La psychanalyse avec ou sans grâce ?
27 août 2025

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Gérard AMIEL
Textes

Je vous remercie pour votre invitation qui me touche beaucoup. Je n’aurai pas le temps de donner un exposé exhaustif sur la grâce. Vous pourrez lire un texte qui reprend les points clefs développés lors de plusieurs séances de séminaires que j’ai données sur cette question l’an dernier, dans son accointance à l’acte.

 

Quoi qu’il en soit, mon propos sera extrêmement généraliste pour englober beaucoup de choses que je ne discrimine pas ici volontairement. D’ailleurs mon titre peut se décliner de multiples façons : relations avec ou sans grâce, existence avec ou sans grâce, poésie avec ou sans grâce, etc. De sorte que je vous laisserai faire la traduction que vous jugerez bon d’opérer.

 

Commençons par une mise en garde inaugurale de Lacan : qui ne saisit la question de la grâce ne peut comprendre celle de l’acte. Je vous invite donc à un bref détour par les signifiants de la théologie, à appréhender non d’une manière religieuse, mais laïque et structurelle, afin de rendre compte des propriétés fécondes de la parole, sur lesquelles repose l’entièreté du processus de la cure. Le théologique qui peut aborder ces questions non en vertu de la foi, mais de la raison, a pu le rendre profondément suspect, conduisant dès lors Lacan à mettre en parallèle athéisme et théologie.

 

Cliniquement, nous devons admettre collectivement un échec : le déploiement d’analyses qui ne font pas acte, qui dépoussièrent peut-être le champ du sujet mais sans le changer foncièrement. Pour nous, au delà du problème étroit et secondaire de la thérapie du symptôme, l’ambition analytique est la conversion d’un être de pulsion, de demande vers un parlêtre de désir. Or des analyses qui échouent, c’est plus que courant. Et si Freud et Lacan s’en plaignent déjà, Melman d’ajouter qu’il n’est pas rare que cela se conclue par un devenir analyste de l’analysant, résistance ultime du patient à l’inconscient. Ce passage vers l’analyste ne garantit rien du côté d’un authentique accomplissement de l’acte. Il y a donc des virages à l’analyste comme refus d’acte. Ce qui est fort préoccupant. D’autre part, l’obsession qui vise à réduire l’acte dans la cure au devenir analyste, peut être un reliquat narcissique assez courant dans nos groupes. Toujours ne s’intéresser qu’au sort des analystes n’embrasse pas toute la portée de notre pratique. Notez que l’entrée en analyse peut déjà réaliser un acte fondamental par lequel s’effectue d’emblée de manière aiguë un Nom-du-Pere avec l’émergence d’un symptôme inédit par exemple. Une cure qui touche à sa fin comme finalité, relève d’une succession de pertes et d’actes qui ne mènent pas nécessairement à devenir praticien, tant s’en faut.

 

Pour Lacan, la grâce n’est pas un élément doctrinal neutre, car pour le chrétien, il est déjà au fondement de la révélation, qui pour nous est celle du pouvoir du signifiant, par quoi peut s’instituer un nouveau discours, qui fait coupure par exemple avec le Logos antique grec ou la position transcendantale du créateur vis à vis de la créature dans le judaïsme. On en connaît certains effets comme par exemple, l’épidémie de névrose obsessionnelle qui en découlera.

 

La grâce mise en lumière par saint Paul, fut fortement valorisée par saint Augustin et poétisée par Blaise Pascal. Dans le séminaire D’un Autre à l’autre, Lacan insiste : « Qui ne voit que la grâce a le plus étroit rapport avec ce que […] je désigne comme étant le désir de l’Autre», dans ses effets de bénédiction ou de malédiction. On pense inévitablement au doigt pointé dans la fresque de Michel Ange, au plafond de la chapelle sixtine.

 

Or la grâce, souligne Lacan, n’est jamais une pensée de la modération. C’est toujours une radicalité de ce qui met en acte une démesure, un excès, un débordement qui outrepasse et franchit. Mais quoi ? On peut l’espérer, qui arrache à l’état originaire de l’homme : sa prégnance imaginaire spéculaire et sa réciprocité au semblable. C’est cela, la guérison de surcroît attendue dans la cure : celle qui fasse décliner agressivité, haine, envie, jalousie, prestance. Comme vous pouvez le constater jusque dans la vie de nos associations, nous sommes loin du compte ! Lacan dit avoir à ce sujet plus appris des Confessions de saint Augustin dont il était grand lecteur dès l’adolescence, que de Clerambeault, ce n’est pas peu dire. J’ajoute ce que saint Paul dans l’épître aux Romains nous laisse : “là où le péché a abondé, la grâce a surabondé”. Le péché n’est pas accident, il est inhérent à la condition humaine. Pas seulement comme l’intuition névrotique un peu binaire le pressent, en lien au mal contre le bien, mais y compris dans la volonté de faire le bien de l’autre, qui n’est jamais que visée de son propre idéal méconnu. La grâce est donc un pas de plus par rapport au péché qui est déjà transgression. D’autre part, la grâce comme surcroît ne peut entrer dans un comptage numérique qui nécessiterait l’homogénéité de ses termes, mais relève de l’introduction d’une altérité au champ quantitatif de l’addition. Ce n’est pas l’octroi d’une qualité supplémentaire aux autres, c’est un changement de paradigme, qui a à voir avec la symbolisation, par laquelle une perméabilité du sujet au grand Autre et à son désir s’inscrit subjectivement, non de façon directe comme dans la psychose, mais selon les modalités de l’inversion. L’effet manifeste en est l’entrée dans le régime du désir, à partir de quoi la question de l’objet a et de son extraction du lieu de l’Autre prend valeur suprême. Le bien et le désir ne sont pas superposables. Dire que la grâce est franchissement, ce n’est pas dire que tout franchissement est souhaitable. Nous sommes avertis de la perversion. La problématique de la grâce nous permet d’appréhender ce qu’est un acte qui tiendrait à l’écart du service des petits biens, b minuscule et du Bien, b majuscule. Elle est appel à l’inventivité et aux trouvailles du désir, mais pas sans l’Autre.

 

La grâce analytique, ce n’est pas seulement de faire des métaphores, de marquer des écarts maximaux entre les signifiants, mais que la métaphore s’inscrive dans la subjectivité et nous change, qu’elle barre et borde une jouissance. «Si je peux ici marcher de long en large en vous parlant, cela ne constitue pas un acte, mais si un jour c’est de franchir un certain seuil, où je me mets hors la loi, ce jour-là, ma motricité aura alors valeur d’acte » déclare Lacan. L’acte ne vaut que pour un seul, il n’est pas reproductible et ne peut servir de modèle à personne d’autre. C’est la dimension fragile et dérisoire de l’analyse qui s’accomplit sans caution de ce qu’elle produira. Si l’acte peut servir de guide pour la vie, c’est qu’il confère dans l’après-coup une reconnaissance symbolique sous couvert du regard de l’Autre et de la bienveillance de ce dernier, qui fait venir au monde la part que nous ignorions et fonde une éthique. C’est une opération très délicate, audacieuse qui ne s’évalue pas à l’adaptation sociale ou à la moindre réussite.

 

Viennent tout naturellement à l’esprit les pages magnifiques par lesquelles Lacan conclut son séminaire sur l’Acte, qu’il n’a pu réaliser du fait de mai 68, et qui sont l’occasion de développements géniaux, en particulier la leçon du 4 juin 69, de D’Un Autre à l’autre et qui fonde l’acte dans son rapport à petit a, mais vous savez cela par cœur, je n’y reviens pas. Alors je saute avec hardiesse directement sur une controverse de doctrine ancienne qui nous intéresse dans ses répercutions actuelles.

 

Saint Paul épître aux Ephésiens chapitre 2:8-9 : « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés (…) Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les oeuvres, afin que personne ne s’en glorifie. » Le salut ne peut venir que de l’instance tierce transcendante, du désir de l’Autre tel un don désintéressé qui ne relève d’aucune habileté humaine préalable.

 

Mais Matthieu chapitre 25:31-46 : « Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous n’avez pas fait certaines choses à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne les avez pas faites. Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes à la vie éternelle ». À l’inverse, le salut n’est pas un donné, nous devons contribuer à son édification.

 

Dans la direction de la cure, le salut est-il le fruit d’un don de l’Autre, du désir de l’analyste ou l’effet des œuvres du sujet, de son travail, de son acharnement ? L’histoire du christianisme a donné lieu à ces deux interprétations opposées et poussées à l’extrême car elles font écho à des positions structurales qui se retrouvent outrées dans la subjectivité elle-même. L’un de ces conflits les plus célèbres se trouve dans le fameux débat entre saint Augustin et le moine Pélage. Pour ce dernier, nous nous devons de mériter notre salut qui relève de notre responsabilité entière. Or saint Augustin s’est violemment opposé à cette tendance. Dans ses Confessions, le salut humain est l’effet de l’œuvre exclusive de Dieu, en aucune manière nous n’y contribuons. Dieu choisit qui, comment et quand il veut sauver, et sauve, sans aucune coopération, contribution ou vertu de celui à qui il donne cet insigne privilège. Cette controverse fait encore rage sous la réforme, Martin Luther soutenant contre le dogme catholique, l’absence chez l’homme sauvé de libre arbitre. Pendant que le Great Awakening au milieu du XVIIIème au royaume Britannique, pousse John Wesley à réaffirmer le rôle décisif de l’homme dans ce qu’il advient de son sort pendant que le revivaliste calviniste George Whitefield n’octroie de valeur qu’à la grâce électrice divine, récusant toute coopération humaine à son propre destin. Cette bataille traverse toute notre histoire occidentale.

 

Comment obtenir résolution dans cette opposition ? Saint Paul dans Philippiens chapitre 2:12 « Ainsi, mes bien-aimés, comme vous avez toujours obéi, travaillez à votre salut avec crainte et tremblement, non seulement comme en ma présence, mais bien plus encore maintenant que je suis absent » et chapitre 2:13 « car c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir ». Si le verset 13 semble contredire le verset 12 en français, ce qui est la même chose dans le texte latin qui utilise « operor » dans les deux versets, en revenant en se référant au texte original grec les signifiant utilisés sont très différent et leur traduction en latin puis français sont fautives. « katergazomai » au verset 12 peut se traduire par « produire, effectuer, mettre en oeuvre, continuer une tâche déjà engagée, la mener à terme, l’achever » et au verset 13 , « énergéô », peut se traduire par « fournir la capacité, les moyens, l’énergie ». Ce qui donnerait dans la traduction que je propose : « mettez en œuvre votre salut, accomplissez-le avec crainte et tremblement (…) car Dieu vous en a offert la capacité, les moyens et l’énergie ». Il y a donc collaboration serrée de la grâce divine et de l’œuvre humaine. La grâce ne fructifie que dans la mesure où l’action de l’homme lui répond.

 

Un paradoxe n’est pas équivalent à une indépassable contradiction. Ainsi les chrétiens conçoivent un salut originaire par le sacrement du baptême, pure opération de don divin. Mais il s’agit ensuite de persévérer dans cette voie, ce qui implique alors les œuvres humaines. Ainsi croître dans la grâce du Dieu chrétien relève du double ressort du créateur et de sa créature. En allemand ce lien entre don et œuvre relève d’une proximité signifiante intéressante, puisque le don se dit « Gabe » et œuvre ou devoir « Aufgabe », littéralement, sur-don.

 

Indépendamment de l’homme, la grâce semble se recevoir passivement de Dieu, pendant qu’activement il s’agit de la répandre autour de soi, à travers l’accomplissement de ses œuvres.

 

Si nous l’entendons métaphoriquement, cette conception de la grâce nous est familière sur le plan de l’analyse et de ses actes. Manifestation du désir du sujet, ce désir n’est pas envisageable sans l’Autre et une cure ne peut se considérer comme aboutie que grâce à ce double tissage lié par la force du transfert. Le lecteur de la poésie en sait quelque chose.

 

L’échec des cures, ce n’est ni l’effet du patient seul comme le disent parfois les analystes, ni celui de l’analyste seul comme le disent parfois les patients, d’ailleurs on pourrait affirmer la même chose quant à sa dite réussite, mais dépend de la manière dont est appareillé ce curieux équipage. Ce qui revient à interroger la rencontre. A-t-elle eu lieu oui ou non ?

 

Je vous remercie.

 

Gérard Amiel,

Paris, 27 août 2025.