La répétition ou La reprise de Kierkegaard
19 décembre 2017

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DELUERMOZ Stéphane
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« Celui qui se contente d’espérer est un lâche, celui qui se contente du ressouvenir est un voluptueux, mais celui qui souhaite la répétition est un homme. »
Kierkegaard, La répétition, p. 31.
« La répétition est unique à être nécessaire, et celle qui vient à notre charge, n’en viendrions-nous pas à bout, qu’il resterait de notre index le commandement de sa boucle. »
Lacan : D’un dessein – Écrits p. 367.
« En ce qui me concerne, depuis mon plus jeune âge, il m’a été mis une écharde dans la chair. Si ce n’était cela, il y a longtemps déjà que je vivrais de la vie de tout le monde. »
Kierkegaard – Journal p. 276-277 et 406.
« Et pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, à cause de l’excellence de ces révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter et m’empêcher de m’enorgueillir. »
Paul, Deuxième épître aux Corinthiens, 12-7, Nouveau Testament.
 

Dans les premières leçons du Séminaire Le Moi, Lacan cite l’ouvrage de Kierkegaard intitulé La répétition. Il s’appuie sur ce texte pour proposer une nouvelle lecture de l’idée de la répétition, notion centrale de nos références théoriques et de notre pratique. Nous usons en permanence de la notion de répétition autant dans le langage courant considérant que nous répétons les mêmes comportements et appliquons la même grille de lecture sur les événements qui nous arrivent, qu’en psychiatrie, car elle concerne autant les cauchemars répétitifs des syndromes post-traumatiques ou la répétition des échecs névrotiques.

Notre existence est soumise à la répétition, à la reprise des chemins déjà parcourus plusieurs fois, rivée aux cycles qui se bouclent sur eux-mêmes. Mais en réalité, la répétition est-elle possible ? Cette question est abordée par Kierkegaard dans cet ouvrage.

Nous considérons que nous répétons sans le savoir tout au long de notre existence et que les comportements et les conduites actuelles ne sont que des répétitions de comportements déjà expérimentés dans l’enfance. Ne dit-on pas que les enfants répètent les erreurs de leurs parents et qu’ils sont prisonniers de leurs impasses ? Rien de nouveau donc.

Qu’est-ce qui se répète dans la cure ? L’inscription de l’analysant dans la chaîne signifiante, La force d’attraction du signifiant maître, le circuit de la demande, le tore névrotique de la répétition, Le circuit de la pulsion, la permanence du fantasme, l’automatisme de répétition et les compulsions, l’insistance du non réalisé à venir au symbole, la répétition du manque, la répétition inconsciente, la quête de l’objet petit a perdu, les exigences d’Anankè qui s’exerce dans le logos, ce qui ne cesse pas de s’écrire ?

La manière habituelle de concevoir la répétition est celle du retour du même. Nietzsche l’a formalisé sous l’aspect de l’éternel retour : ce qui arrive n’est jamais que le retour, la reproduction du même :

« Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : cette vie telle que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession […]. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau – et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière[1] ! ». Ce à quoi Lou Andreas Salomé répond : « Quoi de plus horrifiant que de revivre la même douleur d’exister plusieurs fois. » Rien ne nous délivrerait donc de la répétition sans fin de la jouissance du même, même pas la mort. Kierkegaard en 1854 écrit dans son journal « Le pire, c’est l’impossibilité de mourir »

Le même, l’autre, le nouveau ou le différent ?

Dans les premières leçons du séminaire Le Moi, Lacan aborde la répétition sous l’aspect de la reproduction du même. Le 15 décembre, il pose la question de cette manière : « Qu’est-ce que ça veut dire que le sujet reproduise indéfiniment quelque chose qui est une expérience, par exemple, pourvue de certaines qualités repérables dans la mesure où vous la découvrez ensuite par la remémoration[2]. » La répétition est affaire de mémoire et donc de temps. Comme la mémoire, la répétition nécessite un premier temps, un premier tour, une première inscription.

Dans la suite de cette leçon, Lacan se réfèrera aux principes de la thermodynamique, de la conservation de l’énergie, et aux notions d’homéostasie, de régulation et de feed-back, de systèmes autorégulés, du démon de Maxwell… Autant de modèles conceptuels de la répétition considérée sous l’angle de la régulation et de l’équilibre dont la finalité est de maintenir la stabilité des systèmes par la reproduction à l’identique conforme à la maxime de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».

Le principe est que l’animé doit revenir à son point de départ, empêchant toute création de nouveauté selon la maxime énoncée en son temps par Anaxagore : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau »

Lacan cite ici, pour la première fois dans son enseignement, Kierkegaard dont il conseille la lecture du livre La répétition à son auditoire, pour les gens dit-il déjà un peu avancés mentionnant qu’il faut déjà connaître pas mal de choses de Kierkegaard pour s’y retrouver. Nous allons tenter d’avancer dans cette direction.

De quoi parle La répétition de Kierkegaard ?

Sören Kierkegaard fait paraître La Répétition en mai 1843 sous le pseudonyme de Constantin Constantius. Il s’agit du premier ouvrage de son œuvre d’écrivain, qu’il publie en même temps que deux autres livres : Crainte et tremblement écrit sous le pseudonyme de Johannes de Silencio et Ou bien… ou bien écrit par Victor Eremita. Kierkegaard a publié de nombreux ouvrages sous des pseudonymes tels que Vigilius Hafniensis, Nicolaus Notabene, Johannes Climacus, choix qu’il justifie de la manière suivante :

« Ma pseudonymie ou polynymie n’a pas eu de cause fortuite dans ma personne (certes, elle n’est pas intervenue par peur d’une punition légale, à cet égard je n’ai pas conscience d’avoir commis aucun crime, et d’ailleurs l’imprimeur, de même que le censeur en exercice, a toujours été informé officiellement, en même temps que l’ouvrage était publié, de la personnalité de l’auteur), mais une raison essentielle dans la production elle-même qui, dans l’intérêt de la réplique, de la variété psychologique des différences individuelles, exigeait poétiquement une indifférence au bien et au mal, à la componction et au laisser-aller, au désespoir et à la présomption, à la souffrance et à la joie, etc., indifférence qui n’est limitée idéalement que par la conséquence psychologique, qu’aucune personne vraiment réelle n’oserait ni ne pourrait se permettre dans la limite morale de la réalité[3]. » Une manière de marquer la diversité des points de vue d’un même individu en fonction du moment où il écrit, refusant la soumission à un savoir abstrait, universel et absolu. L’utilisation des pseudonymes permet de marquer la pluralité des vérités possibles.

Pour cet ouvrage, Kierkegaard utilise le pseudonyme de Constantin Constantius, référence à Benjamin Constant et dont la répétition phonétique « constant constant » inscrit la répétition dans le nom même de l’auteur.

Deux remarques préliminaires :

La traduction du mot danois gjentagelsen a fait l’objet d’une nouvelle proposition par Nelly Viallaneix qui préfère le terme de « reprise » plutôt que répétition considérant que la reprise est cette « catégorie paradoxale » qui unit dans l’existence concrète ce qui a été – le même – à ce qui est nouveau – l’autre. Mais pour certains dont je fais partie, le terme de reprise est trop connoté de l’idée de retour au même. L’intention de Kierkegaard n’est pas de reprendre la relation avec Régine là où il l’avait laissée, mais de savoir si la répétition est possible. Il a rompu avec sa fiancée et ne manifeste à aucun moment son intention de reprendre une relation avec elle, sa décision est prise et elle est irrévocable. Mais Kierkegaard veut surtout savoir si la répétition peut avoir un effet.

Grâce à ce livre, il nous démontre que la répétition ne répète pas car elle indique le temps qui passe. Ce qui s’est produit est révolu, ce qui interdit toute possibilité de retour en arrière. La répétition ne peut donc ouvrir que sur du nouveau mais surtout elle manifeste un impossible.

D’abord, je voudrais pointer l’originalité de la structure de l’ouvrage qui met l’acte au centre du dispositif de l’écriture. Kierkegaard est un défenseur de l’acte contre les savoirs constitués. Écrire est un acte et comme acte, il engage l’auteur. Tout ouvrage vaut plus par l’acte que par son contenu théorique issu de la méthode dialectique que par ailleurs Kierkegaard critique. Pour cette raison, il a préféré donner à ce livre la forme d’un roman plutôt que d’un écrit théorique. Kierkegaard veut savoir si la répétition est possible et quel rapport elle entretient avec la mémoire, le souvenir, la réminiscence… autant de thèmes de ce penseur de l’existence, de la responsabilité et de la faute.

Soucieux de répondre à la question de savoir s’il est possible de reprendre ce qui est déjà advenu, il a divisé son livre en deux parties : un premier texte est intitulé La répétition avec comme sous-titre : « Essai de psychologie expérimentale », (dans la nouvelle traduction il est fait mention de : reprise et en sous-titre un essai de psychologie : expériences – différence qui n’est pas sans effet). Il comporte environ quatre-vingt pages et il s’arrête brutalement. S’ouvre alors un second texte d’une vingtaine de pages intitulé lui aussi la répétition. Entre ces deux textes, Il n’y a aucune explication ni transition à part un : « le temps passa. »

Puis, huit lettres[4] succèdent à ces deux textes. Il s’agit de lettres adressées à son discret confident qu’il signe à chaque fois d’un « votre dévoué ». Il s’ensuit une lettre sans date ni signature. Et l’ouvrage se termine par un commentaire adressé à l’honorable M. N. N, authentique lecteur de ce livre écrit à Copenhague en août 1843 adressé à son cher lecteur, signé de : ton dévoué Constantin Constantius.

La seconde remarque concerne le contenu du texte qui n’est pas un traité sur des réflexions fondées sur une méthode hypothético-déductive dont la visée serait la production d’un savoir ou d’un code moral qui gouvernerait les conduites. Ce texte provient des réflexions de l’auteur à partir de ses tourments existentiels concernant l’inscription temporelle des actes et des choix qu’il a été amené à faire comme tout être humain. Critique de la volonté totalisatrice des savoirs constitués qui veulent tout expliquer et déduire un état du monde grâce au système – critique adressée à la méthode de Hegel – Kierkegaard ne voulait pas faire un ouvrage théorique. Il choisit de poser un acte et d’en assumer les conséquences. Kierkegaard promeut l’expérience vécue, fondement et référence de la pensée existentielle contre la philosophie conceptuelle. L’homme est libre et tout au long de son existence, il se trouve confronté à une pluralité de choix possibles, cause de vertiges et d’angoisses. Toutes les spéculations intellectuelles qui mettent les raisons bout-à-bout selon une intelligibilité abstraite sont vaines et dérisoires face au discernement de Dieu. Quelle que soit la valeur de la raison et la fidélité du raisonnement, l’homme a toujours tort face à Dieu.

Kierkegaard se veut homme de méditation et de prière, défenseur de l’expérience vécue et non théoricien du savoir, affrontant avec courage et détermination la question de la culpabilité et du péché, thèmes centraux de ses méditations. Il se nomme écrivain dilettante qui ne cherche à écrire ni système ni à fonder un système de référence. Comme sujet de sa parole et responsable de ses choix, l’homme s’engage par son dire plus que par un discours philosophique ou religieux.

Kierkegaard lacanien ou Lacan kierkegaardien ?

L’homme cherche dans la répétition la confirmation que ses choix sont les bons, dans l’espoir d’un apaisement mais ce n’est qu’illusion, vertige et errance. Cette quête est cause de la mélancolie qui surgit lorsqu’on s’affranchit de la pensée du système conscient censé rassurer. Le monde ne livre pas de sens et en définitive, ce que nous prenons pour la vérité n’est que feinte et illusion. La vérité se trouve en avant et jamais en arrière. En arrière, se tient uniquement le ressouvenir et les vagues réminiscences mais il n’y a nulle trace de la vérité. Quoi qu’il en soit, la vérité n’est jamais garantie puisqu’il n’y a personne pour en valider le contenu. La vérité, tout comme l’existence est sans garantie. Personne ne peut dire où est le vrai.

Certains auteurs ont proposé d’entendre la répétition comme mode de rapport à la vérité : si un énoncé se répète, c’est qu’il est vrai. Cette méthode, proche de la méthode scientifique, n’est nullement capable de juger de la vérité d’un énoncé mais seulement de sa reproductibilité. Kierkegaard propose le dépassement de la vérité, puisque quels que soient les efforts de l’être humain, la vérité ne peut jamais être atteinte puisqu’en dernier recours la vérité n’appartient qu’à Dieu et il se tait. Cette quête est vaine car il n’y a aucune garantie pour la confirmer. Ce rapport à la vérité et la quête de certitude est la cause du tourment des êtres humains. La sagesse indique donc à l’homme d’abandonner cette recherche qui a nourri la philosophie. Kierkegaard considère que l’idée du rapport de l’homme à la vérité doit devenir l’idée de la vérité comme rapport et non comme fin : le contenu de la vérité n’est pas pertinent puisque l’homme ne peut pas la posséder, il est plutôt possédé par elle. L’homme n’est que le témoin d’une vérité dont le sens lui échappe, mais il est pris par elle. Dieu garde le secret de la vérité et ne le livre pas à l’homme. Il ne fournit même pas d’indication sur la direction à prendre lorsque nous sommes confrontés à des choix. Notre responsabilité est engagée par le risque pris. Alors, Kierkegaard considère qu’il faut laisser à Dieu cette possession qui cause tant de tourments aux êtres humains et renoncer ne serait-ce qu’au simple renouvellement de son contenu. Il nous propose une autre voie que cette quête de la vérité qui a motivé la philosophie jusqu’alors, qui consiste à faire face à un Réel sans garantie, seul.

Le récit :

La répétition raconte le parcours d’un jeune homme mélancolique et amoureux qui n’est autre que lui-même. Mais l’amour commence dès le premier jour à se nourrir de la nostalgie du souvenir. Constantin Constantius pose la question : « Une répétition est-elle possible [non la répétition, mais une entendue comme singularité] et quelle signification lui donner, une chose peut-elle gagner ou perdre à être renouvelée, cette idée me vint soudain à l’esprit : après tout, tu peux aller à Berlin, que tu as déjà visité, vérifier si une répétition est possible, et ce qu’elle pourrait signifier[5]. »

Pour tenter de répondre à cette question, il se rend à Berlin espérant retrouver l’impression agréable d’un précédent séjour. La tâche consiste à différencier la répétition qui assure l’éternité du ressouvenir, ce qui rend malheureux, de l’amour selon la répétition qui est heureux, également différent de l’amour selon le souvenir qui est cause de souffrance. La répétition est expérience au présent et pour cette raison, elle est source d’angoisse. La mémoire concerne le passé et rend l’homme malheureux. « L’amour de la répétition est en vérité le seul heureux car il ne présente pas l’inquiétude de l’espoir ni l’angoisse de l’aventure et de la découverte, pas plus que la mélancolie du ressouvenir ; il a la sainte assurance de l’instant présent[6]. » La répétition se vit au présent.

Il compare l’espoir à un habit neuf, raide et serré, étincelant bien qu’on ne l’ait jamais porté alors que le ressouvenir ressemble à un vieil habit même beau mais qui ne va plus car on a grandi. La répétition est un habit inusable qui tient comme il faut tout en restant souple, sans vous étouffer ni ballonner. Et il poursuit « l’espoir est une ravissante jeune fille qui vous glisse entre les doigts, le ressouvenir est une belle femme d’âge mûr qui n’a jamais fait votre affaire alors que la répétition est une épouse adorée qui ne vous lasse jamais[7]. » Il termine son introduction par la distinction entre celui qui se contente d’espérer qui est un lâche, celui qui se contente du ressouvenir qui est un voluptueux alors que celui qui souhaite la répétition est un homme.

Kierkegaard est donc l’apôtre du présent : la vie est répétition et elle représente la beauté même de la vie. Celui qui ne le comprend pas ne mérite pas mieux que le sort qui l’attend, c’est-à-dire périr. « La répétition est réalité, c’est le sérieux de l’existence[8] » Temps, angoisse existentielle, amour et relation impossible à La femme sont les thèmes de cet ouvrage car ce jeune homme est profondément, sincèrement et honnêtement, dit-il, amoureux d’une jeune femme. Mais il se rend compte qu’elle n’est qu’un prétexte à l’amour, l’inspiratrice du talent poétique qui sommeille en lui. Il prend conscience qu’en réalité, il aime l’amour, l’idée de l’amour et non pas la jeune fille. Alors pour atteindre cet universel de l’amour pur dégagé de toute compromission, il doit se séparer de la relation charnelle avec cette femme. L’épouser est une duperie, il n’a d’autre solution que de rompre avec elle. L’amour l’a métamorphosé en poète « Souvent, les amants cherchent refuge dans le verbe du poète, pour exprimer le doux tourment de l’amour en une exaltation bienheureuse ; c’était bien son cas[9]; » mais par cette opération, elle l’a perdu : « elle avait signé son propre arrêt de mort ». Cela, le narrateur ne peut lui expliquer car ce serait trop douloureux pour elle et il est persuadé que la jeune femme ne le comprendrait pas. Il ne lui reste plus qu’à se rendre odieux afin de provoquer en elle le dégoût qui l’éloignerait.

Une fois à Berlin, le jeune homme se rend compte que rien ne se répète et la déception est cruelle : Aussitôt arrivé à Berlin, écrit-il, « je filais mon ancien logis afin de vérifier dans quelle mesure une répétition est-elle possible » et il évoque le souvenir de son appartement et de la chambre. Mais tout a changé. Même le théâtre avec ses répétitions qui ont fait son succès ne l’amuse plus. La conclusion est simple : la répétition est impossible, la position esthétique est un échec et la seule issue est la mort.

Le jeune homme en question n’est autre que Kierkegaard lui-même qui relate son expérience de rupture de ses fiançailles avec Régine, cette femme qui « était bien l’élue, la seule qu’il ait jamais aimée, la seule qu’il aimerait toute sa vie[10]. » mais qu’il renoncera à épouser. Qu’est-ce qui le décide à poser un tel acte ?

Régine, la fiancée éternelle

Régine Olsen est une jeune fille de 14 ans lorsque Kierkegaard la croise une première fois en mai 1837 chez des amis communs les Rørdam. Dès cette première rencontre, Kierkegaard alors âgé de 24 ans tombe amoureux d’elle. Il écrira deux ans plus tard dans une note des papiers le 2 juin 1839 l’effet produit sur lui par cette rencontre : « Toi souveraine de mon cœur, Régina. » Mais derrière cette ode à l’amour, un doute apparaît immédiatement : l’ordre ne sonne-t-il pas de passer outre ? Malgré cette mise en garde, il fait sa demande en mariage le 8 septembre 1840 et la jeune Régine donne son consentement dès le lendemain. Il prend cette décision de fiançailles deux ans après le décès de son père. Dans le Danemark de cette époque, les fiançailles équivalaient à un mariage et devaient durer environ un an.

Mais brutalement, le 11 août 1841, le jeune Kierkegaard rompt les fiançailles. La jeune fille alors « se précipita chez lui, folle de douleur, monta dans sa chambre et ne le trouvant pas, laissa un billet totalement désespéré dans lequel elle conjurera pour l’amour de Jésus-Christ et pour la mémoire de son père mort de ne pas l’abandonner car ce serait son arrêt de mort[11]. » Kierkegaard est très affecté par cette réaction et bien qu’il redoute un acte suicidaire de sa fiancée, il ne change pas d’avis.

Malgré cette épreuve, il soutient sa thèse de doctorat le 29 septembre consacrée au concept d’ironie constamment rapporté à Socrate.

Pourquoi rompre ses fiançailles ?

Kierkegaard est confronté à ce qu’il nomme son souci éthique qu’il formule à peu près en ces termes : suis-je amoureux de Régine ou n’est-ce pas plutôt le sentiment de l’amour qui me transporte ? Si c’est le cas, je serais un imposteur envers Régine puisque ce n’est pas elle que j’aime mais le sentiment qu’elle procure en moi. Kierkegaard considère qu’il aime l’amour et non pas cette femme. Effectivement, lorsqu’on aime, aime-t-on l’amour ou la personne sur laquelle se porte l’amour ? Si l’homme est appelé au cours de son existence à aimer plusieurs fois, n’est-ce pas plutôt de la sensation amoureuse dont il est en quête ? S’il s’agissait de la personne, ne devrions-nous pas n’aimer qu’une seule personne dans toute notre existence ? À partir de deux, la répétition se manifeste. Une fois l’amour éprouvé la première fois, la seconde fois n’est-elle pas uniquement la quête de la sensation déjà vécue, ce qui signifierait que la visée de cette recherche est l’expérience amoureuse et non l’objet de l’amour. Telles sont les interrogations de Kierkegaard. Mais quoi qu’il en soit, en renonçant à faire de Régine sa femme, il conserve intacte la sensation de l’amour et fait de Régine sa fiancée éternelle, le support de l’amour.

Un mois après la rupture, il se rend à Berlin pour poursuivre ses études et suivre un enseignement du philosophe allemand de l’idéalisme Friedrich Wilhelm Schelling dont il sera rapidement déçu.

Finalement, il retournera à Copenhague le 6 mars 1842 et mènera par la suite une existence paisible de riche célibataire. Il a renoncé à être pasteur et se consacre au travail de l’écriture. En 1843 paraissent La répétition en même temps que Ou bien… ou bien, Crainte et tremblement. Mais peu avant qu’il mette le point final à son texte La répétition, Kierkegaard apprend que Régine vient de se fiancer à Johan Friedrich Schlegel le professeur dont elle était précédemment éprise, et qu’elle épousera en 1847[12]. Cependant, il garde inchangé son texte sauf la date de la dernière lettre.

Il sait qu’il a perdu Régine mais ne renonce pas pour autant au lien avec elle puisqu’il va la faire sa légataire universelle, bien qu’ayant pratiquement dilapidé toute la fortune de son père qui lui a permis de vivre pendant des années.

Kierkegaard croisera Régine de nouveau en 1849, à l’enterrement du père de Régine, Terek Olsen. Kierkegaard cherche alors à renouer avec elle, et écrit deux lettres au couple Schlegel, une pour Régine et une pour son mari. Dans la lettre à son mari, Kierkegaard écrit : « Dans cette vie, elle vous appartient ; dans l’histoire, elle sera à mes côtés ; dans l’éternité, cela ne peut évidemment vous déranger qu’elle m’aime aussi ». Frederik Schlegel n’appréciera pas beaucoup le ton de cette lettre et il les empêchera désormais de se voir et de communiquer.

Régine est certainement la seule femme que Kierkegaard ait aimée. Dans les lettres à Régine, il explique que pour lui « des fiançailles ont eu lieu et ont force d’obligations autant que mariage et que, par suite, ma succession lui revient comme si j’avais été marié avec elle. Régine a toujours été La femme qui a inspiré l’écrivain tout au long de sa vie et non l’épouse qui aurait pu lui donner une descendance et l’inscrire dans une filiation à son père. Dans une lettre à Régine, il précise « toute ma célébrité – tel est notre volonté – te reviendra et appartiendra, à toi… » C’est ce que note Lacan dans cette leçon du séminaire Le Moi.

Quelles sont les raisons qui ont poussé Kierkegaard à renoncer à sa fiancée : son jeune âge, son émoi devant la sexualité féminine ou quelque autre raison ? Les arguments allégués par Kierkegaard pour justifier de son attitude, il les place chez Régine : son innocence, son enthousiasme amoureux. Mais il met surtout en cause son fond mélancolique, ce qu’il considère être le secret enfoui au plus profond de son être et qui le relie à son père.

Mais, les raisons qui sont à l’origine de ce choix ne sont pas pertinentes, l’intérêt ne réside pas dans les raisons mais dans l’acte. Lacan qui a lu Kierkegaard se détourne de cette question. Kierkegaard considérait qu’il n’est nullement opportun de chercher les raisons qui poussent à prendre des décisions car ce qui importe, c’est l’acte et assumer les conséquences de cet acte. L’existence est une succession d’actes qui déterminent la destinée. Dans la mesure où il est impossible de connaître les motivations qui déterminent les choix, l’homme n’a que la responsabilité d’assumer les conséquences de ses choix. Ici le choix que fait Kierkegaard détermine son existence : doit-il choisir La femme ou Dieu ? Il choisit Dieu contre La femme.

Lacan conseille la lecture de La répétition, car il considère que Kierkegaard opère un véritable revirement dans la manière dont l’homme conduit sa vie. Il trouve son chemin dans la répétition[13]. En retournant à Berlin, son héros cherche à remettre ses pas dans ses pas et son bien dans l’ombre de son plaisir, mais il fait l’expérience de l’impossible. Lacan pose ainsi la question de la répétition :

« Comment et pourquoi tout ce qui est d’un progrès essentiel dans l’être humain doit passer par cette voie d’une répétition obstinée, d’une répétition qui est toujours la répétition de quelque chose à un moment et dans un texte ectopique où ce qui est ramené au départ n’est pas adapté, ne veut plus rien dire et doit vouloir dire autre chose à ce moment-là.[14]. » Lacan pointe deux caractéristiques de la répétition : le temps et le texte. Le temps n’a qu’une seule direction et il n’est pas possible de revenir en arrière. Pour que la répétition puisse produire, il est nécessaire qu’il y ait eu une première inscription de l’événement, un texte qui rende compte de ce qui est advenu. Mais cela n’est pas suffisant car il faut un troisième terme qu’il précisera quelques années plus tard dans « D’un dessein » en 1966[15] soulignant la catégorie triadique de la répétition ; il précise les trois temps : le premier temps est celui de la rencontre, expérience de la jouissance (autant trauma que plaisir exquis, distinct de la rencontre avec l’Autre du signifiant), temps logique qui inscrit le trait unaire comme mémorial de la jouissance (mais qui ne peut être repéré que dans un après-coup). Le second temps est celui de la retrouvaille, retrouvaille impossible puisque ce qui a été est nécessairement perdu et ne peut être retrouvé. Entre ces deux temps, s’inscrit le temps de la perte qui est l’écart creusé entre le premier et le second temps[16]. Pour qu’il y ait mémoire, une perte doit s’opérer qui permet l’oubli.

La répétition ne peut pas ramener au départ car cela est impossible et creuse un vide.

Si dans un premier temps, Lacan considère que le besoin de répétition chez l’homme répond à son besoin d’images, en raison du défaut d’inscription symbolique : ce qui ne s’inscrit pas dans la chaîne signifiante revient dans l’image. Lacan rappelle que c’est notre faiblesse animale et que faute d’images, il arrive que le symbolique n’arrive pas au jour. Puis Lacan note que dans l’analyse, ce besoin de répétition se manifeste concrètement sous la forme de conduite de reproduction de comportement du passé qui est la marque du discours de l’autre dans l’inconscient. Ce discours de l’autre n’est : « […] pas le discours de l’autre abstrait, de l’autre dans la dyade, de mon correspondant, ni même simplement de mon esclave, (le double ?) C’est le discours de tout un certain circuit dans lequel je suis intégré, parce que je suis un des chaînons[17]. » Et que, par exemple, ce discours est le discours de mon père en tant que « […] mon père a fait des fautes que je suis absolument condamné, chacun le sait, à reproduire. C’est ce qu’on appelle super-ego. » Lacan fait référence ici au père de Kierkegaard et du lien particulier qui l’unissait à son fils. Gusdorf[18] dans son essai sur Kierkegaard développe l’hypothèse de la responsabilité du lien de Kierkegaard à son père dans la conduite de sa vie et de ses conceptions philosophiques.

Le père de Sören Aabye Kierkegaard, issu d’une famille pauvre de neuf enfants vivait dans une petite ferme (Gaard) près d’une église (Kierke) située dans le hameau de Saedding à l’ouest du Jutland, partie continentale du Danemark. En ôtant une voyelle au nom de famille, on obtient le mot danois kirkegård qui veut dire cimetière. Michael Pedersen Kierkegaard vivait dans des conditions précaires en gardant des moutons dans la lande désertique avant de rejoindre un oncle à Copenhague pour travailler dans une bonneterie où il fit fortune. Mais une fois riche, il considéra que cette réussite était une épreuve divine et cessa son activité afin de se livrer à la méditation spirituelle et philosophique avec une communauté proche des frères moraves, branche du protestantisme issu du mouvement de Jan Hus.

Son fils, le jeune Kierkegaard est le benjamin de la famille de sept enfants. À 17 ans, en 1830, il débute des études universitaires de lettres et de théologie mais il mène surtout une vie joyeuse d’étudiant dandy bohème fréquentant café et cercles de discussion. En réalité, il passera la plus grande partie de sa vie à dépenser allègrement l’argent que son père avait accumulé jusqu’à se trouver en difficulté financière. Selon Gusdorf, l’argent du père est suspect car il est porteur de malédiction. L’histoire raconte que durant cette période de vie dissolue, il se serait laissé entraîner une nuit en état d’ivresse dans un lieu de débauche. Expérience cuisante car il écrit que désormais une écharde a été inscrite dans sa chair.

Son histoire fut surtout marquée par la mort : les décès de deux frères et trois sœurs et de sa mère entre 1819 et 1834. Peu après le décès de sa mère, il commencera à rédiger son journal, le compagnon de sa vie. Il fut donc élevé avec son dernier frère vivant Peter Christian par un père triste quasi mélancolique, rigoureux et exigeant, dans la foi du Christ ensanglanté et abandonné sur le Golgotha.

Son père décédera brutalement dans la nuit du 8 au 9 août 1838 en lui laissant une immense fortune.

Kierkegaard était petit, maigre et voûté ; les sermons qu’il prononçait en chaire d’une voix criarde étaient à peu près inaudibles. Il se décrit ainsi dans son journal : « frêle, fluet et faible, physiquement dépourvu des avantages qui permettent de passer pour un homme complet, comparé aux autres ; mélancolique, malade en mon âme, de maintes façons profondément déficient, une chose m’a été départie : un immense discernement sans doute pour que je ne fusse pas complètement désarmé[19]. »

En accord avec ses convictions, Kierkegaard mènera une vie solitaire, en proie aux quolibets des autres et aux moqueries d’un journal satirique, le corsaire qui le tournait en ridicule. Mais sa plume était acerbe et sans compromission. Dans tous ses discours, il s’est toujours opposé aux systèmes de totalisation. Lacan dans le séminaire considère que la vérité, c’est Kierkegaard qui la donne. « C’est, non pas la vérité de Hegel, mais la vérité de l’angoisse qui nous mène à nos remarques concernant le désir au sens analytique[20]. »

Finalement, au cours de son existence, il ne sera ni mari, ni pasteur, ni professeur car il décédera dans des conditions bizarres le 11 novembre 1855 à l’âge 42 ans après être tombé dans la rue.

La mort, le vécu de culpabilité et la mélancolie de son père ont imprimé la trace profonde du devoir dans l’âme de Kierkegaard qui a dû rapidement se sentir dans l’obligation d’assurer une filiation à ce père tyrannique dans la mesure où son frère aîné Peter Christian deviendra prêtre puis évêque d’Aalborg avant d’être atteint de folie en 1875[21]. Ainsi, en refusant de se marier, il se soustrait à ce devoir.

Lacan considère que Kierkegaard est empêtré dans la faute du père qu’il est condamné à répéter : « c’est le discours qui est le discours de mon père, par exemple, en tant que mon père a fait des fautes que je suis absolument condamné, chacun le sait, à reproduire. C’est ce qu’on appelle super-ego[22]. » Ce discours aussi implique ce que Kierkegaard écrira comme le niveau éthique Kierkegaard qui est la tâche de ne pas arrêter la chaîne des discours : « […] Je suis condamné à reproduire, parce qu’il faut que je reprenne ce discours qu’il m’a légué, non pas simplement parce que je suis son fils, mais parce qu’on n’arrête pas la chaîne des discours et que je suis justement chargé de le transmettre dans toute sa forme aberrante et mal posée à quelqu’un d’autre, c’est-à-dire à poser à quelqu’un d’autre le problème d’une situation vitale ou il y a toutes les chances qu’il achoppe également […] »

Effectivement Kierkegaard distingue trois stades ou sphères dans la conduite de l’existence qui n’appartiennent pas à une logique de progression temporelle vers la sagesse grâce à une démarche réfléchie mais des moments de vie soumis à l’examen de conscience. Ce sont des moments d’expérience et ne constituent pas des étapes sur la voie de la connaissance soumis à la logique de la rationalité.

Ces moments se vivent de manière individuelle et solitaire face au réel et ils ne sont pas référés à un discours.

La première sphère est la sphère esthétique, celle de l’immédiateté où règne l’individualisme romantique. Ce stade est caractérisé par la vie de bohème du cœur et l’esprit telle que Kierkegaard l’a pratiqué durant ses années de jeunesse. Ce stade est celui des plaisirs et de la jouissance impulsive que tous les hommes sont toujours prêts à recommencer. Cette sphère de la jouissance est celle du mensonge qui conduit au désespoir et à la recherche de consolations dans les actes gratuits. L’ironie en est une de ses caractéristiques puisqu’elle est jeu avec le langage. Puisque l’ironie permet de prendre de la distance, elle trouve sa place dans la transition entre la sphère esthétique et éthique. L’ironie révèle justement que le réel ne coïncide pas avec le langage. Elle vise les discours surtout ceux constitués en savoir avec leur prétention de dire quelque chose du réel. L’ironie cherche surtout à sauver l’équivocité du langage mais elle ne peut tenir un propos nouveau sur le monde. Kierkegaard dans sa thèse sur l’ironie prend l’exemple de Socrate qui pratique l’ironie parce qu’il ne veut pas être prisonnier du langage reçu. « Il ne réfute pas les idéologies au nom d’une idée qu’il serait le seul à posséder, mais à partir d’une conception non dogmatique du langage. » L’ironie s’adresse au discours de légitimation en affirmant sa liberté de ton contre le dogmatisme. Comme pratique de la dissonance, elle est « un jeu infiniment léger avec le rien. ». L’ironie questionne le langage.

Lorsque le jeune homme prend conscience qu’il est enfermé dans la sphère esthétique de l’enchaînement des jouissances et de la mélancolie de l’insatisfaction, il ressent la nécessité d’en sortir afin d’atteindre le second stade, le stade éthique, stade du devenir Un, la sphère de l’exigence soumise à la décision morale, au choix et à l’engagement. Avec ce principe, la conduite de la vie s’effectue sous le primat du devoir. Ce stade de la haute conscience morale et de la responsabilité conditionne la destinée de l’homme.

Le stade religieux est la dernière sphère, celle de l’accomplissement lorsque l’homme prenant sur soi sa propre faute, sort de la dispersion pour atteindre l’être vrai. Cette sphère correspond au parcours d’Abraham pris au piège de sa foi.

Kierkegaard détermine trois stades selon le modèle d’une structure ternaire qui ne semble pas tant éloignée des trois ronds de Lacan : l’esthétique ou imaginaire de la vie de plaisir, le symbolique ou l’éthique soumise aux lois du langage et le religieux du tout Autre inaccessible, soit le Réel recouvert sous la foi.

La faute paternelle.

Mais quelle est cette faute de son père Mickaël Pedersen Kierkegaard, responsable de la mélancolie du père et de la douleur existentielle du fils ? La légende familiale raconte que Michael Kierkegaard alors qu’il gardait les moutons dans la lande désertique et lugubre, affamé et transi de froid, se sentant abandonné de tous, maudit Dieu des conditions d’existence qu’il lui imposait. Immédiatement, il ressentit une culpabilité énorme d’avoir eu des pensées blasphématoires et conservera toute sa vie l’idée que sa famille en subira les conséquences. Pour cette raison, il éleva ses enfants dans la crainte du péché.

Mais une faute n’en cache-t-elle pas une autre d’une autre nature ? Un jour, son père en état d’ivresse, aurait fait la révélation à son fils d’un événement qui eut l’effet d’un tremblement de terre pour Kierkegaard. Son père lui raconta qu’il avait violé la servante de la maison qui se retrouva enceinte peu de temps avant le décès de sa première femme qui ne lui avait pas donné d’enfant. Par la suite, il épousera sa servante qui sera la mère de ses enfants. Révélation terrifiante sur la vie sexuelle paternelle alors que ce dernier enseignait à ses enfants le contrôle rigoureux des pulsions que la morale doit exercer dans la conduite de la vie. Cette révélation éloignera Sören de son père mais il se réconcilia avec lui peu avant sa mort. Comme le mentionne Lacan, la filiation entre père et fils est problématique et la question de la transmission devient une tâche impossible. Doit-on transmettre la faute de son père ou arrêter la transmission ? Il écrit dans ses papiers : « il est mort, non à moi, mais pour moi, afin que, si possible, quelque chose puisse encore sortir de moi[23]. » Il a donc un devoir envers ce père, mais sa manière de tirer la leçon de cet acte, de la faute du père, est justement de ne pas la répéter mais au contraire de faire émerger quelque chose de ce que son père lui a légué. Ce que Lacan interprète sous cette « forme circulaire d’une certaine parole pour autant qu’elle est à la fois justement cette limite de sens et de non-sens, qui fait que c’est une parole problématique[24]. »

Pour Georges Gusdorf, Kierkegaard est prisonnier de la faute de son père. L’angoisse structure sa vie et sa pensée : que doit-il à son père ? Est-il responsable de sa faute ? Doit-il expier sa faute ? Racheter la faute du père donnerait-il un sens à son existence ? Que transmettre de la parole paternelle, cette parole problématique puisqu’elle pose la question de la limite du sens, au-delà de laquelle règne le non-sens, celui des actes incompréhensibles du père. À vouloir transmettre la rigueur, le père transmet la culpabilité de la faute. La parole révèle le poids de la faute en voulant la dissimuler. Ce qui vient du dehors, le discours de mon père, Kierkegaard cherche à s’y soustraire. Du dehors du sujet donc, mais à l’extime de l’être, de ce qui est extérieur à l’intérieur, cette inclusion de l’autre en soi qui fait qu’il est ce qu’il est, s’origine le devoir de transmission envers son père. Foucault dans son texte du dehors dit que l’être du langage n’apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet. « Ce ne cesse pas » indique cette répétition nécessaire en tant que marque de l’impossibilité. Pour cette raison, Kierkegaard ne peut consentir à une vie menée selon le principe éthique ; il ne lui reste donc qu’à s’orienter vers la sphère religieuse.

Le royaume de Dieu, le Réel ?

Dans la leçon VIII, Lacan revient sur la répétition[25] qu’il qualifie en cette occasion de manifestation la plus fondamentale du champ analytique, répétition « lié[e] à un processus circulaire de l’échange de la parole, à un circuit symbolique extérieur au sujet […] – donc du dehors – impliquant […] le destin du sujet […] dans lequel est inclus [le sujet] indéfiniment jusqu’à ce qu’enfin de compte le sujet comprenne ». Du dehors, ce hors où le sujet qui parle disparaît derrière le dire qui circule. Ce passage du dit du dehors à la parole du dedans est la trajectoire qu’opère Kierkegaard entre l’injonction paternelle et son engagement dans la sphère religieuse. Foucault écrit que « comme parole qui demeure toujours au dehors de ce qu’elle dit, le discours qui apparaît sans conclusion et sans image, sans vérité ni théâtre, sans preuve, sans masque, sans affirmation, libre de tout centre…de la pensée réflexive sera une avancée incessante vers ce dont la lumière, absolument fine n’a jamais reçu langage[26]. » Pas de réflexion mais l’oubli dans la plénitude du vide.

À l’issue de ce parcours, la répétition, puisque rien ne se répète à l’identique, n’ouvre pas uniquement sur la dimension du nouveau mais ouvre une nouvelle catégorie, celle de l’impossible. Lacan a entendu l’enseignement de Kierkegaard : en allant à Berlin, le jeune homme ne trouve pas ce qu’il attendait mais découvre un champ nouveau dans lequel il est incité à entrer. Mais ce champ (un rond) est un champ où il n’y a nulle garantie, nulle certitude puisque ce qui jusqu’alors était de l’ordre de la vérité a révélé son caractère de leurre. Nulle vérité dans le champ du Réel. Il est le lieu de l’angoisse existentielle face au vide du présent et à l’impossibilité du choix car il n’y a aucune certitude.

Si en un premier temps, la répétition ouvre à la nouveauté : « Naturellement, le sujet peut passer toute sa vie sans entendre ce dont il s’agit. C’est même ce qui se passe le plus communément. L’analyse est justement faite pour ça, pour qu’il entende, c’est-à-dire qu’il comprenne, dans quel rond du discours il est pris, et du même coup dans quel autre rond il est incité à entrer. Vous y êtes[27] ? » Soit la surdité commune du sujet prisonnier du signifiant, en errance dans le sens. Lacan nous invite ici à entendre que la répétition n’ouvre pas seulement la dimension de la nouveauté, mais révèle cette autre dimension dans laquelle nous sommes invités à entrer après avoir réalisé, grâce à l’analyse, l’aliénation aux signifiants et au sens dans lesquels nous sommes pris, la dimension du Réel.

Mais la peur du risque nous maintient à distance. Kierkegaard dit : « Ainsi le monde existe-t-il et subsiste ainsi, car il est répétition. La répétition est réalité, c’est le sérieux de l’existence[28]. » Le sérieux de l’existence est nommément le Réel.

Alors la répétition car impossible, nous introduit au rond du réel. Lacan opère ici un véritable saut qualitatif. « Puisque l’impossible, c’est le Réel, tout simplement, le Réel pur, la définition du possible exigeant toujours une première symbolisation. Si vous excluez cette symbolisation, elle vous apparaîtra beaucoup plus naturelle cette formule : l’impossible, c’est le Réel[29]. » La première fois, c’est le possible, ce qui s’est produit. La seconde fois, la répétition, c’est l’impossible qui s’ouvre, le Réel sans loi ni ordre, règne l’incertitude existentielle angoissante. Il nous faut l’angoisse existentielle de Kierkegaard revisitée par l’écoute de Lacan pour entendre cette fulgurance : la répétition ouvre au Réel.

Pourquoi une telle réticence à entrer dans ce sérieux de l’existence ?

Dans une lettre du 11 octobre adressée par son cher confident, Kierkegaard poursuit « […] à quel titre suis-je intéressé à cette vaste entreprise qu’on appelle la réalité et pourquoi devrais-je y être intéressé ? N’est-ce pas une affaire libre ? Et si je suis forcé de l’être, où est le directeur ? J’ai une remarque à lui faire. N’y a-t-il aucun directeur ? À qui dois-je adresser ma réclamation ? […] Plus loin s’il faut accepter l’existence telle qu’elle est, ne vaudrait-il pas mieux que l’on sache comment elle est[30] ? » Aucune parole ne donne garantie. Chacun doit faire avec cette liberté qui est vertige devant les multiples possibilités de choix offertes et surtout sans réponse car le Réel, obstinément, se tait. Qui parle alors ? Que veut dire le mot imposteur ? Sait-on comment un homme se rend coupable ? Suis-je ou non coupable ? Il n’y a personne pour répondre. « Ma raison s’est arrêtée ou, plus exactement, je l’abandonne. Et il clôt le paragraphe par : quelle pitoyable invention que le langage humain, qui affirme une chose mais en pense une autre[31] ! » Puisque la parole est défaillante, « […] il ne reste que le bruissement de l’écume des mots qui retentissent sans trouver d’écho[32]. »

La seule manière de se confronter à ce rond est la poésie. Grâce à l’expérience de l’amour, l’homme découvre la poésie en réalisant que celle qu’il aime est l’inspiratrice du talent poétique qui sommeille en lui.

Avec la répétition s’achève le rêve pascalien d’une infinité de vies se succédant à elles-mêmes sans fin possible, il n’est pas possible de revenir en arrière. L’histoire parle de ce que jamais on ne verra deux fois, écrit Paul Veyne[33]. L’histoire est un roman vrai qui raconte une succession d’événements qui ne se reproduisent qu’une fois, mais la conscience de l’événement n’apparaît qu’au second tour.

Qui n’a pas rêvé de revenir en arrière, de reprendre son histoire aux lieux de ses ratages, de nouer différemment les déceptions et les amours ratés…… utiliser ses expériences pour lire différemment les événements qui se sont produits, produire des bifurcations nouvelles et des écarts dans sa destinée. Mais il n’y a pas de possibilité de reprise, pas de possibilité de revenir en arrière. L’événement a eu lieu, nous ne pouvons ni l’effacer ni le changer. La fonction de l’acte trouve ici toute sa force dans la responsabilité de celui qui le pose. À vouloir répéter et revenir en arrière, nous nous heurtons au Réel – à la face de Réel. Nous sommes condamnés à ne vivre qu’au présent, subordonnés à la scansion inexorable du temps. La vie ne se vit qu’une seule fois, il n’y a pas de seconde chance. Le seul retour en arrière est le ressouvenir et la réminiscence

On ne peut que re-venir en avant. La répétition ainsi entendue grâce à Kierkegaard n’est-elle de la même nature que celle dont parlera Lacan vingt ans plus tard dans Le moment de conclure à propos du second tour ? « La fin de l’analyse, on peut la définir. La fin de l’analyse, c’est quand on a deux fois tourné en rond, c’est-à-dire retrouvé ce dont on est prisonnier. » Soit l’aliénation au langage. Car lorsqu’on apprend à parler, ça laisse des traces dont le sinthome est la manifestation. Nous sommes prisonniers de la suggestion du langage, l’inconscient c’est ça dit-il, c’est qu’on a appris à parler « […] et que de ce fait, on s’est laissé par le langage suggérer toutes sortes de choses. » Et il poursuit : « Recommencer deux fois le tournage en rond, c’est pas certain que ce soit nécessaire. Il suffit qu’on voie ce dont on est captif. Et l’inconscient, c’est ça, c’est la face de Réel — peut-être que vous avez une idée après m’avoir entendu de nombreuses fois, peut-être que vous avez une idée de ce que j’appelle le Réel — c’est la face de Réel de ce dont on est empêtré[34]. »

L’emprisonnement dans le symbolique avec la soumission et la suggestion sont les effets du premier tour de la répétition, la vie au quotidien, la parole. Ça rate et puisque ça rate, ça se répète. Mais la répétition, ou le second tour, nous indique que nous sommes empêtrés dans l’impossibilité du langage à atteindre le Réel. La répétition nous conduit à sa lisière à condition que nous sachions le lire… Autrement. Autrement dit, Lacan écrit avec un grand A qui désigne le manque S (de grand A barré). Et la passe est sensée rendre compte de la manière dont on se débrouille pour atteindre du Réel (et non le Réel). À cette période, il proposait de faire la passe par écrit.

Pour atteindre du Réel ? Lacan propose le 26 janvier 1955 : « L’analyse est justement faite pour ça, pour qu’il entende c’est-à-dire qu’il comprenne. Dans quel rond il est incité à entrer – Par la répétition. » Et le 10 janvier 1978, il énonce que : « L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on est empêtré – ça se produit du fait il y a du symbolique – la passe faite par écrit, ça a une chance d’être un peu plus près de ce qu’on peut atteindre du Réel que ce qui se fait actuellement. » Donc en lisant Autrement. C’est notre tâche aujourd’hui, promouvoir une nouvelle lecture – Autrement – affranchie de l’aliénation aux signifiants et au symbolique, qui s’extrait du savoir afin de se promener, libre et angoissée sur les bords du Réel, au bord du gouffre sans certitude ni garantie comme l’énonce Kierkegaard terrifié tel qu’il l’a été par la possibilité de tous les choix possibles, sans cartographie ni boussole pour guider sa trajectoire, car même Dieu se tait. La face de Réel est cela, le silence qui ne donne aucune indication sur la direction juste et nous laisse dans l’impossibilité de revenir en arrière ou d’anticiper sans savoir, seul, au présent sans secours face à l’indéterminé et à l’imprévu.

Relecture : Louis Bouvet, Érika Croisé Uhl, Dominique Foisnet Latour.

Texte relu par l’auteur.

 

[1]Nietzsche (Friedrich), Le Gai Savoir, aphorisme 341.

[2] Lacan (Jacques), Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, A.L.I p. 86.

[3] Post-scriptum aux miettes philosophiques, Gallimard, 1949.

[4] Datées du 11 octobre 15 novembre 14 décembre, 13 janvier, 17 février, 31 mai.

[5] Kierkegaard (Sören), La répétition, Rivages poche, Paris 2003, p. 29.

[6] Ibid. p. 30.

[7] Ibid. p. 31.

[8] Ibid. p. 32.

[9] Ibid. p. 37.

[10] La répétition, op. cit. p 41.

[11] Texte issu des papiers dans une note de bas de page le ?

[12] Il sera le gouverneur des Antilles danoises de 1855 à 1860, et conseiller privé de la monarchie danoise à partir de 1860.

[13] Lacan (Jacques), Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, op. cit.. p. 128.

[14] Ibid.

[15] Écrits p. 363 – 367.

[16] p. 367.

[17] p. 131.

[18] Gusdorf (Georges), Kierkegaard, édition Seghers 1963, CNRS édition 2011 Paris.

[19] Cité par Gusdorf p. 71.

[20]Lacan (Jacques), L’Angoisse, éd. A.L.I., leçon du 21 novembre 62, p. 33.

[21] Il décédera en 1888 à 83 ans.

[22] Ibid., p. 131.

[23] II A 143.

[24] Ibid. p. 132.

[25] Ibid., p. 141.

[26]Foucault (Michel), La Pensée du dehors, éd. Fata morgana, 2009, p. 25.

[27] Ibid., p. 142.

[28] La Répétition, op. cit. p. 32.

[29]Lacan (Jacques), La Logique du fantasme, 1966 1967, leçon du 10 mai 67, éd. de l’A.L.I., p. 293.

[30] La répétition, op, cit. p. 142.

[31] Ibid. p. 142.

[32] p.72.

[33]Veyne (Paul),   Comment on écrit l’histoire, éd. du Seuil, 1971, p. 9.

[34]Lacan (Jacques),  Le Moment de conclure,  Séminaire 1977–1978, leçon du 10 janvier 78,  p. 33.