Dans le champ de la psychanalyse, la question de l’acte occupe une place cruciale : l’acte psychanalytique n’est ni un passage à l’acte, ni une prise de parole intentionnelle, mais une opération réelle qui transforme le sujet. À cette lumière, on peut se demander si l’écriture poétique ne constitue pas elle aussi un acte au sens lacanien. Le cas du poète turc İlhan Berk (1918-2008) est, à cet égard, exemplaire : son œuvre poétique, mais aussi picturale, témoigne d’une transformation subjective profonde, où le langage devient à la fois perte, invention et nouage.
İlhan Berk naît en 1918 à Manisa, quartier qui s’appelle Devedjian, puis une petite ville d’Anatolie occidentale région Egée et en plein guerre mondiale. Il est le dernier d’une fratrie de six, quatre garçons et deux filles. Dès sa naissance, son père les abandonne pour une autre femme. Ce n’est pas une disparition par la mort, mais un abandon plus radical encore : un père vivant mais absent.
Il écrit : « Je n’ai pas eu une enfance. Celui qui n’a pas un père n’a pas d’enfance. » Il dort avec sa mère jusqu’à son début d’adolescence. L’enfant grandit dans une maison sans père, entouré d’une mère silencieuse qu’il décrit comme un lac séché et triste et d’une sœur aînée Huriye. Sa sœur était malade « folle » comme il dirait. Elle ne sortait jamais de sa chambre et elle était tout le temps nue.
Plus tard, quand il commençait à peindre, ses tableaux étaient remplis de femmes nues. Ils étaient très proches et c’était elle qui l’a appris regarder au ciel dans le peu de temps qu’ils passaient dans le cours de leur maison.il écrit :
« Ablam bana gökyüzünü öğretti »
« Ma sœur m’a appris le ciel. »
Pendant la guerre, la famille se cache dans la montagne. La sœur de Berk refuse de sortir et meurt dans un incendie, événement qui le traumatise profondément. Il voit peu son père, un homme manipulateur surnommé « tezvir Veli » (magouilleur, menteur, manipulateur) dont il finit par comprendre le sens du surnom à l’âge adulte et en éprouve de la honte. Son père, commerçant souvent endetté et en faillite, a vendu un temps du matériel d’imprimerie puis a exercé le métier de « muakkip », suivait des dossiers officiels malgré son illettrisme. Dans ses essais autobiographiques, Berk raconte que lorsqu’on lui demandait à l’école la profession de son père, il répondait « muakkip », un mot que seuls les instituteurs comprenaient, ce qui le rendait fier.
Le 1ère novembre 1928, la réforme de l’alphabet impose le passage brutal de l’écriture arabe à l’alphabet latin.
Le 21 Juin1934, une nouvelle loi (Soyadı Kanunu) impose un patronyme à chaque famille. La sienne reçoit le nom Birsen. (Bir-sen : Un-toi, on peut l’entendre comme “y’a que toi”) Mais plus tard, il choisira de devenir Berk (c-à-d solide, dur en turc). À ce propos, il dira qu’il l’a choisi ce nom non par le sens mais par assemblage des lettres.
En raison de la pauvreté, il a été contraint de travailler dès l’âge de neuf ans comme apprenti cordonnier, vendeur de glaces, puis garçon de bureau chez un dentiste. Il ne fréquentait pas l’école. Cet employeur, ayant reconnu ses aptitudes, l’a alors inscrit à l’école. Berk écrit dans son autobiographie : « Cet homme était comme un père pour moi. »
Ses premiers écrits ont été réalisés à l’école primaire, dans le journal de l’établissement. Il témoigne : « Le maître m’a emmené dans toutes les classes pour réciter mon poème, et j’étais fier de voir tous les regards tournés vers moi, de me sentir apprécié. »
Après le collège, il étudie à l’internat de Balikesir pour devenir instituteur, exerce quelques années en Anatolie et publie à dix-sept ans. Il lit beaucoup les poètes de Divan ottoman. Lié aux poètes et intellectuels, il démissionne car il ne trouve pas sa place comme maître.
Il se présente comme marxiste et à cause de son poème « Le chant de Turquie », il a été accusé d’être communiste. Il a fait l’objet d’un procès et pendant sa période d’incarcération, il rencontre le poète Nazim Hikmet, à qui il enseigne la langue française. Influencé par cette rencontre, il commence à écrire des poèmes à caractère social et idéologique. C’est la deuxième période de son œuvre.
Il étudie le français à l’Université Gazi à Ankara et travaillé comme professeur de français dans les collèges divers. À la faculté il rencontre son épouse, professeur de français. Il signait ses poèmes quelque temps avec de l’initiale N (N. Ilhan Berk), inspirée d’une femme qu’il aimait en secret, jusqu’à ce qu’il rencontre sa future épouse.
Il travaille comme traducteur dans une banque jusqu’à sa retraite. Il traduit des poètes modernes tels que Rimbaud, Mallarmé, Ezra Pound, Breton, Celan et Paul Valery, initiant ainsi sa troisième période littéraire. Il cofonde également l’école de poésie « Ikinci Yeni ». (Deuxième Nouveau)
Surnommé « uçbeyi » margrave de la poésie turque par ses pairs, il défend ardemment ce mouvement et s’oppose à la réédition de ses poèmes antérieurs, estimant que rien avant cette période ne relevait réellement de la poésie.
Dans ces années de jeunesse, il découvre la pauvreté, la solitude, mais aussi l’école et les premiers livres. Cela étant, il est instituteur, lecteur passionné. Il découvre les poètes du Divan ottoman, puis Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Celan, Ponge et Valery et aussi Wittgenstein, Saussure, à travers le français, dont il fait ses compagnons. Il séjourne fréquemment en France, visite la tombe de Valery et inclut sa photo dans son autobiographie.
Il publie ses premiers recueils dans les années 1940 : Güneşi Yakanların Selamı (1941) puis Günaydın Yeryüzü (1948).
Sa poésie est alors lumineuse, tournée vers le monde. Il salue la terre, le ciel, les enfants, les arbres. Le poème devient un « bonjour » adressé à l’univers, tentative de se donner une place dans un monde où le Nom-du-Père a fait défaut.
Dans les années 1950, la voix change. Berk n’est plus le poète de l’enfance et du monde immédiat, mais le poète d’un pays, d’un peuple, d’une histoire.
Dans Türkiye Şarkısı (« Chant de Turquie »), il chante la nation comme un vaste poème collectif.
Dans Saint-Antoine’ın Güvercinleri (« Les Pigeons de Saint-Antoine »), il mêle figures religieuses et populaires, saints et ouvriers. Le moi poétique s’efface au profit du collectif. Ce moment correspond à la Turquie de l’après-guerre, prise entre espoir démocratique et tensions politiques. Le sujet individuel se dissout dans l’Idéal national.
Mais, derrière cette épopée, on devine une défense. Là où le manque du père réel fait trou, l’Idéal du peuple vient occuper la place vide.
Lacan dirait que cette phase correspond à une identification imaginaire au discours du maître. Le poète se met au service d’un Idéal pour ne pas affronter son manque.
Mais cette voie ne pouvait durer : l’acte poétique allait exiger une autre rupture.
Dans les années 1960, rupture radicale. Berk abandonne le lyrisme et l’épopée. Dans Galile Denizi (« La Mer de Galilée »), il expérimente la poésie réduite à la lettre nue. Des poèmes faits uniquement de suites de lettres apparaissent : « Uuuuuuuuuuuuuuu » « Sssssssssssssssss »
Ici, plus de sens, plus de message. La poésie se réduit à sa matérialité sonore et visuelle. La lettre devient pure jouissance de lalangue.
Ce n’est plus l’expression d’un sujet, mais l’expérience de sa destitution.
Le poète n’est plus le maître de ses mots : c’est la langue qui se parle elle-même.
Berk ne “illustre” pas la langue : il fabrique une langue poétique en poussant le signifiant jusqu’au grain graphique et sonore. D’où ses expériences lettristes et concrètes (poèmes-lettres, dispersion typographique, imitations lettristes).
La mise en page n’est pas décorative : les blancs et la ponctuation sont structurels (valeur de souffle, suspension, relance du regard).
Berk “dessine” le monde : villes (Istanbul, Paris, Ankara), objets, topographies ; le poème devient carte et objet visuel (voir ses livres sur Istanbul ; sa pratique de prose-poèmes à visée visuelle).
L’énonciation poétique devient l’espace d’une déprise du moi, une ouverture à l’Autre du langage.
“Ben şair oldukça benliğimi kaybettim. Sokak oldum, deniz oldum, kent oldum.”
« Plus je suis devenu poète, plus j’ai perdu mon moi. Je suis devenu la rue, la mer, la ville ».
L’acte poétique chez Berk s’entend comme commencement de langue : écrire n’est pas décrire, c’est faire advenir le site où le poème pourra parler. (valas.fr, Association Lacanienne Internationale)
Dans “L’instance de la lettre”, Lacan définit la lettre comme “le support matériel que le discours concret emprunte au langage”. Chez Berk, les poèmes-lettres (“U…”, “S…”, etc.) mettent à nu ce support : le poème d’un minimum matériel intensifié.
Lacan situe le sujet du désir dans le manque, d’où l’ouverture du sens (et sa relance). La poétique de Berk (ellipse, montage, excès/rupture de grammaire) épouse cette logique du manque : le poème ne ferme pas, il ouvre. Lacan affirme que le sujet de l’inconscient est un sujet divisé : $ – barré, là Berk écrit :
« Ben yokum. Söz var. »
Moi, je n’y suis pas. Il y a la parole.
Le sujet n’est pas au centre du poème : il est en retrait, effacé, décentré. Il est ce lieu où la parole passe. Cette position est fondamentalement analytique : comme dans la cure, où le sujet n’est pas l’énonciateur mais l’effet du signifiant. Dans sa Poetika, Berk écrit :
« Şiir dili parçalamak, bozmak ve yeniden kurmaktır. Dilin kendisinden başka bir şey değildir. »
La poésie, c’est briser, déranger et reconstruire la langue. Elle n’est rien d’autre que la langue elle-même.
Cette déclaration rejoint la définition lacanienne de l’acte : ce qui introduit une rupture. Chez Berk, l’écriture n’est pas un message mais une coupure. Il détruit les règles syntaxiques, joue avec la ponctuation, fragmente la page. Exemple :
« Virgül. Nokta. Ünlem. / Hiçbiri yoktu bende. »
« Virgule. Point. Point d’exclamation. / Je ne possédais aucun d’eux. »
Le poème devient une opération sur la lettre, non sur le sens. Il agit sur la matière du signifiant.
Dans le Séminaire XI, Lacan définit la voix comme objet a : reste irréductible du signifiant, ce qui échappe à la représentation. Chez Berk, le silence est une figure centrale. Il écrit :
« Sessizlik bir dilse eğer / onu biz bozduk. »
« Si le silence est une langue, / c’est nous qui l’avons brisée. »
Le poème cherche à toucher ce silence. Mais ce n’est pas pour le combler – c’est pour l’habiter. Le silence devient structure, intervalle,
matière invisible du dire. Le poème se fait écoute de l’irreprésentable.
Dans « Logos », Berk écrit :
« Her sözcük bir eylemdir. Her şiir bir dünyayı yıkar. »
« Chaque mot est un acte. Chaque poème détruit un monde. »
Le poème ne décrit pas, il agit. Mais cet acte ne concerne pas seulement la langue : il concerne aussi le corps. Berk, dans ses tableaux, donne un corps à la lettre. Il peint, calligraphie, découpe, colle. La langue devient matière visuelle. Ce passage à l’image n’est pas décoratif : il permet un nouage là où la langue échoue. Il devient sinthome : une invention pour se maintenir. Ses tableaux sont des surfaces d’écriture. Il y trace la lettre comme on trace un symptôme. Ce ne sont pas des œuvres finies, mais des actes continue.
La poésie de Berk est marquée par une absence fondamentale : celle du destinataire. Il n’y a pas de “tu” stable. L’Autre y est fuyant, éclaté, parfois même inexistant. Le poète écrit sans adresse. Cela correspond à une défaillance du symbolique – mais aussi à une position éthique : écrire sans demande, sans reconnaissance, sans réponse. C’est là aussi que le poème devient un acte : il ne cherche ni le regard ni l’écoute de l’Autre. Il agit, seul, dans le vide. Cette solitude radicale est le prix de l’acte poétique.
Chez İlhan Berk, l’écriture n’est pas une expression du moi. Elle est ce qui dissout le moi, ce qui produit une perte. Mais cette perte n’est pas un vide : elle est un lieu de transformation. Le poète devient sujet à travers cette perte. Il n’écrit pas pour se dire, mais pour être tenu par l’écriture. Son œuvre est un sinthome : ce qui soutient le sujet au-delà de toute vérité. Un acte qui, comme l’analyse, ne console pas, mais fait surgir un réel insoutenable – et pourtant habitable.
Pour F. Cheng, dans la peinture/écriture extrême-orientale, le Vide n’est pas néant, mais souffle qui anime les traits et l’ensemble : “Le Vide est Souffle : il traverse tous les traits …”. Transposé à Berk : les blancs du poème (silences, espacements, marges) opèrent le sens. D’ailleurs, un de mots qu’il aime, répète est le mot « beyaz » blanc.
La traite attribuée à Shi tao évoque l’“Unique Trait de Pinceau” comme origine de toutes choses. Berk condense parfois ce geste en une seule lettre dans ses poèmes, explorant une source formelle unique qui se développe en univers, et s’intéressera plus tard à la calligraphie. Le poème est un acte inaugural qui institue son propre régime de lisibilité.
F.Cheng disait le Vide “anime tout l’ensemble” comme Lacan disait le manque structure le désir et ouvre l’être.
Alors Berk écrit que les blancs organisent les déplacements de sens.
À propos de ses œuvres « Cartes », « villes », “choses », on peut lire le poème comme topographie (Istanbul, Ankara, Paris, objets, listes) dans le sens de Cheng comme « composition spatiale » autant qu’un texte. Blancs, respiration, souffle, les intervalles font résonner des “unités” sémantiques comme des gestes.
Poetika et Logos proposent une poétique de l’acte (commencer/engager), une poétique de la lettre (support matériel) et une poétique du blanc (manque opérant).
Voilà il écrit :
La langue met en déroute le “je”.
Elle s’enfonce dans un néant profond et regarde depuis là.
La poésie cherche cette déroute, cette voie royale.
La poésie est une confrontation avec le néant.
Ou avec la mort.
Chaque poème affronte cela.
Dans la poésie, les mots vont et viennent sans cesse entre l’ancienne géographie et la nouvelle. C’est ainsi qu’ils forment une sorte d’inconscient commun. Une forme de temporalité. Une rencontre légitime. La langue fonctionne toujours.
Ce passage évoque la dynamique du langage poétique : İlhan Berk suggère que les mots ne sont jamais figés. Ils circulent entre les époques, les lieux, les sensibilités et c’est dans ce mouvement qu’ils acquièrent une profondeur collective, presque mythique. La langue poétique est donc toujours en activité, toujours en transformation.
Avec Lacan, on éclaire l’acte poétique (comme fondation) et la lettre (comme opérateur matériel du sens).
Avec Cheng, on comprend la fonction du vide/blanc et du trait : la page de Berk respire comme un paysage, la poésie y est souffle et geste.
Dans le poème « Tamirci çırağı », plus narratif, il révèle aussi un autre versant de lui, attachement aux humbles, évoquant la pauvreté et la fatigue des ouvriers. Entre le « bonjour » adressé au monde et les lettres pures de La mer de Galilée (Galile Denizi), ce poème rappelle que l’acte poétique se nourrit aussi du réel du travail et du corps.
Ainsi, de 1918 à la fin des années 1960, la trajectoire de Berk apparaît comme une succession de métamorphoses : de l’enfant sans père au poète qui salue le monde, du lyrique à l’épique, puis du collectif à la lettre nue.
« Şiir şairden büyüktür »
« Le poème est plus grand que le poète. »
Ici, il déplace la place du sujet : ce n’est plus l’auteur qui maîtrise son texte, mais le texte qui excède et déborde son auteur.
Cette idée rejoint Lacan, lorsqu’il affirme que l’acte n’appartient pas au moi : l’acte destitue le sujet, le laisse après-coup différent de ce qu’il était avant.
La poésie devient alors une épreuve de l’altérité radicale du langage.
À partir des années 1980, İlhan Berk se tourne massivement vers la peinture et les arts visuels. Il produit des collages, des cartographies poétiques, des calligraphies où se mêlent lettres, couleurs et formes. Il ne s’agit pas pour lui de devenir « peintre », mais de prolonger la poésie dans un autre registre.
Ses toiles sont des poèmes visuels, où le mot perd sa fonction sémantique pour devenir pure figure, ligne, espace.
Dans ses cartographies, Berk dessine des villes imaginaires, des continents poétiques, des géographies intérieures. Le poème devient carte, et la carte devient poème.
Il écrit :
« Yazı, resme dönüştüğünde, şiir yeniden doğar »
« Quand l’écriture devient la peinture, le poème renaît. »
Le collage, la lettre-figure, la carte, deviennent son mode propre de maintenir une consistance subjective.
Ces expériences visuelles se déroulent dans la Turquie des années 1980, marquée par un coup d’État militaire et une forte répression. Beaucoup de poètes se taisent ou partent, tandis que Berk trouve la paix dans la peinture. Il écrit :
« Le poète est en enfer. Je souffre lorsque j’écris, tandis que la peinture m’apaise. »
Il crée des collages, des calligraphies, des cartographies poétiques. Il écrit :
« Yazı, resme dönüştüğünde, şiir yeniden doğar. »
« Quand l’écriture devient peinture, le poème renaît. »
Le collage, la carte, la lettre-peinture deviennent le point d’ancrage de son existence subjective.
En 2003, dans « Bir Uzun Adam » (« Un long homme ») son autobiographie fragmentaire, il écrit :
« Babam yoktu, annem vardı. Şiir de annemle başladı. »
« Mon père n’était pas là, ma mère était là. Et la poésie a commencé avec ma mère. »
Et encore :
« Şair, şiirle doğar ve ölür. »
« Le poète naît et meurt avec la poésie »
La poésie n’exprime pas le poète. Elle le transforme.
İlhan Berk meurt en 2008, à Bodrum. Il laisse une œuvre immense, à la fois poétique et picturale, qui fait de lui un des grands inventeurs du XXe siècle.
De Birsen à Berk, de la lettre arabe effacée et illettrisme à la lettre latine réinventée, du père absent au nom choisi, Berk témoigne que la poésie est un acte, au sens psychanalytique du terme.
Annexes à l’intervention de Derya GÜRSEL