Conférence prononcée dans le cadre du séminaire de Jeanne Wiltord le 12 novembre 2011.
Pierre-Christophe Cathelineau
Jeanne Wiltord m’a demandé de réfléchir au passage d’une topologie des discours à la topologie des nœuds pour penser le lien social post-colonial, et en particulier aux Antilles.
Pourquoi cette question m’est-elle adressée ?
Il y a deux ans j’ai écrit dans un article paru dans « la revue lacanienne »( dont le numéro portait sur les implications cliniques du nœud borroméen ) que dans certains cas nous n’avons plus affaire à des articulations de discours dans le lien social, mais à des formes de lien social seulement appréhendables par la topologie des nœuds .La question est donc de savoir pour Jeanne Wiltord à quelle topologie des nœuds correspond le lien social post-colonial aux Antilles . Je vais répondre à cette question un peu plus loin.
J’ai prolongé ces remarques au cours des journées sur L’invention en topologie pour la clinique à travers des développements sur le lien social contemporain et les nominations. J’ai proposé des hypothèses de travail sur les transformations du nœud borroméen, en m’appuyant sur une leçon de La topologie et le temps.
J’avançais que si pour l’articulation des discours, et en particulier le discours du maître, il est nécessaire que soit mis en place le processus de la métaphorisation, le discours du maître, tel que nous le connaissons, est lié à une topologie des nœuds qu’il faut préciser.
Elle suppose l’existence dans le nœud d’une nomination symbolique.
Une première remarque s’impose : la nomination symbolique est toujours singulière en clinique. Ce qui signifie que le Nom-du-Père existe de manière singulière. Il tient à tel signifiant, à telle filiation, à telle identité. Mais il est possible de dire que, quelle que soit l’inscription singulière de cette nomination symbolique, il s’agira toujours dans cette économie d’une nomination symbolique. Il est donc possible de généraliser ce type d’inscription au lien social.
Est-il possible d’admettre qu’aussi bien l’héritage de Rome et d’Athènes, que celui du monothéisme juif, chrétien ou musulman privilégie cet ordre patriarcal fondé sur ce symptôme qu’est la nomination symbolique ? En tout cas la place du père s’y trouve particulièrement privilégiée selon des modalités diverses.
Qu’est-ce que permet cette nomination symbolique ?
Elle permet précisément le jeu de la métaphore. Charles Melman rappelle que ce qui a prévalu dans l’économie patriarcale, c’est le pouvoir de la métaphore. D’où vient ce pouvoir ? Du fait de la métaphore paternelle. L’ordre patriarcal a constitué une rupture par rapport à un monde où le rapport à l’objet pouvait paraître plus direct. Quelle est la propriété de la métaphore paternelle ? C’est qu’elle va situer une instance insaisissable à la place du réel et qui se nomme instance phallique. C’est ainsi que dans la Genèse, la nomination symbolique des espèces que relève Lacan dans RSI, précède de quelques passages l’entrée en fonction de l’instance phallique avec ce que les chrétiens appellent le sacrifice d’Isaac et que les juifs nomment l’épisode des ligatures.
En quoi cette mise en place par la métaphore paternelle de l’instance phallique a-t-elle un lien avec le discours, et en particulier avec le discours du maître ?
Le sujet, nous dit Lacan, est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Quel sens cela a-t-il ?
Cela signifie que le sujet ne participe au discours que dans le procès de la représentation…d’un signifiant pour un autre signifiant, manière de souligner le procès même de la métaphore.
Que fait Lacan avec le discours du maître ? Il établit une stricte équivalence entre la mise en place du discours pour un sujet et la structure politique qu’elle entraîne. Le savoir dont l’esclave est le dépositaire est une réponse à l’injonction né du signifiant. Dans ce discours, le maître fait payer à l’esclave la jouissance qu’il éprouve à travailler, pour autant que l’esclave est le seul possesseur des moyens de la jouissance et le détenteur de ce qu’elle contribue à produire, un plus de jouir, sur lequel le maître va prélever une sorte de dîme qui revient au maître. C’est ce que la lecture de La Politique d’Aristote nous apprend. Aristote n’a aucune peine à produire une éthique, puisqu’il suppose « hêdonê », qu’on traduit mal par «plaisir» et qu’il vaut mieux entendre comme jouissance. Il pense ainsi la jouissance, parce qu’il est de la classe des maîtres. En tout cas la communauté constituée par le maître et l’esclave dans l’ordre antique est littéralement décrite par le Stagirite comme étant une communauté familiale.
Est-il possible d’établir un lien entre la nomination symbolique et le discours du maître ? Il y a en tout cas entre la régie de la nomination symbolique et celui du discours du maître une affinité de structure, que Lacan relève dans Le sinthome dans la leçon du 18 décembre 1975, lorsqu’il dit que « c’est bien en tant que le discours du maître règne, que le S2 se divise. Et cette division, c’est la division du symbole et du symptôme », qui est reflétée dans la division du sujet et coïncide avec le faux trou formé par le symbole et le symptôme dans le nœud borroméen à 4, autrement dit faux trou formé de ce qui, comme symbole, résulte du Symbolique, et de son répondant, comme nomination symbolique .Ce qui intéresse presqu’exclusivement Lacan dans Le sinthome, c’est le symptôme, en tant que nomination symbolique, dans la mesure où cette nomination provient du discours du maître. Affinité de structure donc.
Comment se fait-il qu’avec le lien post-colonial le discours du maître dans ses effets de nomination symbolique ne semble plus fonctionner ?
Il y a ce qui pour Charles Melman fait obstacle à la constitution du discours, comme tel, et est matérialisé par une barre verticale en forme de frontière infranchissable entre S1 et S2, tel que le lien familial qui pouvait exister dans le discours du maître antique se trouve rompu, au profit de quoi ? De ce que Jeanne Wiltord a maintes fois rappelé, en l’étayant sur les travaux des économistes et des historiens de la période esclavagiste à l’âge moderne, à savoir une exploitation sans merci du savoir-faire de l’esclave jusqu’à le ravaler au statut d’objet. Une exploitation qui comme à la Réunion transforme le corps tout entier de l’esclave en plus de jouir pour le réduire, si nécessaire, à l’état de cadavre, pour autant que ce corps soit perpétuellement remplaçable par une nouvelle main d’œuvre à exténuer. Il y a une originalité de la traite des esclaves à partir du XVème siècle et qui spécifie sa cruauté dans cette façon d’aller jusqu’au bout d’une jouissance où le détenteur du savoir devient lui-même plus-de-jouir dans un procès qui annule la représentation d’un sujet par un signifiant pour un autre signifiant et toute possibilité de lien et de reconnaissance mutuel entre le maître et son esclave. C’est une toute autre économie que celle du discours du maître antique.
La question est de savoir ce qui légitime cette séparation, cette barre verticale entre S1 et S2 et entre $ et a dans l’écriture d’un discours qui n’en fait plus un discours.
Car est-ce une opération de légitimation que produisent les colons esclavagistes ? C’est un propos sur la race, de la supériorité de la race blanche sur la race noire, bref la logique de la racialisation fondée sur des caractéristiques de couleur et de morphologie, soit sur l’image spécifiée du corps de l’autre. Il s’agit du repérage que permet d’un certain réel cette nomination liée à la morphologie et à la couleur. C’est donc la racialisation qui légitime cette séparation radicale entre S1 et S2 : l’image du corps vient indiquer et justifier l’appartenance à la race. Cette nomination délimite dans le réel une catégorie de maîtres et une catégorie d’esclaves enracinées dans le nom d’une race repérable par la couleur de peau et la morphologie.
A partir de là quelle conclusion tirer de ce qui n’est plus un discours du fait de cette séparation et quel type de nouage cela implique-t-il dans le lien social ?
En tout cas ce qui est profondément entravé par la séparation racialiste, c’est le procès de la représentation d’un sujet par un signifiant pour un autre signifiant, c’est-à-dire de la nomination symbolique. La nomination symbolique se justifie en effet de cette division du symbole et du symptôme qu’opère le discours du maître entre S1 et S2. Si la nomination symbolique ménage la place de l’Autre et la possibilité d’une reconnaissance entre le maître et le serviteur, la nomination dont s’autorise l’esclavage moderne engage un type de relation entre le maître et le serviteur marqué par l’abus de pouvoir, la défiance, la pure violence et la tromperie. Nous pouvons nous faire une idée de cette difficulté en lisant le roman autobiographique de Joseph Zobel Rue Cases-Nègres, où le romancier décrit cette société post-coloniale comme celle de la séparation entre les békés et les affranchis, séparation sociale, urbaine et géographique, où les descendants d’esclave vivent une vie précaire et misérable à l’écart des dominants.
Qu’y-a-t-il à la place de la nomination symbolique ?
C’est tout d’abord un type de transmission des mères qui élèvent seules leurs fils, cela a été dit par Charles Melman, par donation du phallus imaginaire, et non grâce à l’opération de la castration. Les femmes noires choisies par le maître pour son bon plaisir n’ont malgré tout pas la possibilité d’inscrire une progéniture issue d’unions illégitimes dans une filiation symbolique dûment reconnues. Elles n’ont comme recours que cet effort désespéré pour promouvoir l’avenir de leur enfant mâle à travers une éducation durement acquise et cher payée, à travers l’école, puis l’obtention d’une bourse d’études , puis le lycée et l’université. C’est toute l’histoire de ce roman exemplaire où le phallus est littéralement transmis par la mère sur un mode imaginaire.
A quelle nomination cette opération fait-elle appel ? Pas à la nomination symbolique. Il n’y a aucune figure paternelle dans l’Autre pour attester par la transmission de son Nom d’une quelconque reconnaissance symbolique.
C’est donc d’une nomination imaginaire qu’il va s’agir, au sens où Lacan l’entend précisément dans RSI à une référence près, celle prise au champ même de la logique.
Qu’est-ce qu’une nomination imaginaire et pourquoi est-il possible de dire qu’avec la racialisation c’est précisément à une nomination imaginaire que l’on a affaire ?
Pour parler de la nomination imaginaire Lacan s’appuie sur cette interrogation de Russel : Walter Scott est-il l’auteur de Waverley ? Walter Scott est identifié en tant que référence dans le réel comme étant bien l’auteur de Waverley. C’est ainsi qu’il étaye cette notion de référence sur ce qui « s’individualise comme support pensé des corps ». Notons que Lacan marque sa distance par rapport à cette forme de nomination. Il dit que ne se produit jamais effet rien de semblable. Certes la notion de référent vise le réel et l’individualise, mais sur le fondement d’un forçage topologique qui est précisément l’émergence de la nomination imaginaire.
Lors des journées sur l’invention topologique j’ai simplement proposé de généraliser la nomination imaginaire à toute opération de nomination visant à catégoriser des références dans le réel de façon imaginaire. J’avais pris comme exemple particulièrement significatif les « Gender Studies » avec la déclinaison des « références » de genre dans des catégories dont la démultiplication devient presque comique: hétérosexuels, bisexuels, homosexuels, transsexuels, drag queen, autant d’identités sexuées pour dénier toute légitimité à la survivance, patriarcale selon Judith Buttler, de ce concept jugé réactionnaire et archaïque de la simple différence des sexes. Façon de nommer imaginairement des références de genre supposées réelles.
Dans le même ordre idée la racialisation définit bien une référence réelle, la catégorie de race, en s’appuyant sur « le support pensé des corps » par la morphologie et la couleur. Elle déploie le nuancier de la couleur de peau pour catégoriser les genres raciaux et une hiérarchie entre ces genres. En témoigne aux Antilles le la circulation d’un vocabulaire destiné à séparer les individus de la peau la plus claire à celle qui est la plus foncée, en passant par une multitude de catégories intermédiaires . La racialisation qui est une nomination imaginaire s’est substituée à la nomination symbolique selon un processus de transformation topologiquement présentable. Je l’ai déjà décrit comme transformation par homotopie. Je renvoie le lecteur aux travaux qui l’illustre par des figures en mouvement (Cf. visible sur le site a-l-i.org/freud) et au commentaire mathématique qui accompagne ces figures. Ces transformations relèvent clairement de la chirurgie des nœuds.
Il est en tout cas intéressant de remarquer que la disparition du discours du maître, comme tel, c’est-à-dire autorisant une dialectique de reconnaissance mutuelle entre S1 et S2, est contenue dans l’expérience de la racialisation. Elle entraîne simplement une modification de la composition du nœud à 4. Il se transforme. Mais il ne cesse pas d’être borroméen. Disparaît en son nouage la régie de la nomination symbolique au profit de la nomination imaginaire ; je vous renvoie aux schémas interactifs visibles en ligne sur le site a-l-i.org/freud. De ce fait est instaurée cette séparation radicale entre S1 et S2. Cette séparation n’est plus une simple division. Elle est la nomination imaginaire d’une référence réelle qui fait réellement obstacle à toute reconnaissance. Il est clair que cette remarque a une incidence clinique non négligeable.
La question est de savoir en particulier ce qui opère dans la cure de sujets issus de ce lien social post-colonial. S’agit-il de mettre seulement au jour les effets de cette nomination, en soulignant pour le patient ses effets d’inhibition liés à la prévalence de l’imaginaire ? Ou bien d’opérer sur le nœud une certaine chirurgie ? Elle permettrait par exemple de le faire tenir à trois avec le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, sans le recours à une nomination imaginaire. Ce schéma de transformation est également illustré dans le power point mis en ligne sur le site a-l-i.org/freud. La question clinique et théorique posée est de savoir si dans ce cas le recours à la chirurgie sur le nœud est pertinent et justifié. Elle est ouverte.