Lacan en Afrique ?
17 février 2015

-

TOPKANOU Isabelle
Nos ressources



De Lacan, j’ai retenu un commentaire qui lorsque je l’ai lu, a pris pour moi une résonance particulière. C’est un passage de L’envers de la psychanalyse dans lequelil évoque le cas de trois patients togolais, reçus en analyse. S’ils avaient passé leur enfance au Togo, ceux-ci lui semblaient fonctionner quant à leur inconscient, selon « les bonnes vieilles lois de l’Oedipe », lui paraissant coupés des traditions tribales et des usages qui avaient pourtant déterminé leur enfance et dont ils avaient une connaissance de journalistes, anthropologique. A leur sujet, il parle de « cet inconscient qui leur avait été vendu avec les lois de la colonisation ».

Charles Melman pour sa part, s’est intéressé aux effets subjectifs du fait colonial et à la question de l’existence ou pas d’un inconscient post-colonial. Avec d’autres psychanalystes, il aborde cela dans un certain nombre de travaux et d’échanges qui concernent le Brésil, l’Amérique du sud plus généralement et les Antilles. En appui à sa réflexion, on y trouve quelques brèves références à l’Afrique.

Si mon propos tend à présenter l’Afrique comme une, nuancer cette pente totalisante s’impose d’emblée. En effet, malgré un vœu panafricaniste qui, effet de miroir de ce qu’il voulait combattre, a eu sa fonction et court toujours, l’Afrique, l’africain, la colonisation sont des signifiants qui de fait, échouent à saisir l’objet qu’ils visent. De la même façon que le continent africain revêt une réalité multiple et complexe, l’entreprise coloniale a pris différentes formes. Pour ce qui concerne les politiques linguistiques par exemple, il semble que les différents pays colonisateurs aient eu des attitudes très diverses par rapport à la diffusion de leur langue et par rapport aux langues africaines. La politique française de promotion du français comme seule langue dans la vie publique et à l’école notamment se distinguait, semble-t-il, de celle des britanniques qui visait à maintenir les langues locales. Les effets en ont été différents. Pour autant, ces entreprises procédaient du même principe. Des maîtres réels ne s’autorisant d’aucun pacte, venaient imposer avec une certaine violence leurs signifiants, à des sociétés organisées par un ordre symbolique différent et réduites au silence. Mais si le fait colonial laisse en Afrique une empreinte forte, lui léguant des signifiants et des codes dont elle s’arrange et qui la constituent désormais (il n’y a pas lieu d’y revenir sous la forme de la nostalgie, du regret ou de la revendication), on peut penser que par certains côtés, cette empreinte reste superficielle et nous essaierons de voir de quelle façon.

Pour en revenir aux patients togolais de Lacan, nous aurions aimé savoir ce qu’il en était du transfert avec lui. Qui rencontraient-ils en Lacan ? Que rencontre ces années-là dans un analyste parisien, un africain peut-être accoutumé enfant, à se taire lorsqu’un adulte parle? Un homme dont les traditions ont pu lui imposer très tôt l’interdit de parler de n’importe quoi, n’importe comment et notamment des questions qui touchent aux fondements de sa famille, dont il n’est pas sans savoir quelque chose, initié ou pas mais quel savoir est en jeu? Quels mécanismes l’en séparent?

En Afrique, la parole est importante. Elle importe au point de se doter parfois d’une efficacité que nous qualifierons de réelle, là où Levi-Strauss dans le champ de l’anthropologie parlait plutôt d’efficacité symbolique. D’où sa force dans le lien social et dans la vie mais aussi les précautions qui entourent traditionnellement son usage.

Dans ma pratique de psychiatre en France, il m’est arrivé de recevoir, adressés par des collègues embarrassés par une clinique peu familière, quelques patients originaires de pays africains et résidant en France depuis peu. Dans bien des cas, je me suis trouvée moi aussi dans l’embarras, avec l’impression que rien d’une énonciation, rien hors du discours courant ne pouvait m’être adressé. Excepté dans le délire. Là les signifiants pouvaient affluer, se bousculer et le corps se manifester de différentes manières. A cela, il y avait sans doute plusieurs raisons. L’une d’elles pourrait s’envisager à partir de cette question: quels rapports certains de ces patients entretenaient-ils avec leurs propres messages, leurs propres représentations ?

Autre question: qu’est-ce qui du transfert, participait peut-être à cet embarras ? Quelles en étaient les modalités ? Celle d’un rapport moïque avec le trop proche semblable que j’incarnais et de ce fait tenu à distance? Ou à l’inverse, invité à participer à cette chaleur, à cette douce convivialité de la relation réussie avec l’autre, qui donne souvent sa coloration à la vie relationnelle africaine? Ou alors, étais-je mise à la place de celui qui, auréolé de puissance, détient la connaissance? Celle qui échapperait au patient lui-même et donnerait à celui qui sait, l’initié, tout pouvoir? Ce sont autant de questions qui mériteraient d’être approfondies et apporteraient sans doute des éléments de travail.

En leur temps, Marie-Cécile et Edmond Ortigues ont soulevé cette interrogation de l’universalité de l’inconscient, par le pan de lOedipe. Au Sénégal où ils ont travaillé, ils se sont attelés à démontrer l’existence d’un Œdipe africain et c’est d’ailleurs le titre du livre dans lequel ils témoignent de cette expérience dans les années soixante. Sous un angle essentiellement freudien, ils font ressortir le fait que le complexe d’Oedipe est un temps de la structuration subjective dont on retrouve les manifestations chez des enfants et de jeunes adultes là-bas. Selon eux, ce sont les modalités de ce complexe qui diffèrent de ce que l’on en connaît en Europe.

Parmi les différentes observations de leur recherche, certains éléments de discussion peuvent être retenus et résumés très succinctement ainsi :

-il y a un fantasme de la mort du père qui tend à se reporter sur l’ancêtre, père déjà mort et inattaquable, réduit à l’autorité d’un nom ou d’une loi à laquelle il faut se soumettre

-le conflit œdipien est déplacé sur les frères

-l’agressivité est refoulée par la puissante loi de solidarité mais se retourne en persécution, le mal vient de l’extérieur

-il y a une instance phallique collective, par rapport à laquelle existe une situation de dépendance

-c’est une civilisation de la honte, plus que de la culpabilité. Le fantasme du meurtre du père étant éludé, le processus d’identification au législateur n’ira pas jusqu’à son terme. Le surmoi, héritier du complexe d’Oedipe, instance critique de la conscience, aura davantage besoin de s’appuyer sur des représentants extérieurs.

Leur travail a fait date et a inspiré nombre de cliniciens africains. Il est à saluer pour la richesse du travail clinique entrepris, l’effort consenti dans la mise à l’épreuve des concepts freudiens sur le terrain dakarois et le caractère innovant et courageux de leur engagement dans une telle recherche à cette époque, qui marquait tout juste la fin de l’époque coloniale. Sur certains points, nous pouvons les rejoindre dans leurs observations et trouver un appui déterminant à nos propres réflexions. Pourtant, il me semble que dans son élan, leur élaboration bute sur une impasse et rencontre ses limites. Je suis tentée de relier cela au fait qu’ils ne disposaient pas (ou n’ont pas mis à contribution) les catégories lacaniennes encore récentes alors du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Sans leur apport et ce qu’a apporté plus tardivement la clinique borroméenne, il paraît difficile de se dégager d’un présupposé qui consisterait ne pouvoir envisager l’inconscient autrement que comme une sorte de norme, de bien dont tous devraient jouir. Cette façon de considérer les choses trouve sans doute un ancrage profond dans des questions humaines fondamentales qui nous concernent tous et par lesquelles chacun est sollicité de manière singulière. Mais n’y a-t-il pas là malentendu?

Une autre question se pose. Elle s’impose, avant de poursuivre cette réflexion: l’inconscient doit-il, peut-il être transporté en Afrique en pièces détachées? C’est en ces termes, d’une pertinence particulière pour nous, que Lacan reprend en forme de critique, des aspects de l’exposé à Bonneval de S. Leclaire et J. Laplanche sur les mécanismes de l’inconscient, fait à partir de ses propres thèses. Dans ce texte, Position de l’inconscient proposé au travail pour nos journées, Lacan énonce de manière assez précise et rigoureuse, différents points que nous rappellerons dans le fil de ce travail, qui font le socle de la notion d’inconscient et constituent la condition de son effectivité. Si l’on reprend l’inconscient dans la rigueur et la consistance de cette notion, rien n’autorise à penser qu’il devrait faire l’objet d’une jouissance commune, dont certains se trouveraient alors de fait, exclus. Dans un passage de son livre, L’inconscient, Christiane Lacôte évoque ce glissement dans lequel certains disciples de Freud avaient été entraînés, dans leur conception de l’inconscient. Dans un autre passage, elle rappelle que Freud n’avait pas posé comme un principe, l’universalité de sa découverte .

Par contre il y a à s’interroger sur la façon dont vivent, dont se situent par rapport au langage, d’autres sociétés que celles dans lesquelles la supposition de l’inconscient a trouvé sa fécondité et sur ce qu’elles peuvent nous enseigner. C’est ce qui m’intéresse. A une condition: celle de leur faire crédit de leur dignité de parlêtres.

Comment est-ce que ces sociétés tiennent, au sens du nouage? L’enjeu au fond, est de chercher à repérer les façons dont se produit la jonction entre Réel et Symbolique et quel rôle y joue l’Imaginaire ? Avec quels effets ? Quelle fragilité, quelles difficultés mais aussi, quelle liberté ? Ce que nous connaissons de la vie des sociétés africaines nous rend sensible à leur ingéniosité, leur vitalité, leur créativité tellement stimulantes. Qu’en est-il aussi du rapport au corps ? A la langue ?

Pour approcher ces questions d’un peu plus près, j’ai choisi de présenter brièvement, quelques aspects du cas d’une patiente, rencontrée récemment à l’hôpital psychiatrique au Cameroun. Le risque est celui de « la carte forcée de la clinique » mais je crois que la plainte certes aigüe de cette dame, rend compte de la tonalité de plaintes assez répandues là-bas et d’un mode d’expression de la souffrance propre à ce contexte. Quelques éléments de travail pourraient s’en dégager.

Cette dame, âgée de 33 ans avait été admise à l’hôpital pour une agitation, associée à ce qui était considéré comme un délire à thème mystique et de persécution. Du moins c’est le diagnostic qui avait été posé aux urgences, à son arrivée. Récemment, elle avait reçu la visitation du saint esprit et ensuite, avait eu sous forme de visions diurnes et nocturnes, en rêve, des révélations concernant sa vie et sa famille. Elle se plaignait d’avoir été prise en sorcellerie, au kong, possédée par son oncle paternel, qui lui avait volé son esprit. Elle se sentait lourde d’un esprit qui n’était pas le sien.

Tout avait commencé plusieurs mois auparavant lorsque son oncle, jusqu’alors bienveillant, était venu la voir là où elle travaillait. Il est venu dans mon lieu de service… Subitement, je vois mon oncle qui apparaît physiquement ; je lui ai demandé ce qui n’allait pas, il a juste baissé le visage et il est reparti… il m’a regardée, a fait un signe pour dire bonjour mais ne m’a pas parlé… il est venu avec une belle-sœur.

La signification agressive de cette visite s’est imposée d’emblée: j’ai dit à mon père, si tu entends qu’on m’a tuée, c’est lui…Un rêve a suivi, qui le lui a confirmé : j’ai rêvé que deux panthères me poursuivaient. Je me suis levée, j’ai commencé à envoyer le feu (à prier intensément, explique-t-elle). Il y avait une grosse et une petite panthère.. .La panthère, je sais que c’est un animal sauvage… C’est comme les chats. C’est quelqu’un qui se déguise, pour que je ne sache pas qui c’est… Après cette visite de l’oncle, je suis tombée malade. Je n’étais plus moi-même, je criais, je frappais. J’ai commencé à maigrir et à fondre… La dernière fois qu’on m’a prise au kong, je ne marchais plus…

Fille de la deuxième épouse de son père, elle avait perdu son fils, quelques années auparavant et six frères et sœurs, du côté maternel. Ces décès, elle en avait la certitude, étaient liés à des faits de sorcellerie dans la famille. Tout est devenu noir à ce moment-là. J’ai compris que j’étais possédée et qu’il fallait que je me soigne, sinon je n’aurais plus d’enfant.

D’une façon strictement conforme à la sémiologie mythique des morts par sorcellerie, son fils, sevré depuis peu, avait mangé un gâteau donné par la sorcière, (première femme du père de la patiente et « associée » de l’oncle sorcier). Des troubles digestifs aigus et suspects aux signes précis et sans appel avaient suivi et malgré les soins médicaux, l’enfant était mort en moins de quarante huit heures. Avec sa famille elle avait vu des guérisseurs mais sans se sentir soulagée. C’est dans une « nouvelle église », dite d’éveil, que la cause profonde de son mal lui avait été révélée par une « prophétesse ». Dans ce lieu où elle était entourée de « frères en Christ », elle avait fini par passer le plus clair de son temps car y trouvait un apaisement entretenu par la pratique soutenue de la prière. Dès qu’elle s’en éloignait pour retourner chez elle et rejoindre sa famille, les manifestations d’ensorcellement reprenaient de façon envahissante. Il y avait là aussi une sémiologie bien connue : affaiblissement physique, insomnies, songes de possession sexuelle forcée par un esprit, visions du sorcier et de ses innombrables métamorphoses… etc.

Convaincue que le sorcier avait volé son image pour travailler avec, elle invoquait Dieu avec ferveur, pour que Lui la lui restitue. Elle se souvenait avoir senti une nuit dans son sommeil, qu’on lui arrachait son image, sa figure. Sans douleur mais comme si on lui enlevait la peau. Parfois c’était les bras, le corps, comme si on arrachait des écailles. Les sorciers sont connus pour perpétrer de tels actes. Au point qu’elle se sentait tenue de vérifier dans le miroir s’il s’agissait bien d’elle-même. On pense ici au signe d’Abély dans les psychoses.

Cette situation clinique met en évidence avec une acuité particulièrement vive pour ce cas, ce que j’appellerai des faits plus courants de la psychopathologie ordinaire de la vie africaine.

L’un de ces faits réside dans la prégnance, la banalité pourrait-on dire, de la position persécutive dans l’existence y compris (et surtout !) dans la vie familiale. Des moyens de régulation existent (ont existé ?) dans la vie sociale, pour la contenir.

Les interprétations à thème de persécution apparemment délirantes paraissent en constituer la forme extrême, bien connues des cliniciens là-bas, tout en restant pour eux, un point de butée, d’intérêt et de questionnement. Un chapitre est consacré à ce thème, dans l’ouvrage Oedipe africain cité au début de mon propos.

Un autre fait peut être considéré comme l’autre face, l’autre versant de cette position et réside dans la force de la vie collective, sa nécessité structurale, en suis-je venue à penser. Elle est assortie d’un impératif puissant de solidarité (tenu ou pas), qui trouve à s’exercer sous des formes variées. Un jeune patient sénégalais de Marie-Cécile Ortigues lui exprimait sa crainte de devenir fou. A la demande de celle-ci de préciser ce qu’il entendait par là, il lui répondit qu’être fou, c’était être seul…

Une autre déclinaison de cette position persécutive est la manière dont la question du mal mais aussi dans le même temps, celle de la cause, est posée. La patiente dont il est question dans ce travail estimait que son mal ne relevait pas de la médecine et contestait son hospitalisation. Elle estimait avoir affaire au mal en soi et le situait à l’extérieur d’elle. De façon plus générale, dans les manifestations du mal il y a peu de distinction entre la maladie, les malheurs de la vie, les échecs, ce qui vient entraver la jouissance, empêcher la fécondité, la virilité ou rompre le cours normal de l’existence. Y compris la mort. La mort n’est pas un fait normal, dans la façon dont elle est généralement appréhendée et l’équivoque prend ici toute sa valeur. Bien souvent, on dit d’une mort qu’elle n’est « pas simple » et ce terme est lourd de ce qu’il implique. Dans ce qui est considéré comme le mal, différents registres de causalité sont reconnus et pris en compte mais à côté de la cause officielle, médicale, accidentelle ou autre, il y en a d’autres, extérieures à celui qui souffre et qui sont déterminées par des puissances occultes omniprésentes. D’ailleurs, les adresses au médecin, guérisseur, prêtre, exorciste peuvent tout à fait coexister sans s’exclure, sur un mode qui fait penser à ce que Angela Jesuino écrit à propos de la nomination imaginaire au Brésil, comme ce qui semble porter la marque d’un rapport au signifiant et donc à l’autre, sur le mode de la dévoration et non de l’incorporation.

Nous pourrions lors de développements ultérieurs de ce travail, reprendre cette question de la cause à partir de ce qu’en dit Lacan dans Position de l’inconscient , lorsqu’il marque sa rupture avec les philosophes, Hume notamment mais aussi Aristote, avec ses quatre causes. Cela nous permettrait d’en mesurer l’écart avec cette conception de la cause telle qu’elle se présente dans notre contexte africain. Nous citerons simplement ce passage: « …l’expérience de cette fermeture (de l’inconscient) montre que ce ne serait pas un acte gratuit pour les psychanalystes de rouvrir le débat sur la cause…la cause n’est pas comme on le dit de l’être aussi, un leurre des formes du discours…elle perpétue la raison qui subordonne le sujet à l’effet du signifiant…C’est seulement comme instance de l’inconscient, de l’inconscient freudien que l’on saisit la cause à ce niveau dont un Hume permet de la débusquer et qui est justement celui où elle prend consistance: la rétroaction du signifiant en son efficace, qu’il faut tout à fait distinguer de la cause finale…c’est la vraie et seule cause première… Ils (les analystes) auraient la prime de pouvoir se servir du terme freudien de surdétermination autrement que pour un usage de pirouette… »

L’appel incessant au religieux, autre fait de cette psychopathologie ordinaire de la vie africaine est probablement très intriqué avec cette question du mal. Les religions monothéistes, le christianisme sur lequel j’insisterai mais aussi bien plus antérieurement l’islam, importées par les différents mouvements de colonisation se sont particulièrement bien implantées en Afrique, probablement au-delà de l’espérance de ceux qui les y avaient introduites. Elles ont pris sur un terreau profond de religions animistes, qui imprègnent toujours fortement la vie. Cela produit un polythéisme, un syncrétisme même, dans lequel le dieu d’importation a rejoint dans leur panthéon, les divinités, ancêtres divinisés, esprits, qui, pour un certain nombre d’entre eux, se caractérisent par leur grande proximité avec le monde. Il sont là, ils sont parmi nous. Au Bénin par exemple, dans certaines traditions , la première étape de l’accession au statut d’ancêtre débute à partir des rites funéraires du quarantième jour. Souffles, ce très beau poème de Birago Diop, ode à l’animisme, nous rend particulièrement sensible cette limite si ténue entre la vie et la mort, le visible et l’invisible, le su et l’inconnaissable. En voici extraits quelques passages:

Ecoute dans le vent

les buissons en sanglot :

C’est le souffle des ancêtres.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis

Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire

Et dans l’ombre qui s’épaissit, Les morts ne sont pas sous la terre

Ils sont dans l’arbre qui frémit,

Ils sont dans le bois qui gémit,

Ils sont dans l’eau qui coule,

Ils sont dans l’eau qui dort,

Ils sont dans la case, ils sont dans la foule

Les morts ne sont pas morts…

Il sont dans le sein de la femme,

Ils sont dans l’enfant qui vagit

Ils sont dans les herbes qui pleurent,

Ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure,

Les morts ne sont pas morts…

Ecoute dans le vent

Les buissons en sanglot

C’est le souffle des ancêtres…

Il redit chaque jour le pacte

Le grand pacte qui lie

Qui lie à la loi notre sort;

Aux actes des souffles plus forts

Le lourd pacte de nos morts qui ne sont pas morts;

Le lourd pacte qui nous lie à la vie,

La lourde loi qui nous lie aux actes

Des souffles qui se meurent…

Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, il y a bien une instance suprême dans les croyances animistes. D’ailleurs il faut souligner ce fait particulièrement intéressant: chez les Fon, les Goun et les Mina du Bénin et du Togo, l’instance suprême Mawu, a absorbé métonymiquement je crois, dans sa nomination, le Dieu chrétien invoqué sous le même nom. Il en est de même au Cameroun en pays Beti où Zambe désigne à la fois l’être suprême de la mythologie et Dieu pour les chrétiens. Toujours au Cameroun en pays Sawa sur la côte, Loba a d’abord désigné le soleil. Il est ensuite devenu le dieu du firmament habité par les hommes puis a désigné le firmament, puis Dieu, pour les chrétiens. Ce glissement métonymique n’annule probablement pas ce qu’il est supposé exclure. S’agit-il vraiment d’une métonymie d’ailleurs? Cela pourrait se discuter.

Il y a de façon constitutive au christianisme, une contradiction dans le fait que l’on postule Dieu comme extérieur au monde humain, transcendant, mais qu’il est aussi porteur de tout ce qui détermine ce monde. Ce statut qui oscille entre transcendance et immanence est incarné par le Christ, qui supporte ce fait d’être à la fois Dieu et homme. Si elle ex-siste de ce fait, la divinité reste cependant Une. Dans les religions africaines dont le christianisme fait désormais partie, on peut supposer que cette contradiction ne se pose plus de la même façon dans la mesure où plusieurs divinités coexistent. Certaines sont caractérisées par leur présence latente, leur proximité et d’autres sont lointaines mais la question de leur transcendance ne me semble pas facile à déterminer.

Quoi qu’il en soit, cela en dit long sur le statut de la divinité chrétienne, qui loge dans le Réel avec d’autres, sans forcément avoir un caractère d’exception malgré la ferveur de ses croyants. On pourrait peut-être envisager des réels multiples et plusieurs ek-sistences, hypothèse que pose Angela Jesuino dans son travail sur la nomination au Brésil. Ce serait à préciser.

Vient la question du refoulement, qui s’avère fondamentale dans cette réflexion sur l’inconscient. De façon un peu rapide et générale, sans en préciser les mécanismes, il est souvent dit qu’il n’y a pas de refoulement dans de telles configurations culturelles. Cela constitue un point de difficulté qui mérite de s’y attarder et le séminaire de Charles Melman, Refoulement et déterminisme des névroses apporte ici un éclairage précieux. Il propose de distinguer dans le processus de refoulement, des séquences logiques différentes. Si cela peut paraître un peu artificiel par certains côtés, cela permet de situer nettement les enjeux du refoulement et ses points d’achoppement. Dans sa séquence réelle, le refoulement qui n’en est pas encore un, porte sur la lettre, du fait de l’automatisme de la chaîne littérale, lié à la physiologie de la langue. Cette lettre chue va se trouver porteuse d’une signifiance énigmatique de la chaîne qui dans une autre séquence, celle du refoulement symbolique, va être interprétée, métaphorisée par le Nom-du-père. Autrement dit ce nom Père dans les sociétés monothéistes, viendrait faire fonctionner la seule signifiance phallique au prix d’un renoncement, d’une limitation de la jouissance, par la castration. Ce refoulement ménage un lieu Autre, stable, abri pour le sujet qui va s’y loger et dépôt de représentations dont celui-ci est séparé sans en être complètement coupé. Le Réel ainsi mis en place par la castration tempère la tyrannie du signifiant, pose une limite à son injonction. C’est là que se situe l’enjeu du pacte symbolique et donc du refoulement qui opère une jonction entre Réel et Symbolique par l’Imaginaire. D’autres signifiances sont possibles pour interpréter cette énigme et peuvent rester actives si ce refoulement n’opère pas, nécessitant d’autres façons de borner le réel. Ce serait le cas dans les sociétés polythéistes où se côtoient divinités, ancêtres, esprits et autres puissances. Au rang des interprétations possibles se trouve la mort. On la retrouve ici dans sa proximité avec le phallus, le sexe et la mort se côtoyant. Le mal, le destin, les divinités potentiellement capricieuses ou exigeantes, vont être logées dans cette faille. Ces représentations sont à la fois vécues comme extérieures, non reconnues comme propres au « sujet », tout en étant très proches et toujours prêtes à se manifester.

Cela pourrait peut-être prendre une part à ce rapport à la mort que je soulignais. La mort est omniprésente dans la vie, tout en étant crainte par dessus tout, suscitant de nombreux rites et cérémonies lorsqu’elle survient. Si on peut être surpris de l’investissement que représentent à plus d’un titre ces cérémonies, bien supérieur apparemment à celui consenti pour préserver la vie, on saisit leur importance, en ce qu’elles permettent d’apprivoiser la mort en lui conférant une inscription qui la symbolise au sein du groupe.

D’où aussi l’appel incessant au père, à un père, n’importe lequel, étranger ou pas il est le bienvenu, pourvu qu’il soit puissant et que l’on puisse espérer sa protection. Et pourquoi pas, ainsi que le constate Angela Jesuino à propos du Brésil, au plus près de sa créature dans le corps en transes de celle-ci ou faisant entendre sa voix. D’où l’appel aussi à tous les maîtres, gourous et autres prophètes d’ici et d’ailleurs qui envahissent les villes africaines contemporaines aux repères symboliques vacillants et dont les « églises » promettent de la jouissance à qui en demande, pourvu d’y mettre le prix.

Avec certaines instances sacrées qui peuplent le Réel, un pacte est possible. Au prix de prescriptions, d’interdits, de sacrifices parfois réels et à la condition de rites par lesquels un culte leur est rendu et les symbolise. Afin de gagner leurs faveurs et de les apaiser.

Dans le même ordre d’idée, certains moments de la vie, que l’on peut dire de passage, particulièrement délicats, pourraient susciter l’appétence d’instances malveillantes et demandent une certaine vigilance. C’est le cas par exemple du sevrage, de la parturition, de la délivrance, des débuts de la vie sexuelle, de la mort. Je n’ai pas manqué d’être intéressée par le fait que certains de ces moments semblent avoir pour enjeu, quelques uns des objets inscrits par Lacan dans la série des objets a, objets du corps en jeu dans le rapport avec l’Autre. On peut faire l’hypothèse que s’il n’y a pas refoulement de ces objets, il y a à les circonscrire dans le cadre de rites. C’est le cas du placenta, qui dans certaines traditions doit être localisé, enterré dans un lieu de la maison, sous un arbre bien repéré, où il va reprendre le cycle de la génération.

Parmi les créatures qui occupent le Réel, il y en une qui attire mon attention en raison de sa structure. Il s’agit du sorcier. Aucun pacte possible avec cette figure terrible, qui par certains aspects, fait évoquer le maître réel dans ce que serait sa face archaïque et extrême. Au passage, la sorcellerie est à distinguer de la magie avec laquelle on a tendance à la confondre mais qui ne procède pas tout à fait des mêmes mécanismes. Figure essentielle du mal et de la mort aussi je crois, Eric de Rosny faisait remarquer dans Les yeux de ma chèvre, que le sorcier est celui par qui dans la culture, cette question du mal peut être traitée. Il est souvent proche, désigné arbitrairement dans l’entourage familial ou les alliances. Il est supposé évoluer dans un monde parallèle, qui double le monde ordinaire, l’univers sensible mais dans une extériorité radicale. On est attentif ici à sa topologie, cette grande proximité et cette extériorité à la fois évoquant une bande non moebienne, biface. Dans cette position singulière, il est le lieu de cristallisation des représentations rejetées, inacceptables pour celui qui est concerné ou condamnées et par rapport auxquelles il n’y a pas de division. Pour accéder à une connaissance de son monde fermé au commun, il faut des initiés et autres intercesseurs. Les guérisseurs, figures non moins ambiguës mais qui se situent généralement plutôt du côté du bien en font partie. Les devins, oracles, « prophètes » sont eux aussi sont introduits à cette connaissance. Le savoir se situe de leur côté. Ils interprètent et nomment ce qui est en cause. Les « révélations » auxquelles la patiente reconnaît une valeur d’oracle et de puissance divinatoire lui viennent d’ailleurs. Dans cet ailleurs qui lui est étranger et auquel elle prête un savoir sans faille, ça pense.

Dans sa duplicité, le sorcier rappelle cette thématique du double, très fréquente dans les croyances animistes africaines. La réalité revêt un caractère de fiction qui est admis, connu mais la vérité gît dans ce lieu extérieur et très proche, qui échappe au sujet. Dans « le monde de la nuit », le sorcier tue, mange, vend ou prend possession de ses victimes ou de leur double, de façon gratuite. Il ne connaît pas la limite du temps, du lieu, des générations, de l’espèce ou du sexe. Ici et là-bas, jour et nuit, adulte et bébé, humain et panthère, homme et femme, ses métamorphoses sont multiples et sa capacité de réduplication s’étend à l’infini. Ce trait rend difficile sa capture et sa neutralisation par ceux à qui en est prêté le pouvoir, le don et qui eux aussi, travaillent « la nuit »…

Dans les mythes d’ensorcellement nous voyons que le thème dominant est celui de l’anthropophagie. Elle est directe ou indirecte et dans ce cas passe par le regard. La conviction d’être ensorcelé est vécue avec une angoisse massive chez un sujet qui littéralement tombe malade. Comme ma patiente, il se met à fondre, avec la crainte de finir par disparaître. Il s’agit donc d’un rapport duel sur l’axe aa’ du schéma L, avec une prévalence de l’objet oral et de l’objet regard.

Ce travail met pour moi en évidence un fait jusque là passé inaperçu: le sorcier fait parler la structure. C’est cette figure goulue dans l’Autre, dont l’appétit viendrait nous avaler. Il rappelle comment l’effet de répétition des signifiants dans la demande et le trou qu’il creuse dans le réel est interprété comme l’expression de l’appétit de l’Autre. Je suis frappée par la pertinence structurale de l’expression « manger en sorcellerie », traduction littérale de ce qui se dit en Ewondo, langue maternelle de cette patiente, où ce rapport est vraiment vécu comme une sorte de bouche qui avale le parlêtre Cette figure ambigüe du sorcier voile donc le Réel par cette interprétation imaginaire, tout en représentant une menace absolue. Elle a la particularité d’être le fait d’une construction mythique du groupe, de la culture, qui propose en elle un prêt-à-interpréter pour tous et la tempère de ce fait. Elle n’est donc pas sans avoir une dimension symbolique.

Dans ces mécanismes, comme dans ce que vit ma patiente camerounaise, on entend à côté de ce qui pourrait faire évoquer la psychose, des accents de la phobie. Dans son travail intitulé Suggestion de l’idée de mort chez Marcel Mauss, catatonie mortelle aigüe, phobie et nodalités symboliques, Pierre-Yves Gaudard étudie cette hypothèse et propose, à partir d’une écriture nodale de la phobie faite par Charles Melman, une écriture du nouage Réel, Symbolique et Imaginaire dans les sociétés où a cours la sorcellerie et dont l’ordre symbolique repose sur plusieurs divinités, ancêtres, esprits et sorts. Ce travail apporte un point de vue très intéressant et a orienté ma lecture du cas de cette patiente.

Il me semble que l’on assiste chez cette dame, à une forme de déclenchement de ce qui ressemble fort à une phobie mais qui se caractérise aussi par des moments de déliaison, par défection de l’Imaginaire évoquant donc la psychose tout au moins dans ce qui se manifeste d’un point de vue phénoménal. Cela témoigne d’un nouage instable, nouage à trois peut-être. Quoi qu’il en soit, il est important de repérer que c’est d’une nomination imaginaire qu’il s’agit probablement, nomination qui tenterait de réaliser une symbolisation imaginaire du Réel.

Plusieurs approches de ce cas pourraient être envisagées et j’en propose une, comme début d’un travail qui laisse ouvertes d’autres lectures.

Le surgissement de la mort comme réel, dans son intimité avec la sexualité et avec la procréation chez cette dame, suscite l’émergence de la figure du sorcier reconnue dans un proche parent, avec la caution donnée par une instance divinatoire. On peut suivre ce que propose Pierre-Yves Gaudard et voir dans le sorcier quelque chose qui évoque l’objet phobogène. Comme lui, le sorcier est une figure ambigüe. Il est à la fois familier et craint. Supposé néfaste, il a aussi un effet de balise dans le Réel. Comme cet objet, il produit des effets d’inhibition, effets sur le moi: la patiente tombe, elle ne peut plus marcher, elle tombe malade.

A propos de l’inhibition, Angela Jesuino s’appuie sur RSI et sur un commentaire de Marc Darmon dans son Essai de topologie lacanienne à propos de la nomination imaginaire, pour reconsidérer l’inhibition et l’entendre surtout comme inhibition du symbolique dans sa fonction par l’intrusion de l’Imaginaire du corps. Cela nous ouvre un champ qui serait à creuser.

Comme l’animal de la phobie, le sorcier n’est pas un substitut du Nom-du-père. Il faut rappeler que chez le petit Hans, c’est un objet de la réalité, objet qui passait par là, le cheval, qui est venu à cette place. Ce cheval évoqué par Lacan comme un blason (présentification archaïque des ancêtres dans le Réel précise Charles Melman) mais aussi « Pferd », rencontré dans le transfert avec le « Pr Freud », nous fait entendre la marche du petit garçon vers une symbolisation.

Le sorcier est lui aussi un représentant du phallus, ici phallus symbolique, collectif, produit d’une construction mythique du groupe. On voit le voisinage avec la phobie mais aussi ce qui s’en distingue complètement puisqu’il ne s’agit pas du tout d’un signifiant propre, d’un signifiant personnel. Il y a castration mais sur un mode imaginaire, sans rien pour y faire vraiment limite. Le sorcier est insaisissable et sa maîtrise ne peut être réalisée que par ceux dont le pouvoir est convoqué. Cette castration vaut pour la communauté des semblables et pas pour la patiente seule. Il y a une symbolisation imaginaire du Réel , qui est attrapé par la figure du sorcier et une symbolisation est ainsi tentée par l’appui sur les signifiants de la communauté. Je ne suis pas sûre que l’on puisse dire qu’elle y parvienne.

Dans l’écriture proposé par Pierre-Yves Gaudard qui s’inspire de celle de Charles Melman, le Réel surmonte l’Imaginaire et le Symbolique assure la consistance du noeud. C’est l’Imaginaire qui fait trou et assure l’ek-sistence.

Sans référence au Nom-du-père, cette castration n’implique pas les mêmes modalités de renoncement à la jouissance que celles qui prescrivent l’appartenance à l’un ou à l’autre sexe.

Si cette différence n’est pas symbolique, cela peut donner un éclairage sur la manière dont elle importe et dont elle doit être soulignée dans l’apparence et marquée traditionnellement, y compris dans le corps. La circoncision en est l’exemple le plus courant, quasiment incontournable pour qu’un garçon, futur homme quelle que soit sa religion, puisse accéder à la virilité et ses aléas ne sont pas sans conséquences dans l’exercice futur de la sexualité. Certains sorts sont d’ailleurs réputés pour faire disparaître les organes génitaux masculins. Cela donne aussi une lecture particulière de la façon dont l’homosexualité peut être violemment rejetée, souvent interprétée comme un fait de sorcellerie, concernant des personnes qui se présentent comme homme ou femme, tout en ayant une doublure de l’autre sexe dans le monde de la nuit. Sur cette prégnance du corps, il y aurait beaucoup à dire et je me limiterai à ces quelques remarques.

Cette patiente nous rend témoins de moments de défection de l’Imaginaire, très proches de la psychose, probables moments de dénouage qui laissent surgir dans sa crudité, le réel de l’objet et désarticulent le corps dans sa tenue et dans ses fonctions. Elle le dit d’ailleurs de façon assez sensible, elle a perdu son image, celle que Dieu nous donne à tous et que le sorcier peut enlever. Elle est démembrée, sa peau est arrachée comme des écailles et nous entendons là le terme extrême de la disparition de l’image et du dévoilement de l’objet qui se manifeste sous les traits d’une espèce animale qui n’est pas la plus anodine. Mais là aussi, une réserve s’impose dans l’interprétation que nous pouvons en avoir, dans cet environnement dans lequel les limites entre les espèces ne sont pas tout à fait imperméables. J’ai tenté de montrer ce que peut en manifester le sorcier. L’existence d’un double animal est un fait assez connu dans les traditions animistes et dans Mémoires de porc-épic, l’écrivain Alain Mabanckou en fait un récit drôle et savoureux. Pour autant, ce double n’est pas censé surgir de n’importe quelle façon, pas en plein jour et surtout pas aux dépens de celui dont il est la doublure, depuis la naissance. Ici, je ne peux m’empêcher de penser au mythe de la lamelle proposé par Lacan dans Position de l’inconscient, pour rendre compte de cette force incontrôlable que constitue la libido et que le mythe lacanien fait s’échapper au moment de la délivrance.

Chez cette dame se manifeste aussi un rapport singulier à l’espace, qui fait penser à la phobie où l’espace se trouve amputé. Lorsqu’elle se trouve dans son église, lieu où elle retrouve ses « frères en Christ », cette communauté de semblables pour prier, elle se sent apaisée. Dès qu’elle retourne dans sa maison familiale, l’angoisse la submerge. On souligne aussi, comme dans la phobie, l’importance des autres.

Cette question de l’espace fait penser aux maisons, concessions traditionnelles où est isolé un lieu, à l’écart, accessible uniquement à ceux qui en ont l’autorisation et réservé aux pratiques rituelles et cultuelles.

Un autre point qui s’écarte de la phobie concerne la dimension très nette de persécution du vécu d’ensorcellement, qui va au-delà de la peur déclenchée par l’objet phobogène. Est-ce en rapport avec l’Imaginaire comme axe privilégié de la relation à l’autre dans la culture?

A ce sujet, un fait mérite d’être mentionné. Dans le traitement traditionnel du mal, celui contre lequel une accusation de sorcellerie était portée était à la fois stigmatisé et craint, sans être forcément exclu du groupe. Au prix de certains rites où la parole pouvait prendre sa fonction pacificatrice, le problème pouvait être traité et le maintien d’une certaine cohésion envisagé dans bien des cas. Les choses sont en voie de se modifier nettement dans l’Afrique contemporaine et le cadre symbolique qui entourait ces pratiques s’effrite. On voit dans ce contexte mondialisé, l’expansion des dites nouvelles églises dont les pratiques se calquent sur ces rites sans que leur fonction d’inscription symbolique soit préservée. Il n’y a plus de cadre aux divinations et aux interprétations accusatrices, dont les effets semblent propices à l’emballement d’un Imaginaire sans bride, qui peut être l’antichambre d’une forme de folie. Nombre de personnes écartées de leur environnement social ou familial se retrouvent sans arrimage. Leur seul recours se trouve alors la fréquentation frénétique de ces groupes néo-religieux sans référent, hormis les gourous, prophètes ou autres maîtres réels purs produits d’un capitalisme effréné, qui leur offrent contre rémunération, un guide de vie.

Ce parcours de l’Afrique me ramène à la façon d’une boucle, à l’inconscient tel que Lacan le pose à la suite de Freud.

Le postulat de l’inconscient suppose un sujet. L’inconscient est un savoir et le sujet, produit par ce savoir, en sait plus qu’il le croit. Effet de ce savoir qui le divise, il est mis en position d’exil, d’ek-sistence. L’inconscient nous l’avons dit suppose donc un lieu Autre, ce lieu d’ek-sistence qui est pour le sujet le lieu de sa cause signifiante. Aucun sujet ne peut être cause de soi, ni Dieu , ni aucune autre instance sacrée ne peut l’être non plus.

Ce sujet est le sujet moderne, sujet de la science advenu pour Lacan à partir du cogito cartésien, qui suppose un Dieu Un et non trompeur, garantissant la vérité de la réalité. L’assurance prise en ce Dieu fait reconnaître un lieu où « je » pense et où « je » échappe au doute. Si la vérité gît dans ce lieu où l’être se maintient, le doute systématique peut s’exercer par ailleurs. Par ce doute, la référence au sens est levée et une écriture affranchie de toute aliénation dans le sens trouve son usage, dans la science notamment. Ce sont les mêmes conditions qui font émerger le sujet de l’inconscient, sujet de la psychanalyse.

Par ailleurs l’inconscient implique l’adresse à un analyste, lui-même divisé par rapport à l’inconscient et qui consent à occuper la place du savoir. Cette position de l’analyste dans le transfert, est la condition de la subjectivation de son désir, par l’analysant.

Le rappel de ces quelques points me semble important pour situer ce que peut être l’écart de la notion d’inconscient si elle se veut rigoureuse, avec ce que l’on croit repérer dans le contexte africain auquel je m’intéresse. J’insiste à nouveau sur la grande diversité des situations que l’on peut y rencontrer et sur le caractère mouvant des sociétés africaines, très contemporaines par certains côtés. Il y a donc à se garder d’une tendance à généraliser.

Cependant certains aspects que l’on retrouve dans le cas de notre patiente du Cameroun pourraient se manifester avec une certaine prépondérance et conduiraient aux hypothèses suivantes :

Il me semble que l’on peut supposer l’existence d’un lieu, dépôt de mots, de représentations écartées dont celui qui en est le dépositaire est complètement séparé. Ce lieu lui est fermé, dans une position de totale extériorité, sans retour envisageable par les voies de la chaîne signifiante.

S’il y a savoir, je crois qu’on peut le dire ainsi, c’est un savoir sans sujet pour l’assumer et la question de la subjectivation de ce savoir ne paraît pas évidente à considérer. Est-elle d’ailleurs souhaitée ou souhaitable, cela ouvrirait une réflexion vaste. Ce savoir dont le dépositaire pâtit et qui ne le divise pas se situe plus dans le registre de la connaissance, d’une connaissance accessible aux seuls initiés. Il est chargé de signification et accessible à certains qui en seraient les maîtres, crédités d’un pouvoir d’élucidation et d’interprétation à partir de signifiants communs au groupe qui donnent un cadre tenant-lieu de fantasme et en permettent dans bien des cas, la symbolisation.

Cette interrogation sur le sujet de la science ouvre sur celle de l’écriture. Si les sociétés africaines ont été essentiellement orales, elles n’ont pas été sans écriture et quelques linguistes se sont vivement intéressés à la question. Plusieurs régions d’Afrique ont vu naître des écritures alphabétiques qui leur étaient propres, à côté de celles issues de transformations graphiques de l’Arabe, à une époque assez précoce de cette colonisation. Un fait est souligné par le linguiste Pierre Alexandre et ne paraît pas anodin: les écritures africaines auraient eu tendance à connaître une diffusion restreinte, très souvent limitée à des cercles d’initiés, qui prenaient surtout en compte leur dimension sacrée ou réelle. Tout un autre champ s’ouvre ici et apporte des éléments que nous pourrons approfondir pour poursuivre ce travail.