La "thérapéthique" analytique à l'épreuve
04 février 2024

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ROTH Thierry
Séminaire d'hiver
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Il me revient donc la tâche de dire quelques mots, pour terminer ces journées, en essayant de ne pas trop reprendre des choses qui ont déjà été dites pendant ces deux jours, et je pense que ce que je vais vous proposer va assez bien se situer dans la suite de ce que viennent de dire aussi bien Claude [Landman] que Dominique Reynié.

 

C’est d’abord l’occasion de remercier les participants, bien sûr, ceux qui ont organisé ces journées avec moi et tous ceux qui ont participé en présence en premier, et en zoom en deuxième… Et de remercier, je dirais, tout particulièrement Dominique Reynié d’être venu travailler cet après-midi avec nous et de nous montrer la richesse, pour nous, de pouvoir dialoguer avec des intellectuels d’autres disciplines et de remarquer que les conclusions venant d’orientations et de points de vue différents se recoupent sur un certain nombre de points, j’ai presque envie de dire malheureusement, parce qu’il y a un certain pessimisme chez vous comme chez nous, cher Dominique. Mais enfin, le fait que ça se recoupe comme ça est peut-être le signe qu’on n’est pas trop dans l’erreur, ou alors on l’est tous, mais on peut penser quand même qu’on n’est peut-être pas trop dans l’erreur.

 

Je voudrais commencer par rappeler, très vite, deux ou trois citations de Freud. Vous allez voir pourquoi je reviens rapidement à ce texte du Malaise. « La vie, ce fardeau qui nous est imposé, est trop lourde pour nous. Elle nous apporte trop de souffrances, de déceptions, de problèmes insolubles. Pour la supporter, nous ne saurions nous passer de sédatifs ». Un peu plus loin : « Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons jouir intensément que du contraste et très peu d’un état. De ce fait, les possibilités de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Il y a beaucoup moins de difficulté à faire l’expérience du malheur ». Et une dernière toute petite citation dans la suite de son texte : « Familiarisons-nous, peut-être, avec l’idée qu’il est des difficultés qui sont inhérentes à la nature même de la civilisation et qui ne cèderont à aucune tentative de réforme ».

 

Si je cite cela ce n’est pas pour confirmer ce que tout le monde sait, c’est-à-dire, certains dirons le pessimisme, d’autres le réalisme de Freud… Mais parce que ces quelques phrases (j’en ai notées d’autres mais je ne vais pas alourdir), ces phrases montrent l’aspect tout à fait structurel du malaise. Structurel, car ces trois phrases ne dépendent pas du tout du contexte, de la culture, du régime politique de l’époque, etc… Ce sont vraiment des éléments d’un malaise structurel, ou structural, celui du parlêtre, pour reprendre le terme de Lacan, c’est-à-dire lié aux conditions mêmes du parlêtre et qui font que quelque chose de l’ordre du malaise, du non-rapport sexuel, s’impose à lui, quel que soit le régime politique ou familial. Et Dominique Reynié finissait tout à l’heure en interrogeant le fait que si on avait accès à tous les biens qu’on avait besoin, est-ce que notre malaise pour autant ne serait plus là… c’est loin d’être sûr.

 

Le malaise s’est cependant quelque peu transformé, je crois qu’un certain nombre des collègues l’on bien souligné, Angela [Jesuino] hier y a insisté, Claude [Landman] encore à l’instant, Stéphane [Thibierge] tout à l’heure, je vais donc passer très vite là. Évidemment la libération sexuelle, souhaitée par Freud, Claude le rappelait, et la chute du patriarcat, ont impliqué effectivement une diminution des névroses classiques, ce que Freud – Jean-Pierre [Lebrun] le rappelait avec cet interview de Freud – avait plus ou moins prévu tout en prévoyant l’arrivée de nouvelles pathologies, de nouvelles névroses, ce que l’on constate en effet (ce n’est pas le lieu là pour en parler aujourd’hui, ce sera probablement pour le mois de juin). Freud prévoyait aussi que cette libération souhaitée de la sexualité, des contraintes morales, risquait fort d’impliquer un lien social plus précaire, plus violent. Et donc, il annonçait déjà ce que l’on voit aujourd’hui avec les nationalismes et totalitarismes, qu’ils soient religieux, nationnaux…

 

Peut-être que la seule chose qu’il n’avait pas tout à fait prévu, c’est que cette libération du sexe a abouti à une dénonciation encore plus grande du sexe qu’elle ne l’était à son époque. Alors ça, c’est un retournement que Freud n’avait pas prévu, en tout cas je n’ai pas lu de choses qui iraient dans ce sens. C’est-à-dire que cette libération de la sexualité et des mœurs, des contraintes morales, ont abouti finalement à une dénonciation du sexe encore plus grande aujourd’hui que ce que ne faisait avant la religion. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’arrivée, et ça il le dit dans son texte sur le malaise, c’est même quasiment le résumé du Malaise dans la civilisation, si on devait le résumer en une phrase, c’est que l’avenir de l’humanité dépend toujours de l’équilibre très précaire entre les revendications collectives et les revendications individuelles. Et Freud signale à deux reprises qu’on ne sait pas quelle sera l’issue de cette recherche d’équilibre entre revendications individuelles et revendications de masse.

 

On en est toujours là, et c’est un point qui ne changera guère, si ce n’est dans la forme donc… Puisqu’à l’époque de Freud en effet, le collectif avait l’ascendant sur l’individu – c’est quelque chose que Jean-Pierre reprend souvent – et qu’aujourd’hui c’est plutôt l’agrégat des individus qui tend à avoir l’ascendance sur le collectif. Mais on n’a toujours pas trouvé l’équilibre entre ces deux aspects.

 

Alors, est-ce qu’on est capable de dire quelque chose qui nous ferait progresser sur ces questions, puisque nous faisons des journées là-dessus comme si on pensait pouvoir avoir une influence sur l’avenir… En tout cas, Charles Melman a pu dire plus d’une fois que c’est faute de prendre au sérieux Freud et Lacan que l’on est dans la situation si délicate dans laquelle nous sommes aujourd’hui. La psychanalyse, effectivement, pourrait permettre en prenant en compte justement le malaise inhérent à l’être parlant, ce que je viens de rappeler à l’instant, pourrait donc permettre de plus ou moins pacifier aussi bien le malaise dans la subjectivité que celui dans la civilisation. C’est Bernard [Vandermersh] qui rappelait hier qu’ils ont quand même la même structure, ces deux malaises, ils viennent de la structure du langage et c’est toujours une affaire de discours et de pulsions.

 

Pourquoi alors est-ce que la psychanalyse n’y arrive pas? Parce qu’il faut quand même constater qu’on n’a pas, après plus de cent ans de psychanalyse, pu arriver à des résultats dans le social et même dans la psychanalyse elle-même aussi performants que ce qu’on n’aurait pu espérer. Claude rappelait à l’instant l’échec autour de Freud et celui malgré tout de Lacan dans sa propre école, Lacan qui pourtant avait fait part d’une certaine inventivité pour essayer de faire en sorte que les choses se passent différemment que ce qui se passait à l’IPA, mais ça n’a pas beaucoup mieux marché.

 

Je crois, je ne voudrais pas trop plomber l’ambiance pour finir, mais je crois qu’il y a un triple échec de la psychanalyse. Au-delà de plein de réussites certes… Mais il y a un triple échec quand même. Le premier échec, c’est qu’elle n’arrive pas vraiment à se faire entendre. Malgré les efforts de Jean-Pierre et d’autres bien sûr, elle n’arrive toujours pas suffisamment à se faire entendre. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’elle n’y arrive pas ? Sans doute pour deux raisons : soit son discours – et là je pense à Lacan – est très complexe et du coup pas à la portée de gens intelligents mais insuffisamment initiés, formés. Melman disait souvent que Lacan était très ignoré dans les milieux intellectuels de son époque, et encore aujourd’hui, mais cela tient en partie aussi au style de Lacan. Mais lorsqu’on a, au contraire, des psychanalystes qui eux ont essayé davantage de s’adresser au grand public, les résultats n’ont pas été excellents non plus. Ce n’était pas le cas de Lacan, à quelques exceptions près, Lacan parlait aux analystes et aux intellectuels. Mais prenons Freud par exemple et son appel en quelques sortes en faveur d’une évolution des mœurs et de la sexualité… On peut dire l’évolution récente s’est en partie appuyée sur les « recommandations » freudiennes d’une libération sexuelles pour venir à bout des névroses, mais on constate aussi que c’est allé plus loin et pas tout à fait dans le sens que Freud a pu prôner, me semble-t-il. Et pour prendre un autre exemple, plus récent, c’est évidemment l’exemple de Dolto. Dolto a fait entendre quand-même à un très large public que l’enfant était un sujet, qu’il fallait prendre en compte l’angoisse des bébés, des enfants, leurs désirs, etc… Et on en a déduit l’enfant-roi ! Souvent on dit que ces enfants-rois, capricieux, ce sont des « bébés-Dolto », vous entendez ça parfois dans des radios, dans des magazines. Ce n’est pas du tout, pourtant, ce que Dolto disait, elle disait même que l’enfant devait être à la périphérie du couple et pas du tout en son centre ! Aujourd’hui, c’est l’enfant qui dicte la vie des familles. Donc, là encore, on a caricaturé Dolto, comme on a pu caricaturer Freud, ou parfois Lacan. Donc, un premier échec de la psychanalyse – ce n’est pas forcément de notre faute, mais quand même il faut se demander si on s’y prend mal – c’est de ne pas arriver à se faire entendre, ou alors à se faire largement caricaturer. Sans doute est-ce inhérent au fait que la psychanalyse s’intéresse à ce dont on ne veut rien savoir, c’est-à-dire à ce qui est refoulé. Donc c’est normal qu’on ne soit pas tellement attendus – et entendus – les bras ouverts, mais quand même il y a peut-être des progrès possibles à essayer de ce côté-là.

 

Le deuxième échec relatif de la psychanalyse, c’est que finalement pour les analystes eux-mêmes, et c’est un peu ce que Claude rappelait avec les aventures de Freud et de Lacan, pour les analystes eux-mêmes leur vie sociale, la vie sociale entre eux – je ne m’attarderai pas sur l’ordre du privé bien sûr – ne se passe pas très bien, globalement. Toutes les scissions, combien de fois Melman nous a rabâché les oreilles avec ça, avec tout ce qui s’est passé, tous les coups bas et tous ces trucs peu reluisants, ces guerres de pouvoirs, de successions etc., j’ai entendu ça tellement souvent, il suffit de lire aussi certains livres aussi là-dessus. Donc pourquoi, alors que nous sommes tous très braves, très volontaires, pourquoi est-ce que ça ne marche pas si bien que ça ? Ça tient probablement au moins à deux points. C’est d’abord me semble-t-il la fragilité de notre objet d’étude, si l’objet de la psychanalyse c’est l’objet a, l’objet petit a, c’est un objet qui échappe toujours, en permanence, qu’on n’arrive jamais à attraper, ce qui est un peu démoralisant au bout d’un moment. D’autant plus que quand parfois qu’on l’attrape c’est l’aphanisys, c’est encore pire que quand on était en train d’espérer l’attraper ! Donc il y a quelque chose comme ça qui est structurellement un peu dépressif pour un analyste, c’est-à-dire d’essayer toujours d’attraper quelque chose qui échappe.  Et si on élargit un tout petit peu cet objet d’étude des analystes, c’est l’inconscient bien évidemment. Et l’inconscient touche tellement à l’intime de chacun qu’on a toujours l’impression plus ou moins que les théorisations que nous faisons les uns les autres risquent d’être les expressions de notre propre fantasme, de notre propre névrose et que ce n’est pas évident de savoir dans quelle mesure ça pourrait être un peu plus universel que simplement la volonté du plus charismatique d’imposer sa jouissance, par exemple, son mode de jouir à lui. Ce qui évidemment n’est pas du tout souhaitable. Donc, la fragilité de l’objet de recherche de l’analyste rende déjà les choses compliquées.

 

Et puis il y a ce besoin de reconnaissance toujours très vif chez le psychanalyste, très sensible, qui est présent chez tous les humains, mais probablement que chez les psychanalystes c’est d’autant plus vrai que tout son travail se fait dans l’intimité, dans le secret de son cabinet, donc personne n’en est témoin, bien entendu. Et que lui-même l’analyste ne sait pas toujours comment ça se fait que tel patient va mieux et qu’un autre ne va pas mieux, alors que parfois il s’est trouvé plutôt pas mal avec un patient, plutôt juste ou percutant et puis le patient ne va pas forcément mieux, alors qu’avec un autre pour lequel l’analyste ne s’est pas senti très à l’aise, eh bien le patient semble aller beaucoup mieux et on ne sait pas toujours pourquoi. L’analyste même ne sait donc pas s’il travaille si bien que ça, et ses collègues encore moins. C’est évidemment un des rares métiers où c’est comme cela. Bah oui, prenez un artisan, prenez un architecte, prenez un chirurgien, prenez qui vous voulez, un avocat, un politologue, on peut voir le résultat de son travail, on peut l’aimer ou ne pas l’aimer, mais en tout cas il est visible. L’analyste non. D’où cette sensibilité qu’il a, une forme de besoin de reconnaissance de ce qu’il dit, de ce qu’il écrit, c’est normal, mais ça crée évidemment une difficulté dans ce lien social entre analystes.

 

Et rapidement, le troisième échec de la psychanalyse – j’ai l’impression que je plombe l’ambiance, je m’excuse –, c’est un type d’échec qui s’est déjà vu, c’est cette façon de voir comme ça un courant analytique apparaître et venir trahir en quelque sorte le socle, les fondements de notre discipline pour épouser le mode de vie ou les modes actuelles. Un exemple très connu, c’est celui de l’égo-psychology, la psychologie du moi qui aux États-Unis et ailleurs s’est imposée comme courant analytique majoritaire les années cinquante, soixante, afin d’épouser l’american way of life… C’est ce sur quoi, contre quoi Lacan a fait toutes ses premières années d’enseignement, c’est-à-dire, contre cette pente qu’il estimait être une trahison de Freud. Il a mis ainsi son enseignement sous l’angle du retour à Freud, au « vrai Freud », au socle de Freud, qui n’était pas l’adaptation du moi au moi fort de l’analyste, par exemple. Et bien plus récemment, et là ça traverse les champs théoriques freudiens ou lacaniens, c’est a-théorique, il y a ce courant d’une psychanalyse qu’on peu appeler woke… Ça c’est aussi assez inquiétant, cette quasi-trahison du socle freudien et lacanien. Evidemmement et heureusement les analystes sont sensibles aux pressions sociales, à l’égalitarisme, à tous les mouvements actuels, qui aboutissent notamment à ce qu’on appelle le wokisme. Bien sûr on voit des patients qui se sont construits différemment, des patients qui fonctionnent dans un déni, ou une récusation, ou une forclusion du Nom du Père. Mais pour pouvoir parler de forclusion du Nom du Père par exemple, encore faut-il avoir à sa disposition le concept de Nom du Père et celui de forclusion, sinon on ne risque pas de pouvoir repérer ce qui se passe, et c’est pareil pour la récusation ou le déni… Le problème est qu’effectivement, face à ce type de patients et devant la pression sociale, on a un certain nombre de collègues qui estiment que dorénavant il ne faut plus parler du phallus, ça devient un gros mot, le Nom du Père c’est le patriarcat et donc on n’en veut plus, la castration je n’en parle même pas, c’est vraiment l’horreur, et même le fantasme et d’autres grandes notions comme ça sont rejetés… On arrive ainsi à une sorte de cancel psychanalyse, ce qui est un comble car la psychanalyse est quand même censée lutter contre le cancel, ce qui est effacé, refoulé, et voilà que la psychanalyse elle-même pourrait aller dans ce sens-là !

 

Alors c’est vraiment inquiétant, je ne veux pas en rajouter, lisez les livres de Laurie Laufer, de Zarifopoulos (où il dit qu’il faut sortir du fantasme, il faut sortir de la sexuation), Laurie Laufer c’est la « psychanalyse émancipée », mais émancipée de quoi ? De ses grands concepts, tout simplement. Mais pour proposer quoi ? Pour l’instant rien ! C’est-à-dire que l’éthique de ces courants psychanalytiques est une éthique, c’est un principe même du wokisme, contre, contre ce qui s’est fait, mais pour ce qui est de proposer autre chose il faudra attendre un certain temps.

 

Donc, voilà quand même de quoi, je dirais, se demander comment essayer de remédier à cela. Mon propos n’est absolument pas d’être optimiste ou pessimiste, ça n’a aucun intérêt s’il s’agit simplement de mon humeur ou de mon ressentiment, mais d’essayer de cibler les problèmes pour voir comment est-ce qu’on peut progresser par rapport à ces problèmes.

 

Je crois qu’il y a quelque chose qui est une petite lacune qu’on a tous, les analystes, sur laquelle je pense nous avons intérêt à travailler, sur laquelle Melman nous a alerté plus d’une fois par ailleurs. C’est que les analystes évidemment ont un investissement, voire un amour pour l’inconscient tout à fait massif. Et on le repère aussi chez les analysants qui sont bien investis. Or, Christiane Lacôte-Destribats a rappelé encore hier que Freud pouvait dire qu’il faut quand même se méfier d’être trop amoureux de son inconscient… L’inconscient, Freud le disait, c’est l’infantile, le pulsionnel, voir le mauvais en nous.

 

Je me rappelle d’un patient dont j’avais parlé en contrôle à Charles Melman, il y a longtemps maintenant, qui était un patient qui avait vraiment tout pour réussir, qui avait eu un début de carrière extraordinaire et qui avait finalement tout foiré et à chaque fois, ça repartait et ça refoirait à nouveau, et dans sa vie privée c’était pareil. Pourtant c’était quelqu’un vraiment d’intelligent, sympathique en plus, qui avait tout pour réussir. Je me souviens avoir dit à Melman, « c’est quand même incroyable comment cet homme, avec toute son intelligence, tout son savoir-faire, sa culture, et même sa diplomatie dans les rapports humains, comment il a tout raté, comment son inconscient lui a tout fait foirer finalement ». Et Melman avait répondu : « Mais oui, qu’est ce que vous voulez, l’inconscient est profondément bête ! ».

 

Alors, évidemment, c’est une formule un peu massive comme il pouvait en avoir parfois, mais juste, et que j’ai plus ou moins retrouvé dans plusieurs endroits, je vais peut-être juste vous citer un passage dans son séminaire Refoulement et déterminisme des névroses, où il compare très clairement le savoir inconscient et les connaissances. Et ce n’est pas rien quand même de différencier le savoir inconscient et les connaissances apprises, acquises. Melman nous dit, c’est dans la leçon du 17/05/1990 : « Ce savoir inconscient est un savoir éminemment pratique, anti-scientifique et sensualiste. Il a les caractères du sacré, de ce qui nous noue à l’ancêtre, et toucher à ce savoir ne peut manquer de mettre en cause sa relation à l’ancêtre. C’est pourquoi c’est un savoir qu’il faut qualifier d’abruti, complètement abruti car il justifie et légitime toutes les sauvageries ». Il ajoute un tout un petit peu plus loin : « La tentative de Freud, cela a été de civiliser ce savoir avec les connaissances, donc avec ce que la psychanalyse pouvait apporter comme connaissance, autrement dit, donner à ce savoir une autre dimension que celle de sa doxa farouche et stupide. C’est ce sur quoi Freud a échoué, […] Lacan aussi d’ailleurs ». Dans une dernière petite remarque il dit que « l’entreprise analytique devrait être d’arriver à faire prendre au sérieux le savoir par la connaissance. Et par la connaissance ainsi informée, lever cette doxa qui régit le savoir. Cette doxa stupide, abrutie et sauvage, pouvoir lever cette doxa et du même coup permettre une communication entre savoir et connaissance ». Donc c’est toute cette souplesse que vous pouvez espérer, proposer, et avec quoi on a évidemment toujours du mal. C’est-à-dire qu’il s’agirait de pouvoir à la fois amputer le savoir par la connaissance et en même temps faire en sorte que cette connaissance puisse se laisser entamer dans sa volonté de maîtrise par ce savoir inconscient, qui justement vient dans les bons cas entamer la volonté de maîtrise des connaissances.

 

Donc, c’est juste pour dire que les analystes on bien raison d’investir, d’étudier, d’être arc-bouté sur l’inconscient, mais il ne faut pas non plus le prendre comme ça, comme un objet magique et fascinant : « bah, si c’est mon inconscient, alors c’est forcément top ! ». On entend ça souvent, des gens qui on fait un truc vraiment pas bien, qui ont dit une saloperie, et disent « ah, ça c’est mon inconscient ». Bon, on en est responsable, comme disait Lacan, de son inconscient.

 

Pour finir, il y a évidemment une dimension éthique de la psychanalyse qui la différencie des autres thérapies par la parole. Et ce rapport qu’on peut avoir à l’inconscient y participe bien sûr. Disons que c’est dans la prise en compte du désir du parlêtre, mais aussi du réel de la castration, que la psychanalyse propose, j’ai envie de dire, une vision du parlêtre, de l’humain, qui est la sienne, même si évidemment il y a différentes éthiques analytiques possibles. Il suffit de reprendre les différentes manières que les uns et les autres ont pu avoir de saisir et commenter cette fameuse phrase de Lacan : « l’éthique de la psychanalyse c’est de ne pas céder sur son désir »… On a bien vu que cela a pu être interprété aussi bien comme un pousse à la perversion que comme des choses très différentes, d’aller y voir vers la structure de son désir et de son fantasme par exemple. Donc ce sont des modes d’interprétation comme ça, de certains aphorismes de Lacan notamment, qui différencient les éthiques de divers courants lacaniens. Le rapport au désir, le rapport à la jouissance, le rapport au bien dire… Lacan a d’ailleurs varié aussi là-dessus.

 

En tout cas, le minimum que l’on peut je crois attendre d’une fin de cure, c’est quand même un minimum de division par rapport à sa propre névrose ou à son propre fantasme, qui ferait qu’on n’en serait plus l’espèce de fidèle serviteur automatique, comme ça, à venir répéter exactement de la même manière les mêmes choses. Et du même coup, la fin de cure implique alors de faire a minima la vérification du vide dans l’Autre. Et que justement l’objet de son fantasme ne vient que boucher un trou, et qu’il ne vaut pas mieux que celui de ses petits copains… On pourrait attendre des analystes, là-dessus, un savoir et une connaissance, un nouage des deux qui devrait leur donner un petit plus, je ne sais pas si c’est d’intelligence ou de recul, mais en tout cas un petit plus au moins pour saisir certaines choses, pour eux-mêmes comme pour les autres, et donc pour être un peu moins bête avec l’inconscient, un peu moins victime aussi.

 

Mais je trouve, et je m’arrêterai là-dessus, je suis désolé, je vais encore un peu plomber l’ambiance – mais moi-même en prenant ces notes ça me plombait un peu… Mais je ne crois pas que ce soit une affaire d’humeur me concernant, si c’est le cas alors ce n’est pas grave, tout le monde s’en fout. Mais je crois que ça va au-delà de ça, je crois qui c’est structurel, ça fait quand même 130 ans que la psychanalyse existe et on voit bien qu’elle est encore plus attaquée que jamais, que les associations de psychanalystes ne vont pas toujours très bien, et lisez tous les livres qui sont parus depuis deux ou trois ans, lesquels vous ont vraiment apporté quelque chose de nouveau ? Il y en a sûrement, mais pas beaucoup, donc il y a vraiment du travail qui reste à faire.

 

Il y a un paradoxe, sur lequel je vais m’arrêter, c’est qu’à la fois le progrès est tout à fait possible puisqu’il est déjà écrit. Si on prend au sérieux ce que Lacan et Freud nous ont laissés comme écrits, comme traces écrites, tous les outils de Lacan pour saisir les conditions de l’humain et du malaise aussi bien dans la civilisation que le malaise subjectif, on a envie de dire que vraiment tout est là, on n’a qu’à se servir. Donc il y a ce paradoxe entre le fait que le progrès est quasiment là, déjà écrit, il a été travaillé avant nous, pour nous, par nos maîtres, et le fait qu’on n’y arrive pas vraiment, c’est-à-dire qu’on est toujours en retard par rapport à nos propres espoirs ou attentes, sans doute parce que l’inconscient insiste toujours, même après une cure l’inconscient insiste, cette fameuse doxa stupide et sensualiste comme disait Melman… Les fins de cures se refoulent, on se met à nu pendant des années et après on remet sa combinaison de combat et on repart à l’assaut. Et la vie sociale pervertit évidemment. La vie sociale pervertit et l’analyste est pris dans cette vie sociale, donc il est poussé à refouler son manque à être sur lequel il est censé avoir plus ou moins fini sa cure. Et le besoin de reconnaissance, lui aussi, perdure évidemment. Donc il y a là un paradoxe, sans doute, mais comme les paradoxes sont faits pour nous faire avancer, ne sont pas forcément des impasses, je vous propose de m’arrêter là. Merci.

 

Transcription de Juliana Castro, relue par Thierry Roth