compte.

 

Parmi les nombreuses pistes ouvertes par les recherches de Lacan, il faut d’abord se référer à la négation présente dans la logique stoïcienne : la structure de la double négation, telle qu’il nous la présente dans cette leçon : « Il n’y a pas d’homme sans femme » ; « Il n’y a pas d’homme qui ne soit sage ». Dire que la double négation correspond à une affirmation est sans pertinence, car ce qui est en jeu ici est l’incidence (Einfall), la division entre l’énoncé et l’énonciation. Celle-ci est présente au subjonctif : qu’il en soit ainsi.

 

« Il n’y a pas d’homme qui ne soit sage », même si cela correspond à une proposition affirmative universelle, le sujet est essentiellement et fondamentalement ce “il n’y a pas de ligne qui ne soit verticale”, en comptant le carré vide, au-dessus à droite, où il n’y a pas de ligne du tout » (selon la lecture que Lacan fait du quadrant de Peirce). C’est là que se situe le sujet, car il n’y a pas de lignes là.

 

Je propose cependant de revisiter la manière dont Lacan considère la négation freudienne, à travers son fonctionnement fondé sur la notion de signifiant. On peut prendre la notion de « signifiant pur ». Le Nom-du-Père est un signifiant pur ; le phallus est un signifiant pur. Comment quelque chose devient-elle pure ? Alors, il suffit d’interposer une barrière entre signifiant et signifié, c’est-à-dire que, dans le discours, une coupure se produit entre ce qui est dit – un mot, une expression ou quoi que ce soit d’autre – et la chose à laquelle il est fait référence.

 

Dans La Lettre volée de Poe, une barrière, une coupure, infranchissable tout au long du récit, se produit entre la lettre et son contenu ou son sens. Lorsque la coupure se produit entre ce qu’on appelle alors le signifiant et la chose signifiée, le « pur » survient, c’est-à-dire que ce qui compte n’est plus le fait ou la chose empirique, mais les déplacements de la lettre. Ainsi, « pur » est à la fois le signifiant et le sujet. C’est pourquoi le sujet de l’inconscient ne connote pas la personne ou l’individu, mais plutôt ce qui se produit comme effet des déplacements des signifiants. C’est le passage du signe à un signifiant. Le signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un ; autrement dit, il n’y a pas de barrière entre le signe et le signifié et en plus il exige que la chose signifiée soit clairement défini. À l’inverse, le signifiant, pour émerger comme signifiant, requiert l’effacement de la chose dans son mouvement de déplacement et de réverbération. Cela on peut lire dans la leçon du 6 décembre 1961 :

 

« Un signifiant se distingue d’un signe d’abord en ceci, … c’est que les signifiants ne manifestent d’abord que la présence de la différence comme telle et rien d’autre. La première chose donc qu’il implique, c’est : que le rapport du signe à la chose soit effacé. »

 

Certes, il existe des signifiants privilégiés, comme dans le Nom-du-Père et le Phallus. Si l’on considère le refoulement originel freudien comme la forme primordiale de l’incidence de la négation, sa symbolisation serait possible grâce au signifiant phallique, qui transmuterait le manque réel en manque symbolique (castration).

 

On peut le lire dans la leçon du 23 avril 1958 :

« Alors, à partir du moment où nous avons fait ces remarques, il en résulte que pour tout ce qui n’est pas signifiant, c’est-à-dire en particulier à l’occasion pour le réel, la barre [nom englobant du signifiant pur, qui manque de dénotation] devient un des modes les plus sûrs et les plus courts de son élévation à la dignité de signifiant. »

 

Nous pouvons affirmer que la barre et la coupure sont équivalentes au clivage (Spaltung), comme il en propose dans Science et Vérité :

« Le statut du sujet dans la psychanalyse, dirons-nous que l’année dernière nous l’ayons fondé ? Nous avons abouti à établir une structure qui rend compte de l’état de refente, de Spaltung où le psychanalyste le repère dans sa praxis. Cette refente, il la repère de façon en quelque sorte quotidienne. Il l’admet à la base, puisque la seule reconnaissance de l’inconscient suffit à la motiver, et qu’aussi bien elle le submerge, si je puis dire, de sa constante manifestation. »

 

C’est la lecture de Lacan du remaniement doctrinal de la seconde topique freudienne, à savoir le sujet pris dans une division constituante.

 

Nous avons trouvé une autre voie quelque temps plus tard, dans l’hommage de Lacan au Dr Daumézon en 1972, L’Étourdit, fondée sur l’affirmation : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Cette affirmation, bien que de forme universelle, contient le subjonctif qui module le sujet de l’énonciation. Il module, c’est-à-dire qu’il y a une valeur modale, et présente ainsi la modification de l’attribut de l’énoncé, selon les modes du possible, du nécessaire, du contingent et de l’impossible. Cependant, il avait commencé par l’expression : « soit passer la présentation ».

 

Nous entrevoyons déjà ici quelque chose qui se produit dans le mouvement du « dit » au « dire », de ce « qu’on dise » à « ce qui se dit », de la présentation à la représentation, dans le mouvement des tours de ce qui en est dit. Ainsi, « ce qui est dit » ne va pas sans « le dire ». Nous verrons bientôt comment cela se connecte à la question de la négation. Le dire échappe au dit, s’oublie, comme un reste caché. « Le dire se démontre en échappant au dit. » Ici, il devient clair que le dire de Freud surgit du dit inconscient (symptômes, lapsus, plaisanteries, rêves…), « à la manière dont l’ab-sens désigne le sexe ». Cette voie révèle le « mur de l’impossible », énoncé dans le “ce n’est pas cela”, cri de l’appel au réel : l’incomplétude, l’inconsistance, l’indémontrable, l’indécidable. « Le dire vient de là où il [le réel] le commande [la vérité]. » Le tour des discours – du maître, de l’hystérique, de l’universitaire et de l’analyste – implique l’absence de rapport sexuel. Cependant, ce « il n’y a pas » ne suffit pas à soutenir la négation, mais « seulement dire qu’il n’y a pas » (« seul le dire que “nya” »).

 

Sur cette voie, il trouve un appui décisif chez Démocrite.

 

« Mais qu’on en rie, le langage que je sers se retrouverait à refaire la plaisanterie de Démocrite sur le μηδέν [mèden : zéro], en l’extrayant, par la chute du μή de la négation, du néant qui semble l’invoquer, comme le fait notre groupe avec lui-même à son secours. Démocrite, en effet, nous a fait don de l’ἄτομος du réel radical [a], en élidant le « non », μή, mais dans sa subjonctivité, c’est-à-dire ce modal dont la considération refait la demande. Avec lequel le δέν était vraiment le passager clandestin, dont la mort crée maintenant notre destin. »

 

« Il n’y a pas » est un « dire que non ». Une coupure radicale de ce qu’il en est de la découverte par Freud du sexe comme ab-sens. Là où le sens apparaît (le modèle de la logique classique et de la science en général), le sexe est forclos et au revers, le sexe apparaît là où le sens disparaît. Il s’agit du choix forcé, où je pense, je ne suis pas ; où je suis, je ne pense pas: le sens ou le sexe. Avec la coupure propre à la psychanalyse advient le sexe et on perd le sens. C’est comme ça que on peut lire le mèden, le « rien » dans la proposition au subjonctif chez Démocrite. En coupant ce mèden en mè/den, on aurait une double conséquence, le mouvement de la négation (mè) et le petit quelque chose (den) suffisant pour porter la négation. Comme arrive souvent à tous Einfallen, c’est l’évènement d’une coupure non conforme à la langue, dans le cas, à la grecque. Et ça suffit à mettre en jeu les tours du discours, le déplacement de la négation.

 

Et alors Lacan donne le chemin de la façon comme advienne l’incidence de la négation à partir du cri de l’appel au réel : c’est dans l’impasse et l’équivoque irréductibles du langage que l’inconscient comme impossible (contradictoire, incomplet, indémontrable, indécidable) est mis en jeu. La formule générale est donnée par le « c’est pas ça » (« je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça »), ça veut dire  « il n’y a pas de rapport sexuel ».

 

Le Einfall freudien c’est l’avènement de la coupure, et comme conséquence nous avons deux faces de la même chose, sans pouvoir décider qu’est que c’est l’une et l’autre. C’est l’indécidable. C’est ça et c’est pas ça, au même temps et sous la même aspect.

 

Ch. Fierens (Une deuxième lecture de L’étourdit de Lacan, 2012), soutien que « l’indécidable est le lieu de la coupure radicale » et comme conséquence il « retentit sur toutes les formes de négation ». La coupure est toujours décidée bien qu’elle impose l’indécidable comme une fonction, la fonction de relance. Comme Lacan ne cesse pas de dire : « c’est pas ça ». C’est le mouvement qui a été déclenché par le signifiant pur, le phallus, car tout le temps il désigne le sexe en le dissimulant. Cette relance, à partir du réel, qui le phallus détermine et ne se cerne que par le mur de l’impossible, s’énonce par la formule : « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

 

Et pour conclure, Lacan présente une autre voie supplémentaire pour formaliser un nouveau type de négation : la notion de déplacement de la négation par la modalisation du « non-rapport sexuel ». Voyons comment il présente ce déplacement de la négation. Je me permettrai de citer un gros morceau de la leçon du 26 juin 1973 :

 

« Le déplacement de cette négation qui pose, qui nous pose au passage la question de ce qu’il en est de la négation, quand elle vient prendre la place d’une inexistence, si le rapport sexuel répond à ceci dont je dis qu’il – non seulement – il ne cesse pas de ne pas s’écrire [l’impossible], c’est bien de cela et de lui dans l’occasion qu’il s’agit, qu’il ne cesse pas de ne pas s’écrire, qu’il y a là impossibilité, c’est aussi bien que quelque chose ne peut non plus le dire, c’est à savoir qu’il n’y a pas d’existence dans le dire de ce rapport. »

 

Mais que veut dire de le nier ? Y a-t-il d’aucune façon légitimité de substituer une négation à l’appréhension éprouvée de l’inexistence ? C’est là aussi une question qu’il s’agira pour nous d’amorcer. On va reprendre la suite :

 

« Mais l’appréhension de la contingence telle que je l’ai déjà incarnée de ce ‘cesse de ne pas s’écrire’, à savoir de ce quelque chose qui, par la rencontre [la rencontre heureuse, εὐτυχία, mais contingente], la rencontre il faut bien le dire de symptômes, d’affects, de ce qui chez chaque individu marque la trace de son exil, non comme sujet mais comme parlant, de son exil de ce rapport, est-ce que ce n’est pas dire que c’est seulement par l’affect qui résulte de cette béance que quelque chose – dans tout cas où se produit l’amour [l’amour de transfer] – que quelque chose, qui peut varier infiniment quant au niveau de ce savoir, que quelque chose se rencontre qui, pour un instant, peut donner l’illusion de ‘cesser de ne pas s’écrire’ [le contingence]»

 

Voilà donc le déplacement l’impossible du réel (ne cesse pas de ne pas s’écrire) au contingent (ne cesse pas de s’écrire) de la rencontre (le Einfall) et du coup au nécessaire (ne cesse pas de s’écrire, à savoir le nécessaire de l’amour (le transfer). Donc, l’amour, qui subsiste de ce « cesse de ne pas s’écrire » fait passer la négation au « ne cesse pas, ne cesse pas, ne cessera pas de s’écrire ».

 

Enfin, il me semble que Lacan tient sa promesse et nous présente, dans ce que j’ai esquissé ici, quelques facettes du nouveau type de négation impliqué dans le postulat freudien de l’inconscient.