Dès les premiers temps de sa découverte de la psychanalyse, Freud
a porté sa pratique hors du cabinet privé. Par la suite, il ne
refusera jamais que la psychanalyse prenne en considération d’autres
domaines et d’autres situations issues du » malaise dans la civilisation
« . Freud a exploré, tout au long de son oeuvre, les productions
et les modes de penser humains. Il a démontré largement la fécondité
de cette exploration, qu’il s’agisse du cas Schreber, de Léonard de Vinci,
des études socio-anthropologiques, de Moïse, de l’art et de la religion.
En ce qui concerne l’intérêt de la psychanalyse pour la criminalité,
la situation se présente actuellement d’une manière chaotique.
Par exemple, Freud ne cite pas la criminalité parmi les extensions possibles
de la psychanalyse1. Il pose cependant deux crimes au fondement de
l’humanité, le parricide et l’union incestueuse avec la mère,
et leur interdit à l’articulation de la nature et de la culture.
J. Lacan n’a pas traité longuement de la criminalité. Il débute
cependant son oeuvre par l’étude d’un cas (Aimée) où
une tentative d’homicide intervient dans le cadre d’une psychose paranoïde
et par le commentaire du double crime des soeurs Papin. Ceci l’amène
à faire état du mode » paranoïaque » de toute connaissance,
ce qui donnera lieu au développement de son fameux » stade du miroir
« 5.Enfin, il est l’auteur d’importantes contributions sur l’agressivité
(1948) et la criminologie (1950).
Plus récemment, deux ouvrages procèdent à une mise au
point de la situation de la psychanalyse. Leurs auteurs ne sont pas des moindres
puisqu’il s’agit de J. Laplanche qui veut énoncer des » nouveaux
fondements » pour la psychanalyse*8 et S. Leclaire qui procède
à ce qu’il appelle un » état des lieux » de la psychanalyse
9.Dans le premier cas, le mot criminalité n’est pas prononcé,
pas plus qu’aucun représentant du champ sémantique qui s’y rattache.
En revanche, l’auteur accorde une place privilégiée à la
théorie de la séduction, séduction sexuelle précoce
de l’enfant par un parent, soit ce qui est mis en cause dans l’inceste et dans
la perversion. Dans le second cas, l’état des lieux est étrangement
silencieux sur ce qui touche de près ou de loin à la criminalité.
Il est seulement fait mention de certaines pratiques d’inspiration analytique
dans le secteur social et en milieu pénitentiaire. Ces pratiques , il
est vrai, également partie de l’expérience analytique à
côté de la théorie et il n’en est pas toujours rendu compte
dans des publications accessibles.
P. Legendre, quant à lui, consacre un ouvrage au Père et au parricide
avec le crime du caporal Lortie ; il y exprime de très vives critiques
vis-à-vis de la criminologie dont il dénonce le caractère
hautement suspect et qu’il amalgame à toutes les formes d’utilitarisme
dé-subjectivant 10. J.M. Labadie déclare que les documents
psychanalytiques sur le crime sont « ternis par le temps« ,
que la psychanalyse » s’enlise » dans une « stagnation
théorique« , tout en faisant preuve d' »imprudence« ,
de « mégalomanie naïve« et de « peu d’originalité
« 2. Il consacre cependant à
l’oeuvre freudienne un volume de sa thèse d’État et se réfère
à elle dans une grande mesure en chacune de ses publications.
C’est donc poussée par la curiosité face à une ambivalence
et une ambiguïté de la littérature psychanalytique sur le
crime que j’ai fait le point sur ce sujet (Segers, à paraître)
depuis 1985 à ce jour. Dans ce travail, je cite également des
publications antérieures à 1985 lorsque leur référence
est restée d’actualité. L’exposé de la littérature
sur ce thème se prête à une division en trois sections :
la première rassemble les principaux textes fondateurs, la deuxième
reprend des contributions qui procèdent à une réflexion
approfondie sur la criminalité ; la troisième partie passe en
revue des thèmes particuliers tels que la criminalité violente,
l’adolescence délinquante, la toxicomanie, l’alcoolisme, l’inceste et
la perversion.
Ce travail de recension des sept dernières années révèle
que la psychanalyse partage avec la criminologie et le droit pénal une
réflexion sur de nombreux thèmes, tels que ceux de la transgression,
du crime, de la loi, du sujet, du passage à l’acte, de la responsabilité,
de la culpabilité, la punition, la thérapeutique, les institutions
fermées, le Surmoi, le père, le Juge, l’aveu, la réparation,
etc. Ces thèmes sont abordés en des styles extraordinairement
divers : réflexion théorique, pont de vue épistémologique,
cas clinique ou témoignage ; démarche rigoureusement psychanalytique
et parfois simple » psychologisation » de concepts psychanalytiques
figés et rigides en une « typologie » du criminel. Toutes ces
démarches sont différentes et il n’existe pas à ce jour
de synthèse de ces éléments, d’une littérature qui
se révèle finalement non seulement riche mais abondante.
A la suite de ce travail, auquel je prie le lecteur intéressé
de se référer, apparaît la nécessité de préciser
la spécificité de la psychanalyse dans le domaine de la criminalité
et au-delà dans ses rapports avec d’autres disciplines (la médecine,
le droit et les sciences sociales). La confusion est grande chez les non-analystes
et en psychiatrie, qui s’approprie des concepts psychanalytiques et où
la seule évocation du complexe d’Oedipe passe pour psychanalytique.
La psychanalyse, qui entretient un rapport paradoxal au dogmatisme (affirmations
sans compromis et perpétuelle interrogation, renouvellement et ouverture
de la théorie) est une discipline toute en nuances. Les concepts et leur
articulation ne sont jamais fermés, figés une fois pour toutes
au musée des sciences humaines. La psychanalyse, dans la théorie
comme dans la pratique est élaboration vivante ; ceci inclut
le caractère indéfiniment ouvert et ré-ouvert des interrogations
et des formulations, et enfin, l’implication incontournable du penseur, de l’auteur
et de l’écrivain dans son oeuvre et dans la manière dont il
traite son objet. Puisque c’est sur ce point que porte particulièrement
l’ambiguïté de la littérature sur le crime, je citerai G.
Rosolato dans un texte sur la formation du symbole 12 (p.225) :
La psychanalyse consiste essentiellement « dans la mise en évidence
de la signification inconsciente des paroles, des actions, des productions imaginaires
(rêves, fantasmes,délires) d’un sujet » ;elle se spécifie
« par l’interprétation contrôlée de la résistance,
du transfert et du désir » (Laplanche et Pontalis, 1967,
p. 351). Or, l’interprétation et la signification inconsciente
ne peuvent se faire que par la parole, irréductible à toute autre
méthode thérapeutique (médication, action corporelle, pressions
autoritaires ou violentes, suggestions ou intuitions et idéaux partagés).
Mais le langage n’est pas qu’un moyen de communication, le meilleur quant à
la finesse d’analyse ; il structure aussi les processus et les conflits psychiques
dans la signification qu’ils prennent pour le sujet lui-même.
Ce passage énonce beaucoup de choses. Il spécifie que l’objet
de la psychanalyse n’est pas l’objet humain en général, l’objet
de la sociologie, du droit ou de la médecine ; l’objet de la psychanalyse,
c’est l’objet humain « en tant qu’il met en forme sa propre expérience
8 « .Dès lors, parler pour un autre, comme c’est
le cas dans l’interprétation du crime ou du criminel, serait faire une
interprétation sauvage, si ce n’était présenté comme
hypothèse de travail. Un diagnostic, formulé par un psychiatre
dans les termes du complexe d’Œdipe ou de détermination inconscientes,
n’est pas psychanalytique par le seul recours au langage de la psychanalyse.
Au contraire, une parole est thérapeutique dans la mesure où
le criminel en est le sujet, sans contrainte. C’est le sens de la démonstration
de P. Legendre (1989). Cette condition exile la psychanalyse d’un certain nombre
de pratiques et de théories.
Ensuite, la psychanalyse est entièrement fondée sur la responsabilité
et la reconnaissance de celle-ci. Elle est vouée à rester étrangère,
et donc jugée inutile, à tous ceux qui n’ont pas saisi cela, qui
fait la psychanalyse elle-même. C’est pour cette raison que Laplanche
(1983, p.220) considère que du point de vue de la psychanalyse la voie
du soin psychiatrique du délinquant comme du criminel est « la
plus déshumanisante de toutes « . Elle irresponsabilise des médecins.
Cette position de principe qu’est la reconnaissance de la responsabilité
fait que la psychanalyse ne pourra jamais se substituer à une »
pratique de la norme » ou à une » technique de la normalité
et du droit « . Tout au plus peut-elle dénoncer certaines voies d’aliénations.
En terminant ce travail, je choisis de rappeler certaines des voies dont la
psychanalyse contribue à changer la perspective en droit pénal
et en criminologie. Je me rallie ainsi à la présentation de Laplanche
citée précédemment (1983). 1. L’acte criminel ou délinquant,
tout comme l’acte de punir, interviennent comme mises en forme
de la pulsion de mort, autrement immaîtrisable. Ils ont donc, d’une certaine
façon, une fonction de limite ; 2. le sentiment de culpabilité
constitue une première forme de symbolisation psychique des pulsions.
Il contribue à constituer la » position dépressive »
qui, selon M. Klein, doit être élaborée après
la » position paranoïde » au cours de laquelle l’agression part
dans tous les sens, sans que l’on sache parfois qui détruit. La
culpabilité serait le premier pacte conclu avec l’angoisse et l’angoisse
est coextensive de l’inconscient.
Finalement, la psychanalyse apporte surtout la notion de pulsion, c’est-à-dire
la notion du sexuel. Le pulsionnel constitue le sens ultime des actes
absurdes, des conduites inutiles et les plus contraires à un élémentaire
» instinct » de conservation. Il revient à la psychanalyse
d’avoir montré que l’homme de l’adaptation est doublé d’un homme
pulsionnel.
C’est lorsque Dostoïevski s’est ruiné au jeu que sa production
littéraire est la plus féconde 11.C’est lui, l’écrivain
torturé par la question du parricide, qui mit en scène des thèmes
littéraires tels que l’infanticide, le matricide et le parricide, la
séduction pédophile, le suicide de personnages donjuanesques et
le viol de fillettes : malaise dans la civilisation…