La psychothérapie en Italie
05 septembre 2005

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DRAZIEN Muriel,FIUMANO Marisa
Textes
Psychiatrie



Quand la loi Ossicini (du nom de son promoteur, Luigi Ossicini, Sénateur communiste aussi bien que professeur de psychologie à l’Université La Sapienza de Rome) a été approuvée (loi 56 de février 1989) les psychanalystes et les associations lacaniens en Italie ne se sont pas alliés dans une tentative de faire entendre leur voix, soit parce qu’ils estimaient que la loi ne les concernait pas, soit parce qu’ils n’avaient pas le poids suffisant qui aurait permis d’exercer une pression politique. On pourrait ajouter à ce qu’on a pu observer dans la suite ; cette même loi rencontrait des intérêts privés d’un certain groupe lacanien. La loi visait à réglementer la pratique de la psychothérapie en tant qu’elle constituait un débouché professionnel pour les hordes de diplômés de la Faculté de Psychologie (1).

À l’époque il n’y eut aucun débat public, la presse n’a guère accordé d’importance à cet évènement que nous reconnaissons après coup comme historique. Compte tenu de ses effets, non seulement sur la pratique que la loi visait, mais aussi sur une autre pratique refoulée alors : la psychanalyse. Les lacaniens avaient peu de rapports entre eux : l’isolement des groupes et des associations qui se reconnaissaient dans l’enseignement de Lacan, sans aucun organe de représentation commun (nous sommes dans l’après-coup de la dissolution de l’EFP) rendait tout à fait négligeable leur poids culturel et politique. Ceci n’empêchait pas l’oeuvre de Lacan d’entrer à l’Université (la première édition des Écrits, traduits par Giacomo Contri pour l’éditeur Einaudi en 1973, avait été tout de suite épuisée et devenue introuvable – et ceci jusqu’en 1999 quand Einaudi a accepté de la rééditer), d’être utilisée et citée par des philosophes et des écrivains, sans que des analystes de son "École" ne soient consultés ou appelés à en discuter. L’establishment culturel en Italie, souvent représenté par le monde universitaire, a toujours fait barrage aux implications cliniques des textes de Lacan, voire même barrait-il la route aux praticiens de la psychanalyse. S’il existe aujourd’hui une petite ouverture, elle est à ceux qui font de l’enseignement de Lacan un discours universitaire (2).

La loi Ossicini approuvée, il n’y avait donc pas la moindre possibilité de s’y opposer (le problème des lacaniens en tant que groupe persiste encore aujourd’hui!). Rien ou presque ne permettait de prévoir la dévastation qui s’est abattue sur la communauté psychanalytique. Cette loi qui devait réglementer les psychothérapies a sapé le fondement de l’institution psychanalytique parce que sans statut légal de la psychanalyse, les analystes étaient assimilés à des psychothérapeutes. L’absence de réaction des lacaniens italiens s’explique aussi parce qu’ils avaient leur regard tourné vers la France où la situation législative du statut des psychothérapies n’était pas encore à l’ordre du jour.

La SPI (Société italienne de Psychanalyse affiliée à l’Association Internationale –IPA) avait de son côté, à travers des accords privés, obtenu que dans le texte même de la loi Ossicini le terme de psychanalyse n’apparaisse pas. Les manoeuvres politiques ne sont pas du domaine public. On ne connaît pas en détail le contenu des discussions qui ont eu lieu, voire si des pressions ont été exercées et en quels termes a été formulée la requête d’omettre de mentionner la psychanalyse dans le texte de loi. Il s’agissait de tours de passe-passe sur la forme plus que sur le fond, vu que les élèves étaient encouragés à fréquenter des écoles de spécialisation (de psychothérapie).

À partir de l’entrée en vigueur de la loi, du fait que la psychanalyse n’avait pas été définie (3), du moins pour la distinguer de la psychothérapie, ceux qui exerçaient sans diplôme de spécialité risquaient d’être dénoncés pour exercice abusif de la profession "de psychothérapeute". Il y eut, en effet, quelques rares cas en Italie et en France. Il est intéressant, cependant, de noter que le célèbre Verdiglione n’a pas été inculpé sous ce chef d’accusation, mais sous celui de "détournement". L’urgence de créer ses propres instituts de spécialisation devenait patente afin de pouvoir doter ses élèves d’un diplôme (ceux qui en avaient la nécessité) et éviter qu’ils aient à fréquenter d’autres associations. C’est dans ce cadre que certains membres de la SPI adressent leur demande de reconnaissance à la Commission du Ministère.

L’élément décisif, difficile à rendre compte en France, qui a permis cette imposition législative est l’extension limitée de la psychanalyse en tant que profession, ainsi que la qualité et la diffusion de la recherche en Italie. Le nombre restreint de psychiatres "analytiquement orientés" dans les services publics ou dans les instituts de soins est un corollaire important à signaler. La nouvelle organisation de la Santé Mentale, suite à la loi Basaglia et l’impact très important qu’a eu en Italie le mouvement de "Psychiatrie Démocratique" n’a pas réussi à remplacer l’asile par des structures nouvelles et efficaces. Une baronnie de psychiatres-psychothérapeutes, issus de formations des plus disparates, s’est implantée pour occuper les postes créés sur le territoire. Conformément à la visée principale d’Ossicini : fournir des débouchés à ses étudiants.

Les premiers instituts reconnus, environ une vingtaine, se déclaraient freudiens, jungiens, comportementalistes, lacaniens (le seul institut lacanien, reconnu d’emblée était celui dirigé par Jacques-Alain Miller avec son siège principal à Rome), et d’autres aux orientations thérapeutiques assez obscures. Leur nombre initial n’a pas varié malgré les nouvelles demandes de reconnaissance présentées par des groupes ayant été moins prompts dans les premiers temps : soit parce qu’ils étaient plus partagés devant une décision dont les enjeux apparaissaient déjà dans toutes leurs complexités, soit étaient-ils moins bien appuyés politiquement ou institutionnellement.

Très vite, ces instituts se révèlent être un vrai business. D’une part, les frais d’inscription sont élevés (à partir de 2.500 euros/an), d’autre part ces mêmes instituts tiennent à assurer les demandes de "formation personnelle" à tous leurs inscrits (4).

La Commission ministérielle a connu un retard important et même un arrêt total, dû en partie à des évènements politiques (chute du gouvernement Berlusconi en 1995) et à des positions personnelles de quelques-uns de ses membres. Celle-ci était accusée, par tous, de laxisme dans son action. Certains des membres de la commission avaient des intérêts particuliers dans son fonctionnement, dans l’avenir des écoles qu’ils avaient eux-mêmes créées et n’avaient aucun avantage de voir la création de nouvelles écoles. Entre temps, une contestation s’était élevée sur le bien fondé des premières admissions. Les instituts en activité étaient mis en veilleuse.

En décembre 1998, un nouveau décret, n° 509, autorisait la création d’écoles de spécialisation aussi bien publiques que privées. Une nouvelle Commission est nommée, dont la répartition des membres apparaît plus représentative et dont les évaluations semblent plus conformes aux directives mises à la disposition de tous (en ce qui concernait le nombre d’heures d’enseignement, la qualification des enseignants, les locaux et les possibilités de stages).

Entre temps, l’Ordre des Psychologues se vantait d’avoir réussi à rendre le prix de la psychothérapie fiscalement déductible et d’exonérer l’acte psychothérapeutique de la TVA à l’instar des actes médicaux. Cette manoeuvre en plus d’assurer des revenus à l’état rendait encore plus difficile aux non-médecins de renoncer au titre de psychothérapeute ; celui qui exerçait sans ce titre se retrouvait dans la position embarrassante de devoir refuser aux clients le reçu fiscal relatif au montant des séances, qui permet à l’usager de les déduire de ses impôts.

Ne prirent part à cette bataille juridico-fiscale que les écoles déjà en activité afin de protéger leurs élèves, et ceci jusqu’au moment où il devenait clair à tous -lacaniens compris- que les demandes d’analyse succédaient aux demandes d’inscription. Que celui qui décidait de s’autoriser comme analyste ne pouvait pas le faire tranquillement dans la mesure où sa profession se trouvait être sans statut juridique, et en foi de quoi passible de dénonciation. Cette préoccupation ne concerne pas les médecins qui sont "naturellement" psychothérapeute.

Cette dernière intervention de l’État pour ce qui est remboursable ou pas souligne encore plus le "trou" de cette loi au regard de la psychanalyse. En évitant de la nommer, la loi repousse la psychanalyse à l’intérieur de ses propres confins (qu’avons-nous à faire avec la psychothérapie ?) et rejette la psychanalyse laïque (en existe-t-il une autre ?) hors la loi.

Sur ce fond, et non sans hésitation, nous avons fondé le "Laboratorio Freudiano per la formazione degli psicoterapeuti", qui est une émanation directe de "Cosa Freudiana" qui a présenté au Ministère sa demande de validation en tant qu’école de spécialisation selon les termes de la loi. Cette première demande fut faite en 1994 et 7 ans furent nécessaires pour atteindre notre but. La validation de notre projet a rencontré des obstacles montés de toutes pièces et souvent incompréhensibles. En janvier 2001, un décret ministériel nous autorisait enfin, à faire fonctionner l’école de Rome, et en mai 2002 le projet d’un siège secondaire à Milan, était accepté.

Des années 80 à ce jour, malgré l’intense travail de, qualité produit par les différents groupes et associations lacaniens en Italie, manque une vraie collaboration et la force nécessaire pour soutenir publiquement le signifiant "psychanalyse". Un changement s’est opéré récemment quand plusieurs d’entre nous ont décidé d’inscrire leur travail et celui de leurs groupes dans le cadre soit de l’Association lacanienne internationale, soit de la Fondation européenne pour la psychanalyse. La circulation de certains travaux a créé une synergie entre les différents groupes, permettant des initiatives communes, et un embryon de fédération entre Rome, Milan et Turin. Cela n’est certes pas rien mais encore insuffisant pour avoir un impact social.

Pour le grand public, la psychanalyse est un terme qui indique un produit d’importation qui se confond avec celui de psychothérapie, et loin de disparaître, lui est devenu synonyme.
Actuellement, il est encore difficile de publier un livre qui s’appuie sur l’enseignement de Lacan à moins de le rendre "comestible" pour l’éditeur ou bien d’en garantir le nombre à la vente. Les écoles de spécialisation ont aussi cet effet de créer un marché éditorial et par conséquent, la circulation sociale d’un discours qui sans cela resterait limité à un tout petit cercle.

Dans ces conditions, devrions-nous considérer comme un choix forcé celui d’entreprendre la formation des psychothérapeutes aussi bien que celle des analystes ?
Il est difficile de faire autrement aujourd’hui en Italie, même si ceci n’est pas sans risques et sans paradoxes. Certains écueils sont déjà manifestes après un temps de fonctionnement de notre Laboratorio relativement court. Le premier étant la "prescription" de l’analyse aux élèves. Plusieurs écoles, la SPI et l’Institut Européen (direction Di Ciaccia) ont fait fi du problème : l’analyse est obligatoire, avec un analyste désigné par l’école et la durée minimale en est fixée par avance.

Pourquoi alors tenter l’expérience d’"école de psychothérapie" ? Si la seule issue possible est de faire passer un discours universitaire pour le discours psychanalytique -ce qui à notre avis est advenu avec la seule école lacanienne reconnue, il y a une dizaine d’années- le jeu ne vaudrait pas la chandelle. Compte tenu de l’éthique à laquelle nous sommes rompus, il nous incombera d’évaluer l’issue du pari.

Aujourd’hui, parce que nous sommes face à un évènement auquel on n’a pas accordé toute l’importance qu’il méritait -bien que prévisible- nous nous devons de rouvrir encore le débat au sein de nos associations, posant comme principe de base la laïcité de l’analyse en reformulant la question : "en quoi consiste un enseignement pour l’exercice de la psychothérapie ?" si une telle formulation a encore un sens quelconque. -Ou encore, que faire du désir de guérir ?