1. La topologie explicite du Cotard
« Je suis ronde » dit une patiente de Marcel Czermak dans l’article fondamental
sur le Cotard que je prendrai pour base de discussion à propos de la
topologie.1
Le Cotard lorsqu’il n’est pas mutique se réfère à une
topologie explicite, celle de la sphère, une image parfaitement lisse
: « je n’ai pas de bouche, pas d’anus, pas de coeur etc. » Cette image de
la sphère est bien entendu essentielle à l’imaginaire, sur elle
repose la distinction de l’intérieur et de l’extérieur, c’est
le fameux vase de l’image spéculaire qui fait l’unité du corps,
qui permet d’échapper au morcellement.
Dès l’origine, la pensée philosophique a fait de la sphère
la forme la plus pure, la plus parfaite. Faut-il rappeler Le Timée
ou Le Banquet de Platon, le Dieu moteur immobile et éternel d’Aristote
qui meut les sphères célestes. A la fois limite ultime de l’univers
et infini « apeïron » au niveau du temps. La sphère est l’image même
de l’être. Nous voyons que le lien entre la sphère et le cosmique
est pourrait-on dire » naturel » et le délire d’énormité
du Cotard ne fait que s’y conformer.
Lorsque le névrosé se réfère dans l’imaginaire
à la sphère, à cette boursouflure du Moi, il s’agit d’une
sphère trouée, un sac percé par les différentes
ouvertures, points d’appui de la pulsion, puisque les différentes coupures
sont isomorphes à la découpe du signifiant. L’image de la sphère
ne résume pas la topologie de la névrose, mais plutôt en
masque la véritable structure qui renvoie au tore ou au cross-cap.
Avec le Cotard, il s’agit d’une sphère cosmique, englobant tout le vivant,
une sphère sans extérieur ou un trou noir s’effondrant sur lui-même.
Peut-être le Cotard nous dit-il ainsi le vrai sur sa structure et sur
sa topologie ? C’est une sphère.
2. Clinique du Cotard et topologie de la sphère
Vous savez comment Lacan dans le séminaire sur le Moi 2, compare
ces vieilles dames en proie au syndrôme des négations aux planètes
qui ne parlent pas parce qu’elles n’ont pas de bouche. Pour les planètes,
c’est réel, pour ces vieilles dames, c’est vrai. En effet, elles se sont
identifiées à une image où manquent » toute béance,
toute aspiration, tout vide du désir, à savoir ce qui proprement
constitue la propriété de l’orifice bucal. Dans la mesure où
s’opère l’identification de l’être à son image pure et simple,
il n’y a pas non plus de place pour le changement, c’est-à-dire la mort.
C’est bien ce dont il s’agit dans leur thème – à la fois elles
sont mortes et ne peuvent plus mourir, elles sont immortelles – comme le désir.
Dans la mesure où ici le sujet s’identifie symboliquement avec l’imaginaire,
il réalise en quelque sorte le désir. «
Comment comprendre cette dernière phrase sinon comme l’envahissement
total, réalisé, du symbolique par l’imaginaire, la mort du sujet
en tant que deuxième mort symbolique et la réalisation d’un désir
figé dans son éternité. Du fait de la forclusion ou de
l’effacement du signifiant phallique, le sujet n’est plus un sujet divisé,
distinct d’une image moïque elle-même trouée par le phallus,
mais il y a coïncidence, identification avec un imaginaire sphérique
parfait.
Le Cotard a affaire à un Réel sans trou, toutes les ouvertures
sont bouchées, il est le seul objet a, mais c’est un objet a
qui ne parvient pas à se détacher d’une autre part comme dans
le cross-cap où la rondelle se détache de la bande de Moebius.
C’est un comblement parfait et atroce, générateur d’une angoisse
extrême dont il ne peut même pas attendre le soulagement par la
mort. Par exemple, cette femme dont parle Marcel Czermak, manifestant un syndrôme
de Cotard déclenché par l’ablation d’un sein, » un manque sous
forme de privation. Elle ne disait pas, « je n’ai plus de sein » mais
« je n’ai plus de bouche, d’intestin, etc. » L’amputation d’un sein, objet
éminent lui avait clos le bec. Elle était non pas dans le manque,
mais dans la plénitude, grosse de l’instinct de mort. A une disparition
réelle avait correspondu l’apparition d’un plein imaginaire sphérique,
symbolisé par une absence de trou, ce qui la laissait coite. »
Marcel Czermak pense que le Cotard essaie de découper la fameuse
rondelle qui ferait trou dans le cross-cap, » l’asphère » en un seul
mot. » Mais essayant de l’ôter il la devient pendant que simultanément,
il tente de n’être pas-tout, de devenir l’asphère du pas-tout.
En quoi il rate, d’osciller de l’un à l’autre sans fin. Il ne connaît
pas d’issue stable possible, puisque précisément et c’est là
l’une des impasses de la psychose, S se collabe à a. Si
la rondelle exclue devient l’asphère tout est à recommencer. «
Ainsi le Cotard ne devient pas seulement l’objet a, un morceau
du Réel, mais l’univers, » voire le Réel même, exclu
du désir puisqu’il en est la cause d’où il oscille vers une identification
au pur désir ». C’est ici que je souhaiterai entamer une discussion
avec Marcel Czermak. En effet, si le Cotard relevait de l’asphère, c’est-à-dire
du cross-cap, il n’y aurait aucune raison topologique pour l’empêcher
d’en détacher la rondelle de l’objet, d’autant plus que l’asphère
est munie de son point hors ligne phallique. Le Cotard ne serait-il pas plutôt
régi par la topologie de la sphère en deux mots, c’est-à-dire
comme le dit Lacan dans le sémnaire sur Le Transfert à
une forme dont l’adhésion tient à la » Verwerfung de la castration
» ?
3. Le piège à loup
La sphère dont il s’agit dans le Cotard n’est pas celle du névrosé,
c’est-à-dire le sac séparant l’intérieur de l’extérieur.
La sphère en question est à considérer pour ses propriétés
intrinsèques, en dehors du plongement dans un espace à trois dimensions.
C’est ainsi que Lacan en parle lorsqu’il introduit la topologie en 1962 dans
son séminaire sur l’Identification.
Rappelons qu’il caractérise la sphère par rapport au tore ou
au cross-cap par le fait que toute coupure fermée, ce qu’il nomme » lacs
« , dans sa surface peut se collaber.
Sur le tore certaines coupures ne peuvent pas se réduire à zéro,
de même la coupure en double boucle sépare le cross-cap en deux
morceaux hétérogènes.
Le Cotard subit les conséquences de sa topologie sphérique, toute
coupure sur la sphère a tendance à se collaber ou à englober
la surface toute entière, c’est ce qui le fonde à affirmer que
son corps n’a plus d’ouverture ni d’organe, qu’il n’a plus de nom, ni d’existence.
Il a affaire à une surface lisse et homogène où toute coupure,
toute marque s’efface.
Dans l’Identification 4 Lacan reprend la classification topologique
des surfaces à partir de la notion de polygone fondamental. Il s’agit
de considérer la surface comme organisée à partir du trou
et de la coupure. Il faut considérer le bord du trou dans une sphère,
ou ce qui est équivalent le bord d’un polygone ou celui d’un disque.
La surface est construite à partir du recollement de ce bord à
lui-même. C’est ainsi que l’on obtient en recollant les vecteurs indicés
de la même façon par une ou deux flèches, les diverses surfaces
que Lacan met en relation avec les différentes structures rencontrées
dans la clinique. 5
Ainsi, lorsque le bord du trou se referme sur lui-même comme un piège
à loup il s’agit de la sphère, et l’on obtient avec les autres
recollements le tore, le cross-cap et le tore de Klein. fig. 1
Notre hypothèse est que le Cotard est structuré comme cette sphère,
c’est-à-dire cette surface formée par la fermeture des mâchoire
de ce piège à loup dont parle Lacan dans l’Identification.
Comment situer la forclusion du Nom-du-Père dans la topologie de ces
surfaces ?
Ces surfaces ont la topologie du champ symbolique, c’est-à-dire du lieu
de l’Autre. C’est un champ essentiellement ouvert parce qu’il n’y a aucun Autre
de l’Autre pour le clore, pour faire limite. Il y a donc un trou dans l’Autre,
un abîme d’où s’origine une demande, un appel vertigineux et la
métaphore paternelle a pour effet d’instaurer au bord de cet abîme
un garde-fou, le signifiant phallique. Ce signifiant phallique, topologiquement
vient compacifier la surface, qui devient de ce fait hétérogène,
c’est le point moebien qui fait de la sphère trouée une asphère
ou un plan projectif. fig. 2
Si le signifiant phallique est forclos, l’Autre reste une sphère trouée
ou un disque avec ce trou à la périphérie. C’est une situation
extrêmement instable qui caractérise la position psychotique. En
effet, il suffit pour des raisons contingentes que le signifiant paternel soit
sollicité pour que cet abîme surgisse comme forclusion du Nom-du-Père.
Il en résulte alors un effilochage du symbolique qui peut conduire à
la désagrégation schizophrénique. La construction d’une
métaphore délirante est la tentative de donner à cette
topologie une nouvelle stabilité, de mettre le trou à une certaine
distance. La surface topologique correspond à l’intérieur d’un
disque dont la frontière est un cercle à l’infini, ce bord est
exclu de la surface, il est possible de s’en rapprocher indéfiniment
sans l’atteindre. Cette surface est un modèle du plan hyperbolique et
correspond vraisemblablement au schéma I de Lacan qui caractérise
la psychose de Schreber. Il s’agit donc de tordre la surface de telle sorte
que l’abîme tout proche reste à l’infini. L’autre solution c’est
de combler le trou avec son propre corps morcelé ou encore de le collaber,
de fermer la sphère complètement, c’est le Cotard.
4. Imre Hermann et János Bolyai
Lacan n’a pas été le premier analyste à s’intéresser
à la topologie, Imre Hermann, élève de Ferenczi, à
l’occasion d’un essai de 1945 sur le mathématicien János Bolyai
a tenté une modélisation du psychisme à partir des géométries
non euclidiennes. János Bolyai qui a été l’un des inventeurs
de la géométrie hyperbolique n’en était pas moins un authentique
psychotique, comme en témoignent ses écrits philosophiques. Ainsi
sa Doctrine de salut universel est écrite dans une » langue parfaite
» forgée à partir du hongrois et destinée à établir
le bonheur de l’humanité. Cela nous donne l’occasion de nous demander
ce qui fait le caractère délirant d’une oeuvre puisqu’il n’y
a aucune raison de penser que l’oeuvre mathématique de János
Bolyai, à juste titre reconnue et intégrée au corpus des
mathématiques, participe moins de la psychose que sa Doctrine de salut.
Elle fait partie de la métaphore délirante dans le sens où
elle tente de stopper l’effilochage du tissu symbolique. Dans le cas particulier
de la géométrie hyperbolique, on peut même avancer l’hypothèse
que la remise en cause du postulat des parrallèles d’Euclide, c’est-à-dire
de ce qui fait autorité, donc du signifiant paternel, et que l’endoperception
de la structure comme topologique ont été des conditions de la
découverte. » A partir de rien, j’ai créé un monde nouveau,
autre « , écrit János Bolyai à son père. Autour
du gouffre de la forclusion, il a effectivement construit un monde nouveau qui
met ce trou à distance.
5. Géométrie intrinsèque
L’idée d’Imre Hermann consiste à faire correspondre chaque géométrie
à un tableau nosographique. La géométrie euclidienne caractériserait
la normalité bien sûr, la géométrie sphérique
ou elliptique la mélancolie, l’hyperbolique la manie et la schizophrénie
serait le résultat d’un espace où la courbure serait positive
par endroit et brutalement négative à un autre endroit. Ces idées
peuvent nous paraître simplistes et plaquées, elles méritent
cependant d’être examinées plus en détail.
Il y a une profonde unité entre les trois géométries,
par analogie il s’agit de la même unité qui existe entre les coniques,
c’est-à-dire les courbes engendrées par l’intersection d’un cône
et d’un plan. Le plan peut couper le cône, comme vous le savez, en formant
suivant l’angle de la coupure, des hyperboles, une parabole, une ellipse, un
cercle ou encore deux droites. A deux dimensions, il existe des modèles
des géométries non euclidiennes, c’est la sphère ou une
surface elliptique lorsque la courbure est positive, pour la courbure négative
hyperbolique nous pouvons évoquer la forme évasée d’une
trompette ou d’un pavillon de gramophone.
Lorsqu’on découpe un morceau d’une surface sphérique, il n’est
pas possible de l’aplatir sur une table, c’est-à-dire sur un plan euclidien
sans la déchirer. fig. 3. De même, un morceau hyperbolique
forme des plis lorsqu’on tente de l’aplatir sur ce plan.
Un être à deux dimensions habitant un espace sphérique
verrait dans toutes les directions l’arrière de sa tête puisque
les rayons lumineux décrivent dans ce cas des grands cercles de la sphère.
Imre Hermann compare cela au Surmoi, c’est-à-dire à cette image
parentale qui se présenterait partout en toile de fond. Il propose ainsi
de représenter l’état dépressif mélancolique par
un espace sphérique refermé sur lui-même. A contrario le
plan hyperbolique, où l’espace est dilaté, où l’infini
semble à portée de main rendrait compte de la manie.
Cette façon d’envisager les choses peut faire sourire, il y a pourtant
une intuition à retenir, c’est la référence à la
géométrie intrinsèque de la surface qui n’est pas directement
sa topologie mais peut s’envisager comme une conséquence.
Par exemple si l’on considère les surfaces abordées par Lacan
dans le séminaire L’Identification, on peut se demander qu’elle
en est la géométrie intrinsèque. 7 Pour l’étudier
il est utile de considérer les surfaces comme des polygones recollés.
fig. 4
La sphère peut ainsi se décomposer en huit triangles. Mais nous
constatons que ces triangles sont recollés de telle sorte que quatre
sommets se rejoignent en un point. Cela nécessite des angles de 90°,
et donc des triangles sphériques dont la somme des angles est supérieure
à 180° ! Inversement si l’on colle autour d’un point sept triangles
équilatéraux c’est impossible dans le plan euclidien, le disque
obtenu ne peut s’aplatir sur une table qu’en faisant des plis, il s’agit d’un
morceau de surface hyperbolique. Ou encore, il faut courber négativement
les sept triangles pour les recoller autour d’un même point, c’est-à-dire
utiliser des triangles équilatéraux hyperboliques dont les angles
sont inférieurs à 60°.
Si la sphère et le cross-cap sont des surfaces dont la géométrie
intrinsèque est de courbure positive, qu’en est-il du tore ou du tore
de Klein ?
En apparence le tore est une surface qui présente les deux géométries
puisque si l’on prélève un morceau sur la partie la plus éloignée
de l’axe, ce morceau est de géométrie elliptique à courbure
positive. Si au contraire l’on découpe un morceau au niveau de la gorge,
ce morceau est hyperbolique. fig. 5
En fait, il s’agit là d’un tore plongé dans l’espace à
trois dimensions et non de la topologie intrinsèque du tore.
Le tore euclidien
Le tore est pour Lacan la surface topologique de la névrose. Dans le
texte l’Étourdit 8, il établit la relation entre le tore
et le cross-cap, le tore découpé est en effet une bande de Moebius
bilatère qui en se recollant sur un bord vient former une bande de Moebius
simple. Cette bande de Moebius vient enserrer la rondelle de l’objet a
dans le cross-cap. Quelle est la géométrie intrinsèque
du tore ou du tore découpé ?
Comme nous l’avons rappelé plus haut un tore peut être obtenu
en recollant les côtés opposés d’un carré. Les quatre
sommets du carré viennent se rejoindre en un même point, ce qui
est parfaitement compatible avec un plan euclidien. Donc le tore est contrairement
aux apparences une surface intrinsèquement euclidienne, c’est également
le cas du tore de Klein et du tore découpé en double boucle de
Moebius. En d’autres termes, il y a non seulement compatibilité entre
le tore de la névrose et l’espace euclidien, mais nous pouvons dire que
l’un est la condition de l’autre, alors que la forclusion du Nom-du-Père
doit entraîner des courbures non-euclidiennes de la géométrie
intrinsèque des sujets concernés par exemple dans le Cotard, même
si cela est délirant du point de vue des euclidiens.