La ponctuation chez l'enfant
21 octobre 1997

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Textes
Écriture

Commençons par un rêve : cet homme jeune se rend en voiture chez
sa mère ; à l’arrière de la voiture, il y a un cercueil
avec une couronne et une inscription en majuscule.

Il arrive à destination et dort chez sa mère. Au milieu de la
nuit, il s’éveille et se dit :  » mais je n’ai pas lu ce qui est
écrit sur la couronne  » ; il se lève, va dans la voiture
et lit  » De profundis Antonella Fiorentina « .

Ce récit du rêve lui rappelle que, de fait, sa mère est
née en Florence. Et de retrouver cette précision lui permet immédiatement
de retrouver ce qu’il n’avait pas pu lire du texte sur la couronne :  »
De profundis Antonella virgule Fiorentina « . Ponctuation de rêve.

Autre ponctuation : il s’agissait d’un enfant qui, le frère qui le précédait
étant mort, avait été conçu, prénommé
à sa place. De sorte, qu’il ne pouvait rien savoir en classe, obnubilé
qu’il était de l’hypothèse qu’il aurait pu avoir après
lui un frère ou une soeur, qui, en toute logique, par leur naissance
signait sa propre mort, puisque la classe des vivants nécessitait celle
des morts. Telle est cette tentative de sa part, de résumer sa théorie
sexuelle infantile à piétiner les morts jusqu’au moment où
l’annonce d’une naissance, son signe le plus subtil sera l’arrêt de sa
disparition. Ici aucune ponctuation, aucune halte dans le souffle jusqu’au dernier
; ce que figure depuis longtemps sur les horloges et les cartels : la camarde
et sa faux luisante trône au-dessus du cadran où l’aiguille immanquablement
montre que le temps qui avance est pris sur celui qui passe, sans aucune césure,
sans la moindre pause, regarder l’heure c’est être rattrapé par
la mort.

De sorte que chez notre enfant, le souhait de mort s’inscrit comme crime réalisé
et s’oppose à la pensée, à l’hypothèse, à
la théorie, au savoir.

C’est dire que du côté de l’horloge entre le signifiant maître
qu’est la mort et tous les S2, il y a holophrase, nul sujet à représenter
ici, et c’est là la preuve que la mécanique marche bien, que l’horloger
a quelque chose de divin.

C’est dire que la ponctuation vient s’efforcer d’enrayer ce mouvement, de lui
infliger un suspens, une négation, de ménager un instant au sujet.

Je propose d’aborder partiellement la question par trois angles :

l’enfant du côté de la parole

du côté de la lecture

du côté de l’écriture.

Du côté de la parole, je commencerai par un aphorisme en hommage
à Alfred de Musset : il faut qu’une bouche soit ouverte ou fermée.
De la bouche, tombe l’objet voix et l’interruption de sa chute est une nécessité
de sa ponctuation. Autour de lui tourne la pulsion invoquante dont la satisfaction
veut qu’elle revienne en boucle en bouche, la ponctuation joue là sa
formation d’arrêt et de relance. La demande qui fait ouvrir la bouche
de l’enfant quand il a faim, ouverture déterminée par le besoin,
et lorsqu’il crie véhiculant son appel, cette demande de la parole de
la mère vient être ponctuée par la réponse de celle-ci,
qui transforme les besoins et l’appel en demande d’être nourri. Il y a
là, du côté de la parole, un point essentiel à situer
: la fonction de la ponctuation est le démarrage de la demande des échafaudages
du besoin, et de l’inarticulé du cri. Et du même coup, la bouche
ouverte peut se fermer, être sexualisée par le plaisir des objets
: vocal, oral, respiratoire, salivaire et dans le fonctionnement de tout ce
qui concourt à la phonation. C’est par la mise en jeu des points d’articulation
régissant la phonétique et les écarts signifiants que viennent
s’inscrire dans l’oralité au sens large ces divers courants pulsionnels.
Un point central est qu’ils sont eux-mêmes déterminés, guidés,
entraînés, précipités dans la fonction phatique par
la demande orale de la mère elle-même, que Lacan résume
dans la formule  » laisse toi nourrir « , venant ouvrir la faille du
désir de la mère, et du même coup déclencher chez
l’enfant l’acte de parole, véritable agent du sevrage qui déclenche
la fonction de la mastication.

En effet, cet acte de parole est étayé si l’on peut dire par
le déclin de la déglutition dite primaire, le déclin de
la régalade et l’émergence de cette ponctuation qui vient faire
trait dans la physiologie : un temps de la déglutition dit volontaire,
qui vient suspendre la dévoration automatique du temps suivant.

Cet acte de parole régi par la ponctuation se produit donc sous la contrainte
de ce réel qui vient assaillir le petit de l’homme dès sa naissance,
à savoir que  » ça parle  » autour de lui. Et lorsque
l’enfant s’embarque dans la phrase, il est pris dans la parole refoulante de
la mère : emporté par l’élan de son acte, c’est sa ponctuation
qui rétroactivement va lui donner sens quand la phrase arrivera à
son terme. Mais le refoulement vient marquer, forcer l’articulation et le souffle,
la gestuelle, les tonalités de la voix en cours de route de cette saisie
au corps de la phrase. Ponctuation qui peut disparaître dans un symptôme
qui en fait disparaître le symbolique comme dans le bégaiement
par exemple ; et ici il faut noter la quasi constance d’un bégaiement
autour de 3, 4 ans, qui pose la question de ce que l’on pourrait ranger sous
la rubrique du déplacement de la fonction ponctuante de la demande orale
de la mère à celle de sa demande anale, toute d’inspection et
de surveillance ; la ponctuation par la parole venant refléter les phases
du jeu sphinctérien et les conflits qui viennent freiner ou accélérer
les rapports de la fonction et du fonctionnement dans la dialectique du don
demandé par la mère. Ce destin de symptôme dans le bégaiement
n’est pas le seul offert à la ponctuation : la répétition
et son automaton, son élision, ou son esquive par le retour du refoulé
dans le dit en sont d’autres.

L’Acte de parole est ainsi ce qui vient faire ponctuation, césure et
coupure dans un circuit pulsionnel oral qui ne connaît, comme le mouvement
circulaire des aiguilles d’une horloge, ni jour ni nuit.

Est-ce que l’objet a dans la parole ne vient pas ponctuer de ses coups
le circuit pulsionnel ?

C’est ainsi qu’un enfant immigré dont le père était resté
au pays d’origine était contraint par sa mère de parler français
à la maison comme en classe : ce qui était caractéristique
de son discours dans sa cure était que la ponctuation de son discours,
les arrêts, les achoppements, les silences ne pouvaient être repérés
dans leur fonction que dans la mesure où ils remplaçaient ce qu’il
savait avant les mots oubliés, dans une langue qui n’était pas
celle qu’il employait, laquelle était ponctuée. Dans cette situation,
la ponctuation est la mise en place de ce que l’on peut appeler la mise en réserve
du sujet, dans la supposition qu’il saurait, qu’il y en aurait un qui saurait.
Cette ponctuation, vient introduire, rendre présente la temporalité,
le rythme qui vient syncoper le sujet dans la mesure où il disparaît
dès qu’au champ de l’Autre un signifiant va lui donner une signification,
syncope dans le sens musical, de prosodie.

C’est ici que nous allons retrouver la ponctuation en jeu chez l’enfant dans
les difficultés, les incapacités de l’apprentissage de la lecture.

Et ceci dans le destin des deux pulsions mises en jeu dans la lecture : scopique
et invoquante.

La pulsion scopique dans la façon de  » ne pas lire  » du novice,
elle est prise à la fois dans la non différenciation entre les
mouvements oculaires et la mise en jeu de la tête, des épaules
et du tronc : ce n’est que peu à peu que va s’installer leur dissociation,
qui laisse la place aux mouvements oculaires seuls ; les scansions de la posture
cèdent la place aux saccades purement oculaires du lecteur accompli.

Tandis que chez les enfants non lecteurs que nous avons suivis à Sainte-Anne,
c’est à une incapacité à faire césure, c’est à
l’absence de toute ponctuation motrice oculaire que nous avons été
confrontés : l’arrêt dans l’épellation se produit sur chaque
lettre, sans aucune ponctuation qui permettrait d’accéder au sens : ici
la lettre fait coupure dans le réel, la respiration apparaît dès
lors comme asynchrome de la pulsion invoquante, et d’abord en l’espèce
de la voix. On reconnaît ici les particularités des enfants qui
ne peuvent comprendre ce qu’ils lisent qu’à la condition de lire à
voix haute, s’appuyant sur la ponctuation phonétique, ou inversement
ceux qui ne peuvent lire que dans leur tête, le sens étant étayé
par les scansions de la pulsion scopique.

Ainsi y a-t-il deux corps engagés dans ce processus de lecture qui n’aboutit
pas au sens ou de non lecture :

1. Un corps engagé dans la pulsion invoquante et nous indiquons ce que
Freud avait fait valoir dans les  » considérations sur le devenir
de deux processus psychiques « , à savoir que pour lui la pensée
flottante elle-même ne pouvait être l’objet d’un jugement d’attribution
que dans la mesure où elle s’appuyait sur l’éprouvé articulatoire
et ses rythmes passant par le corps propre.

2. Et un corps engagé par la motricité oculaire, et la pulsion
scopique.

Ainsi les arrêts, les césures, les ponctuations apparaissent,
ils sont nécessaires pour le temps de comprendre la lecture, même
lorsqu’il s’agit de celle de pictogrammes. De comprendre, c’est-à-dire
de refouler, de refouler le savoir inconscient. S’il n’y a pas de retour possible,
voici l’enfant embarqué dans une lecture monocorde et linéaire,
où il n’y a rien à comprendre, situation encore aggravée
par ce que la lecture à l’impératif, véritable parole sur
ordre, excluant le sujet qui dès lors, pour ce S1  » tu dois lire
« , ne peut être représenté au prix de quelque savoir
que ce soit ; au même titre que pour accéder au sens celui qui
lit doit laisser tomber de nombreuses lettres, les silences de la ponctuation
seuls permettant de comprendre le langage qui est écrit.

On comprend peut-être mieux dès lors que ce soit avec l’écriture
que l’enfant se trouve confronté au réel de la ponctuation,
signe qui a la particularité de n’être que par le silence qu’il
impose : Silence de ce qui d’être refoulé, de ce qu’il  » savait
avant  » vient conférer la quantité symbolique du savoir de
ce qui va être écrit, de ce qui va pouvoir en être écrit.

Telle était la fonction du ponctuiste en philologie-hébraïque
: de mettre les points voyelles dans la Bible.

Je terminerai au sujet de ce  » il le savait avant  » par une citation
de Spinoza au sujet de l’apôtre Paul :  » ceux qui ignorent ces questions,
ne savent comment excuser l’apôtre dans l’épître aux Hébreux
parce que dans son chapitre XI, verset 21 il interprète le texte de la
genèse chapitre 48 verset 31 tout autrement qu’il n’est dans le texte
hébreux ponctué : comme si l’apôtre avait dû apprendre
d’après les ponctuistes le sens de l’Ecriture ! «