L’absolu n’est pas humain
« Où mieux que dans les psychoses, s’agit-il de savoir ce qu’est – véritablement – un dialogue ? Ce que parler veut dire ? Alors j’y mets du mien en vue d’y apporter quelque lumière. »
Avant-propos de Passions de l’objet – Marcel Czermak
Lacan disait qu’il était entré en psychanalyse par le biais d’un symptôme relevant de l’impossibilité du rapport sexuel.
Ce pourrait être tout autre symptôme en rapport avec la mort, la différence sexuelle et la mort étant les deux parangons de la perte.
Tout dysfonctionnement familial, toute particularité ayant outrepassé les normes de protection phalliques peuvent représenter les versants possibles d’une entrée en psychanalyse.
Ces signes symptomatiques émanent d’une défense subjective face à la perte symbolique opérée par l’assomption d’une autre entrée, celle dans le langage, ultime étape de l’élaboration d’une structure psychique.
Pour toute adhésion humaine à la vie, la question de la perte est centrale comme le noeud borroméen instauré par Lacan l’indique et toute tentative névrotique, perverse, psychotique ou phobique est tentative de combler le trou de la perte, meubler le vide de la Chose.
Charles Melman commentant l’instructive confidence dans « Lacan élève effronté et impitoyable de Freud » : « Remarquons que le symptôme dont ici Lacan se targue ne relève pas spécifiquement de ce que nous appelons couramment névrose, psychose, perversion ou phobie. Il s’agit bien davantage de ce qui se présente pour lui et pour nous comme un fait que l’on-dit de structure. C’est ce fait de structure qu’il vient là apporter comme constituant ce qui pour lui a été son symptôme, justifiant son entrée dans la psychanalyse et ayant organisé la trajectoire de son travail et de sa pensée »
En somme, le fait de structure princeps, vecteur de toute tentative de lecture du réel est celui induit par le langage, celui de la castration, du manque.
Pour Lacan dans le séminaire « L’identification », si philosophes et analystes partent d’une expérience inaugurale commune que le sujet se trompe, il en est autrement du rapport au réel, critique qu’il exprime ainsi : « Or n’oublions pas que la remarque a été faite par d’éminents penseurs que ce dont il s’agit en l’affaire, c’est du réel, la voie dite de la rectification des moyens du savoir pourrait bien, c’est le moins qu’on puisse dire, nous éloigner indéfiniment de ce qu’il s’agit d’atteindre – c’est à dire de l’absolu. Car il s’agit du réel tout court : il s’agit de cela, il s’agit d’atteindre ce qui est visé comme indépendant de toutes nos amarres, dans la recherche de ce qui est visé, c’est ce que l’on appelle absolu.»
L’absolu derrière lequel le parlêtre semble courir n’est qu’illusion de parvenir un jour à se défendre du manque, horizon tout aussi chimérique que celui d’une licorne galopant sur un arc en ciel.
L’absolu : du réel comme visée, leurre de tous les leurres.
Et comme il en est de tout leurre, le désir s’en nourrit : amour absolu, bonheur absolu, savoir, vérité, féminité absolus…
Deux directions de sens sont contenues dans l’étymologie du mot « absolu », qui vient du latin ab-solutus, participe passé du verbe ab-solvere qui signifie « détacher de », « séparer de », mais aussi « achever ».
N’est-ce pas le principe du stade du miroir que de se séparer de la fusion, du corps à corps avec la mère pour achever une étape du processus psychique subjectif ?
Naissance d’un sujet sur fond d’absolu, d’hallucination projective.
Pourrait-on alors parler d’identification à un réel, au réel et cette identification serait-elle celle au trait unaire ?
L’infans se projette dans l’image en miroir de sa mère, prend conscience d’en être séparé tout en se leurrant sur son devenir car jamais il ne sera parachevé, quelque soit le chemin psychique emprunté, il sera irrémédiablement divisé et manquant.
La visée même psychotique, la plus radicale dans la forclusion phallique qu’elle opère, ne parvient pas à se séparer de cette norme humaine, qu’elle incarne dans son aspect le plus pur, sans filtre, à ciel ouvert.
Il n’est pas anodin que dans la même famille sémantique qu’absolu nous trouvions les termes solution (sens chimique et logique) et analyse avec une racine grecque luein : « délier »
Pour tout sujet en conflit avec son désir, il n’est pas impossible que la visée de l’absolu devienne alors la solution universelle qui amènerait celui-ci à tenter de trouver, dans une toute-puissance fantasmée, la résolution de son manque.
De la même façon qu’il semblerait que chaque ingrédient participant à la formation d’une structure amène le sujet vers une résolution dans un maelström d’abréactions dont on ne saurait mesurer le degré de responsabilité qu’il pourrait détenir.
Lacan : « Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective psychanalytique, c’est d’avoir cédé sur son désir »… comme si le désir pouvait être une part de nous, disjointe et autonome dont nous aurions toutefois la haute responsabilité.
Pourquoi notre responsabilité serait-elle engagée d’un point de vue analytique sur notre rapport au désir alors qu’elle ne l’est pas dans notre orientation de défense psychique ?
Le désir, irréductible, indicible dont l’existence ne peut être ignorée sans que l’on ait à en régler les comptes constitue la mince liberté dont nous pouvons nous prévaloir, la seule sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour nous rapprocher d’un rapport harmonieux, plus en phase au réel qui nous fascine et nous terrifie tant.
Le désir, pourrait-il être un véhicule vers ce réel, horizon de notre condition ?
Cet horizon et le « sentiment océanique » qu’il promet se rejoignent non seulement à travers l’hallucination de l’objet cause du désir qui nous offre, comme nous l’avons vu, une possible marge de manoeuvre mais aussi à travers le destin pulsionnel fortuit et doré de la sublimation.
La réification du sujet semble être le point final de toute calcification subjective opérée par une opiniâtre pulsion de mort dans les cas névrotiques, pervers ou psychotiques sans recours pulsionnel, imaginaire positifs.
Poussé à son extrémité, ce « devenir réel » est clairement représenté dans les cas de syndrome de Cotard ou d’anorexie mentale.
Ignorer la division subjective est une façon de traiter le réel, cet impossible, que nous connaissons depuis Freud et Lacan dans une version tout aussi singulière que structurale et dans une version contemporaine collective et sociétale.
En effet, le démenti ou la forclusion des lois symboliques patriarcales qui organisaient nos sociétés sont corellaires à l’advenue d’une pensée rigide et autoritaire ne permettant plus ni dialogue, ni contradiction.
L’exclusion inhérente à tout discours est plus radicale aujourd’hui car il n’y a pas de courants alternatifs acceptés, reconnus dans lesquels une pensée opposée ou juste différente puisse se loger.
La pensée absolue, sans frontières, ni appartenance, révoquant le passé, arc-boutée sur ses principes dans un mode de relation binaire à l’autre, sans au-delà, tend à démontrer ce glissement quasi-psychotique vers l’aspect réel d’un psychisme minéralisé et totalement privé de liberté de mouvement, de nuance.
Congédier l’instance phallique et tenter de détourner les lois du langage, d’en ignorer l’écriture semblent constituer le dernier mode de protection en date contre l’impossible, le réel de la lettre.
Qu’en serait-il alors de l’analyse ? De l’entrée en analyse ?
Discipline permettant de « délier », comme son étymologie l’indique, par la parole, les imbroglios inconscients aux expériences passées et présentes afin de lever le voile sur le fond réel de l’affaire : le non-sens, le manque, l’objet a, le trou.
Peut-être, aujourd’hui, le parlêtre qui s’ignore vient-il y chercher une entame…
« Une psychanalyse, quand elle est engagée, conduit à ce que l’étau de la parole se resserre. Du coup, son acte inaugural crée des obligations. Le patient n’a plus le choix. Et s’il veut jouer avec l’engagement qu’il a pris, ou si nous-mêmes, en tant qu’analystes, nous jouons avec cet engagement en cause, nous savons parfaitement que les issues seront pires que le début de la partie. » Marcel Czermak – Passions de l’objet
Dans la tradition juive, le « mohel », après une formation spécifique, occupe la fonction de marquer d’un signe réel le corps de l’infans par la circoncision, symbole du manque, de castration dont la plus psychanalytique des interprétations talmudiques données soit : que par ce prélèvement de chair, il se reconnaisse et soit reconnu comme être manquant et qu’il puisse s’en souvenir, s’en référer tout au long de sa vie.
Peut-être le psychanalyste, dans sa fonction, par l’effet de sa parole et son silence, indique t-il au sujet moderne, anesthésié, le lieu inconnu « d’où ça pourrait-faire mal » selon l’expression de Charles Melman afin qu’il se prenne en compte, dans son statut de sujet divisé.
Dans la perspective d’une recherche d’absolu, de réel, comment pouvons-nous comprendre l’abnégation du psychanalyste dans l’exercice de sa profession ?
Car la position de désêtre du psychanalyste, essentielle dans la durée des séances peut au delà de la règle éthique psychanalytique s’apparenter à un renoncement, un sacrifice mais aussi à une absolution, du latin absolvere « délier » permettant au sujet d’échapper à la culpabilité par exemple, de faire pénitence ou pourquoi pas de pardonner des offenses…
Ce serait le constat bien pessimiste de ce qu’une analyse réussie peut apporter en terme non pas de guérison mais de jeu, « donner du jeu », de la distance.
À moins que le désir du psychanalyste ne soit une tentative supplémentaire soutenue par une jouissance autre de parvenir à un savoir complet, achevé, absolu de ce qu’il en est de notre condition de parlêtre et si ce n’est d’en trouver La solution, du moins d’en gagner plus, en terme d’économie de souffrance.
L’intérêt du psychanalyste, dans son cabinet, se trouve surtout d’être au coeur même d’une production diverse et variée non pas de ce « qui ne cesse pas de se dire », d’où l’écoute flottante, mais de ce qui peut se lire dans la rencontre du réel de chaque analysant, étant posé que « le réel est ce qui ne cesse pas de s’écrire » (Lacan-Le savoir du psychanalyste)
C’est peut-être dans le temps suspendu d’une séance – déserté de ce qui l’encombre, en place de reconnaître et d’incarner la lettre – que le désir du psychanalyste se trouve enfin exaucé d’un souffle d’absolu.
Muriel Thiaude, le 22/06/21