Texte publié dans la Revista da Associação Psicanalitica de Porto Alegre, année 7, numéro 14, Mars 1998, p 80-84. Traduit du portugais par Roland Chemama et Telma Queiroz
L’interprétation du désir fait problème pour l’homme depuis les temps mythiques, comme nous pouvons le voir dans les grandes traditions, dans lesquelles cette interprétation se faisait dans une dissociation entre la position de l’énonciation et le sujet de l’énoncé. La vérité du désir d’un sujet était énoncée par la bouche d’un oracle, comme on le voit dans la culture grecque classique ou comme nous pouvons encore en être témoins dans des traditions rémanentes dans notre culture (1).
Ainsi, comme dans ce modèle classique, le chaman fait lui aussi une interprétation du singulier à travers le mythe collectif. La position socratique vient rompre avec ce modèle de l’interprétation du désir, en inaugurant l’interprétation qui énonce le mythe individuel. D’un autre côté, de même qu’on fait un chemin en passant de l’interprétation socratique vers la psychanalytique, nous trouvons aussi une différence entre les oracles traditionnels et la voyante moderne.
Dans la maïeutique socratique la chute du savoir supposé au sujet n’avait pas encore eu lieu, en ce sens que Socrate supposait dans l’autre un savoir qui rendrait compte de son être. Ici précisément se situe la distance entre la clinique philosophique et la clinique psychanalytique, dans laquelle l’ignorance n’est pas seulement circonstancielle, mais structurale. Dans l’interprétation psychanalytique du désir, ce qui est pointé, c’est le trou qui permet de relancer ce désir. C’est pour cela que l’analyste a à supporter, de son côté, ce que l’analysant veut réellement, et ainsi il est sollicité à partir de la fonction de son ignorance. Et ce que l’analysant veut réellement se constitue à partir de l’énigme qui lui est adressée d’un ailleurs et des formulations qui sont énoncées à partir de là. Il s’agit, pour l’analysant, de s’impliquer, à partir de ses énoncés, dans cette énonciation qui ne lui appartient pas, mais à laquelle il appartient et de laquelle il fait partie.
Or, ce qui signale au sujet un lieu d’énonciation, c’est le discours en tant qu’il constitue une structure. Par ailleurs, ce que le discours suppose, c’est une écriture : le discours définit l’effet d’inscription du sujet en une position énonciative dans le dispositif langagier, faisant ainsi lien social. L’écriture est une configuration topologique singulière qui oriente la position subjective dans la productivité langagière et sociale où le parlêtre opère dans sa division structurale, en situant et dispersant les signifiants qui le déterminent en son statut de sujet de l’inconscient. La structure discursive qui produit des effets de coupure subjective (fondatrice), et des liens sociaux (problématiques), présente dans sa propre écriture le trait de la division dans la socialité : la séparation radicale entre le produit et les conditions de production.
Dans le circuit de la productivité discursive, qui passe par le travail de l’autre, lieu de l’esclave, la production de la structure en tant que reste, se trouve radicalement clivée de sa vérité en tant qu’opération des conditions de production. Cela signifie que le produit se constitue dans l’impuissance à connaître les conditions desquelles il est le reste. C’est dans ce clivage que se situe le lieu de l’interprétation, qui peut être rabattue du côté du comblement de l’impossible relation entre le produit et les conditions de sa production, le sujet restant attelé au savoir énoncé sur sa vérité par l’autre, figurant ici comme Autre.
Dans ce cas la vérité proférée sur le désir du sujet a le statut de vérité référentielle, passible de vérification factice et se concrétisant dans un enfermement singulier aux dits véhiculés dans sa biographie. On peut prendre comme exemple les sorts et les malédictions jetées sur quelqu’un, qui, de se donner comme impératifs, ont tendance à se constituer en prophéties auto-réalisantes. Dans ce cas, il y a un recouvrement de l’impossible, ce qui produit dans le sujet un état d’impuissance. L’interprétation, si elle est vraiment psychanalytique, au lieu de réaliser le comblement de l’impossible relation entre le produit et les conditions de sa production, ouvre la fente du non-savoir inconscient, et de l’impossible savoir sur le sexuel, en permettant au sujet d’énoncer, à partir de l’interrogation qui lui vient d’ailleurs, quelque chose sur le désir qui le concerne. L’énoncé qui s’y produit concerne son fantasme fondamental, où le sujet se confronte avec le reste (a), production de la structure, duquel il se trouve radicalement clivé. Cependant, une telle rencontre manquante ne peut arriver que si la jouissance qui s’y produirait est suspendue. Dans la suspension de la jouissance, un moment s’ouvre, où quelque chose peut se prononcer, un signifiant qui concerne ce quelque chose d’où le sujet est référé et fondé.
Nous pouvons accompagner les temps du désir dans la formulation donnée par Lacan (1964) dans Le désir et son interprétation. Nous voyons que la première rencontre du sujet avec le désir peut se faire dans la mesure où le désir est le désir de l’Autre. Du côté gauche du deuxième étage du graphe du désir, c’est-à-dire, du côté du message dans le premier étage du graphe ou encore du côté de l’effet, un signifiant est donné par l’Autre [ S(A) ]. Cet effet se produit à partir de la question posée à l’Autre : que veux-tu ? De cette façon, « le désir, dès son apparition, son origine, se manifeste dans cet intervalle, cette béance qui sépare l’articulation pure et simple, langagière, de la parole, de ceci qui marque que le sujet y réalise quelque chose de lui même qui n’a de portée, de sens, que par rapport à cette émission de parole, et qui est, à proprement parler ce que le langage appelle son être. » (Lacan, 12-11-1958, 1994, p. 22-23).
C’est dans cet intervalle entre le désir de l’Autre à partir duquel le sujet peut situer son propre désir, que se décident les destins de l’interprétation du désir. Dans le graphe du désir cela marque le passage de la seconde vers la troisième étape du schéma. Devant l’obscur désir de l’Autre, le sujet se trouve dans l’état de détresse, dans la pure Hilflosigkeit, et c’est cela qui spécifie le noyau de toute expérience traumatique. L’angoisse, qui ne se produit pas au même niveau du désir, mais comme un signal dans le moi qui cherche à remédier à la détresse, caractérise un moyen de défense. Un autre moyen de défense devant la détresse se fait avec les moyens que l’expérience imaginaire avec un autre fournit au sujet. Avec ce matériel, le sujet peut construire, en tant que sujet parlant, « ce lieu de référence par où le désir va apprendre à se situer, c’est à dire le fantasme » ( idem, p. 25. ). Nous pouvons alors situer l’impasse dans l’interprétation du désir comme une impasse entre rester absorbé par le manque de l’Autre, représentant de l’Autre maternel primordial ou du père idéal, ou sacrifier sa castration à la jouissance de l’Autre, en refusant cette jouissance, et en mettant en oeuvre ainsi la fonction du fantasme comme articulation du désir du sujet. Lacan nous montre que le névrosé « identifie le manque de l’Autre à sa demande » (1966, p. 823) de façon telle que « la demande de l’Autre prend fonction d’objet dans son fantasme, c’est-à-dire que son fantasme (nos formules permettent de le savoir immédiatement) se réduit à la pulsion : ($<>D). C’est pourquoi le catalogue des pulsions a pu être dressé chez le névrosé ». De cette façon les deux écritures du fantasme, ($<>D) et ($<>a), indiquent les deux modes que le sujet trouve pour se défendre de sa détresse, en inscrivant des possibilités différentes d’effets d’interprétation du désir.
Devant ces interprétations du désir données dans la culture, qu’est-ce qui caractérise la spécificité de l’interprétation du désir dans une analyse ? Nous trouvons un bon exercice de différenciation dans l’opposition entre la position d’interprétation du désir de la voyante moderne et la position de l’analyste.
La voyante moderne fait une lecture du désir sur un mode singulier. C’est un oracle qui se fait dans des conditions imposées par la prévalence du mythe individuel. La voyance consiste à prendre les traits minimaux de ce désir non énoncé et à l’énoncer. Sur ce point on trouve une équivalence entre lire le destin et faire l’interprétation du désir. C’est une position de séduction et de non castration, vu qu’elle enchante l’autre à travers son savoir, masquant sa propre ignorance et l’angoisse de l’autre au moment de la construction de la chaîne signifiante. Nous savons que l’analyste n’est pas à l’abri de tomber dans ce piège. Il resterait à discuter quel type de lien transférentiel se produit dans cette opération de voyance et quels sont les effets qui en découlent.
Occuper la place de l’analyste, à partir de la position féminine, produit le risque de réaliser une opération de voyance, étant donné que cette position indique la signification du désir, ce que nous pouvons vérifier dans l’opération de voyance si bien caractérisée chez la mère de l’anorexique. La voyante va occuper alors la position de l’hystérique qui fait fonctionner le désir inconscient comme une valeur de vérité. C’est la mère qui devine les pensées des enfants, en répondant et en comblant, par anticipation, n’importe quelle faim et n’importe quelle demande qui n’a même pas été énoncée. Cette forme d’interprétation du désir produit un objet qui est le phallus imaginaire, calqué sur ce qui est supposé comblé le manque dans l’autre. Le phallus imaginaire peut consister à faire un cadeau de façon adéquate ; il peut consister aussi dans l’énoncé que la gitane, à partir des traits minimaux d’une main, profère sur le destin. Le désir, quand on lui attribue un signifié quand on le positive comme phallus imaginaire, glisse du côté du signe et perd le statut de manque.
Cela n’est possible que dans la mesure où la voyante interprète le désir de l’autre là où elle n’est pas impliquée. Son unique implication se fait peut-être par la voie de l’envie, qui refoule le manque, aussi bien de son côté que du côté autre. Il lui est intolérable (ou insupportable) que l’autre tolère le manque, d’où sa rapidité à remplir le manque dans l’autre, en lisant les indices de l’objet cause du désir comme un énoncé fermé et en coupant ainsi le circuit pulsionnel.
Cette forme de production interprétative vient par le discours hystérique, le S2, le savoir. Un signifié se produit, entraînant un comblement, un effacement de la chaîne signifiante. Cela signifie qu’une jouissance narcissique se produit du côté de la voyance, le sujet s’accrochant chaque fois davantage aux pouvoirs de son savoir, dont lui même est convaincu. D’un autre côté le savoir dans le discours analytique occupe la place de l’insu et du non-savoir sur le sexe, c’est à dire que ce savoir se produit à la place de la vérité, et qu’il ne rend pas compte de la vérité du désir du sujet. L’interprétation analytique du désir est la constitution même du désir car celui-ci ne se constitue qu’à être énoncé par le sujet et non quand il est anticipé par l’analyste-voyante.
Dans l’analyse l’interprétation se donne là où le sujet est impliqué, car le sujet de l’énonciation ne s’y trouve pas dissocié de ce que lui même énonce L’analyste interprète en termes de vérité le savoir inconscient, tandis que l’hystérique fait fonctionner le désir inconscient comme valeur de vérité. Pour cela il est demandé, du côté de l’analyste, le paiement du prix de son acte : il paye avec son narcissisme. Lacan nous dit que « la castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la Loi du désir » ( 1966, p 827 ).
Nous trouvons des analystes qui sont très proches de la voyance moderne. Comment serait-il, ce déplacement d’une position d’interprétation analytique du désir vers une position d’interprétation du désir sous la forme de la voyance ?
Quels sont les effets de ce lien transférentiel dans la direction de la cure? Dans cette pratique interprétative qui produit tant de savoir et tant de consistance narcissique, est-ce que nous ne risquons pas de (faire équivaloir) la pratique analytique avec des pratiques de voyance comme celles que nous trouvons dans des cliniques religieuses et des cliniques de préservation narcissiques, comme par exemple dans la clinique moderne de l’auto-aide? Souvent nous entendons les analystes faire des prévisions « exactes » sur les destins d’analysants, les destins de la psychanalyse et les destins de la culture. Est-ce que la passion du savoir, la Wissenstrieb freudienne, critiquée par Lacan, ne continue pas à être le grand et subtil piège dans notre clinique ?