"Ce qui est de l’être, d’un être qui se poserait comme absolu
n’est jamais que la fracture, la cassure, l’interruption de la formule être sexué
en tant que l’être sexué est intéressé dans la jouissance."
Jacques Lacan, Séminaire XX, Leçon 16
Lacan a beaucoup utilisé le terme être, et ce n’est jamais pour lui l’occasion de le récuser purement et simplement : il l’a toujours lié aux éléments de la structure qu’il tentait d’articuler. Sans doute dans le Savoir du Psychanalyste il nous déclare qu’il fait de l’hénologie et non une ontologie : il situe l’Un comme instance réelle de la structure, alors que rien n’oblige à traiter de la même façon le "signifié" du verbe être : l’être n’est qu’un supposé, dont par exemple le discours universitaire pourrait faire une essence au delà des horizons du signifiant, et c’est le discours du Maître qui met l’accent sur lui. Mais cette supposition n’est pas un simple flatus vocis : elle est intuitive mais inéliminable, inscrite dans la nature même du langage, parce que le langage, dans son effet de signifié, n’est jamais, nous dit-il, qu’à côté du référent. D’où sa propension inéliminable à y suppléer en supposant l’ "être".
Le mot être apparaît détaché et substantivé dans des langues indo-européennes comme le sanscrit et le grec. (On peut citer la Brhad-aranyaka-upanishad que Lacan évoquait dans le rapport de Rome : le grand Sujet, l’atman y est dit satyam, réalité (V, 4 et 5(1)) – et les philosophes grecs l’ont thématisé, substantivé – c’est l’émergence parménidienne -, puis questionné avec Platon et Aristote. Lacan évoque implicitement avec l’Étrernel la théologie judéo-chrétienne qui culmine dans l’Esse ipsum thomiste et la preuve ontologique des grands métaphysiciens de l’âge classique.
Mais c’est essentiellement dans la perspective d’un être du sujet qu’à ses débuts Lacan a utilisé le terme être, dès les premiers Séminaires ou dans les Écrits de la fin des années 50 – ce qui interdit d’en rester à une simple importation heideggérienne. Il s’agissait avant tout de ne pas inclure la psychanalyse dans le service des biens, de ne pas la penser comme discipline purement objective ou voie programmée vers le bonheur- je cite le Séminaire du Moi : "… il y a un point qui n’est pas saisissable dans le phénomène, le point de surgissement du rapport du sujet au symbolique. Ce que j’appelle l’être…". Je reviendrai tout à l’heure sur la question des trois positions subjectives de l’être, parmi lesquelles se trouve l’être du sexe, mais il y a deux point généraux qu’il me faut évoquer encore ; d’une part la relation de l’être à la parole, avec comme corrélat l’absence de contenu de la supposition d’être, et d’autre part la dépendance à l’égard de l’Un.
Un énoncé du Séminaire de l’Envers (20/5) condense l’essentiel à propos de la relation à la parole : "Ce n’est de nul étant qu’il s’agit dans l’effet de langage. Il ne s’agit que d’être parlant. Au départ nous ne sommes pas au niveau de l’étant nous sommes au niveau de l’être. Encore est-ce là pour qu’il nous faille nous garder d’un mirage à savoir que l’être soit ainsi posé…". Si l’étant c’est l’objet matériel ou l’animal, l’homme, comme être parlant ou sujet, requiert la dimension de l’être, il est en quelque sorte transcendant aux objets de la réalité.
Mais contrairement à la métaphysique grecque, Lacan exclut tout réalisme de l’être : on ne le trouve pas d’emblée dans le réel : c’est avec la dimension de la parole qu’il surgit : "Mon épreuve ne touche à l’être qu’à le faire naître de la faille que produit l’étant de se dire." (Scilicet 2/3 p 78)
Donc d’un côté un mot, un signifiant, mais vide, dont le référent est insaisissable, mais qui aussi bien n’a aucune espèce de sens : "C’est du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de l’être : parce que c’est sûr que nous y croyons à cause de tout ce qui paraît faire substance : mais en quoi est-ce de l’être en dehors du fait que le langage use du verbe être ?" (Scilicet 6/7 p 49) . De l’être on peut dire qu’il n’y a pas. "Pour moi, ce n’est qu’un fait de dit." (Encore 8/5). On peut conclure, toujours avec Encore (16/1) "Dès lors n’est-il pas vrai que le langage nous impose l’être, et nous oblige comme tel à admettre que de l’être, nous n’avons jamais rien ?"
Les premiers séminaires, qui parlent beaucoup de l’être, présentent en corrélation le mot être et de l’autre côté la faille et ce qu’on pourrait appeler sa conséquence, le manque à être du sujet. Si semblent donc manquer référent et signifié, il y a bien quelque chose dans le réel qui renvoie à l’être, "la faille que produit l’étant de se dire".
Pour ce qui est de la relation de l’être et de l’Un, Lacan est très clair : un être, un corps si l’on veut, ne vient à l’être que du signifiant Un qui creuse une béance dans le réel. D’où l’énoncé de l’Envers (20/5) "…l’être ne s’affirme que de la marque, d’abord, du Un, et… tout le reste est rêve ensuite ; et notamment la marque du Un en tant qu’il englobe, en tant qu’ici il pourrait réunir quoi que ce soit." Rêve aussi l’individu ou la substance que nous posons dans la réalité. C’est l’Un, comme pure différence, qui "fait" l’être et constitue lui seul une instance réelle de la structure.
Pour mieux préciser les choses et tenter d’éclairer la diversité des usages du terme être dans Encore, je prendrai pour fil conducteur la bande de Moebius à triple torsion des Problèmes cruciaux (16/6) en interrogeant les expressions être du sujet, être du savoir, être du sexe employées à propos de ses trois sommets.
Tout d’abord ces trois expressions, nous dit Lacan, renvoient à des positions subjectives de l’être ; elles concernent toutes le sujet et confirment la perspective très nette de Lacan – qui l’oppose irréductiblement à Heidegger – sur la question du rapport de l’être et du sujet. Alors que chez Heidegger la pensée et la question de l’Être dessaisit en quelque sorte le Dasein – l’équivalent du sujet – de sa place primordiale, la Logique du fantasme (11/1) note que Descartes a substitué à l’être comme corrélat de la pensée l’être du Je, Je qui se réduit au sujet de la science. C’est là dit Lacan un refus de la question de l’Être, et la psychanalyse suit entièrement Descartes sur ce point. Rien dans ce qu’apporte Freud ne nous replace sur le plan d’une éventuelle question de l’être. Tout ce que Lacan peut nous apporter sur l’être se réduit donc absolument à l’articulation du sujet de la science, qui est celui de la psychanalyse, d’où la détermination de ces trois formes d’êtres comme "positions subjectives". Si le terme être renvoie à quelque chose de tant soit peu déterminé, ce ne peut être qu’à l’intérieur de ce cadre.
L’ "être du sujet" est invoqué – négativement – dans le séminaire Encore, noté pour lui-même, et aussi en résonance avec le signifiant-maître et avec l’objet a : "Ce qui parle sans le savoir me fait je, sujet du verbe. Ça ne suffit pas à me faire être".
Le sujet est par sa dénomination même l’hupokeimenon, le supposé comme effet de la marque et support de son manque. Il ne s’agit pas simplement de la supposition métaphysique de la substance qui reste très générale. Si le mot sujet chez Lacan prend un "accent différent", c’est qu’il est lié à ce qu’on pourrait appeler son hypothèse fondamentale, à savoir l’identité de l’individu affecté de l’inconscient et du sujet d’un signifiant. L’ensemble de l’articulation psychanalytique, théorique et pratique, implique le sujet comme élément inscriptible, il est l’"effet qui est ce qui se suppose en tant que tel d’un fonctionnement du signifiant", "ce qui glisse sous une chaîne de signifiants"
Ce supposé à ce qui parle, est donc au plus loin d’un être, mais il a une sorte de consistance, distincte de celle de l’Un et du signifiant : lui conviennent mieux les termes de fente et de béance comme nous l’indique …ou pire (21/6), quelque chose qui, (autour de l’objet a comme cause du désir), est comme une fente (puisque l’objet a est entre deux signifiants), ou est plus proprement béant.
Cette détermination de l’hupokeimenon, si essentielle qu’elle soit, ne rend pourtant pas compte de la complexité des relations des termes être et sujet. Le jeu de mots bien connu sur le terme m’être s’inscrit dans une perspective différente.
Le sujet est représenté par le signifiant Un qui le fait émerger au plan de l’articulation signifiante. Or si l’Un fait l’être, au sens premier où l’être ne s’affirme d’abord que de la marque du Un. Mais en ouvrant la béance, l’Un à la fois induit le mirage de l’être, il "fait" l’être, mais en même temps on peut dire qu’il n’est pas l’être, qu’il y a même une béance entre lui et ce qui tient à l’être. L’Un, en ce sens, ne saurait assurer aucun être au sujet. L’Acte analytique parlait d’ailleurs d’un faux être du sujet, à mon sens à propos du S1, en le distinguant bien d’un autre faux être, de l’être bouffi de l’imaginaire, qui renvoyait au Moi. Au delà des magnifiques formules d’Encore "…je suis m’être, je progresse dans la m’êtrise, je suis m’être de moi comme de l’univers…" ou "l’être à la botte, l’être aux ordres, ce qui allait être si tu avais entendu ce que je t’ordonne.", qui rapportent le terme être au discours du Maître, de celui qui, proférant le signifiant, en attend effet de lien que le signifiant commande, on peut saisir dans une formule de l’Étourdit, le lien du faux être du Un et de l’être bouffi de l’imaginaire : "… l’être n’a par lui-même aucune espèce de sens. Certes, là où il est, il est le signifiant-maître, comme le démontre le discours philosophique, qui pour se tenir à son service, peut être brillant, soit être beau, mais quant au sens le réduit au signifiant-m’être. M’être sujet le redoublant à l’infini dans le miroir." (Sci 4 p 29)
Toujours en rapport avec l’être du sujet la question de l’objet est plus délicate, parce qu’elle touche à l’Autre, l’Autre qui n’est pas.
Avec le a quelque chose se fixe pour le sujet qui le fait échapper à la vacillation de l’être et lui donne la possibilité d’une identification. On conçoit que le Séminaire du Désir puisse énoncer que "cet objet imaginaire se trouve en quelque sorte en position de condenser sur lui ce qu’on peut appeler les vertus ou les dimensions de l’être" et, dans Encore on voit l’amour supposer cet être là (Dasein) – le semblant d’être – au petit a. En un sens ce n’est qu’un leurre ; non seulement le petit a est sans essence, et il est dénoté à ce titre par une simple lettre, mais il n’est proprement aucun être : c’est à l’encontre ce que suppose de vide une demande, et il n’est situable que par la métonymie. Mais il n’est pas rien, ce semblant, il est élément dans l’articulation des discours et c’est ce que le sujet peut avoir de mieux en matière d’être en dehors de sa représentation par le signifiant.
Cette fonction d’être du a joue d’ailleurs un rôle essentiel dans la théologie. Le S grand A barré en lui-même, en tant que trou, dénie toute ontologie. Lacan situe pourtant le Dieu d’Aristote à la place opaque de la jouissance de l’Autre ; or ce Dieu est Souverain Être : s’agit-il d’un exemple de cette confusion entre a et S grand A barré qu’épingle Encore (13/3) ? C’est en tout cas le petit a comme regard qui fait tenir le dispositif de la contemplation de Dieu lequel constitue l’acte, le point d’achèvement de l’activité philosophique chez Aristote.
Au commencement il y a le signifiant, et il y a d’emblée du savoir que Lacan définit par l’articulation signifiante – et non par l’image ressemblante de l’être. Le savoir est dans l’Autre, et il ne doit rien à l’être, nous dit Lacan, sauf en ce que celui-ci en véhicule simplement l’articulation. Il y a du signifiant au même sens minimum que Yadl’Un : c’est l’être matériel du signifiant
On est au plus loin de la forme ou Idée platonicienne, qui couple indissolublement savoir et être, car si cette forme est le savoir de l’être, c’est que l’être est d’emblée – Platon est au plan philosophique absolument réaliste -, mais qu’il est – c’est un sens majeur de l’hypothèse des Idées – pleinement intelligible : la forme tient l’être dans sa coupe et c’est un savoir qui n’en sait pas plus qu’il ne dit. Sans doute Platon pose-t-il les Idées – on parle de l’hypothèse des Idées – mais l’être – l’ousia – se donne comme tel au terme de la dialectique ascendante – Platon dit la Chose, ce à quoi nous avons affaire (to pragma) – récompensant en quelque sorte le dialecticien de ses efforts et la béance est comblée.
Par opposition on peut en rester à la supposition inéliminable qui est propre au langage puisqu’il rate le référent. Mais Lacan dans des formules difficiles semble récuser ou du moins contester l’importance de l’être du savoir. Marx et celui qui le lit, Lénine, Freud et Lacan ne sont pas couplés dans l’être, avec la représentation imaginaire du professeur et du disciple, ils procèdent deux par deux, mais dans l’articulation du savoir, dans un Autre supposé. On trouverait d’ailleurs d’autres couples de ce genre, Platon-Aristote, Descartes-Spinoza. Ce qui caractérise cette espèce de transmission, c’est un coût d’usage et non pas d’échange. Il s’agit de se faire entrer ces savoirs dans la peau par de dures expériences, ne pas faire commarxe et fraude : il y a pour chacun rejet d’être – plus précisément : de l’Autre chacun a fait lettre – sans doute est-ce la forme radicale du nouveau de leur savoir – à ses dépens, au prix de son être ; d’un être de sujet sans doute, soutenu par le fantasme, évoquant la perte de l’objet dans la mise en place du savoir. D’où la discordance entre le savoir et l’être, mais qui en même temps, nous dit-il, n’en est pas une (Encore 15/5) quant à ce qui mène le jeu, encore, si savoir aussi bien que plus-de-jouir sont liés à la visée de la jouissance.
J’en viens à mon troisième point. La question de ce que Lacan appelait être du sexe dans les Problèmes cruciaux est plus difficile, car le non-rapport sexuel ne peut avoir simplement le statut d’une supposition.
C’est pourtant dans l’horizon de la question heideggérienne sur l’être que Lacan situe la question du sexe (Problèmes cruciaux 19/5) : il y a "à amener au jour comme alèthéia, comme révélation heideggérienne, … quelque chose qui donne pour nous un sens plus plein, sinon plus pur, à cette question sur l’être qui, dans Heidegger, s’articule, et qui s’appelle pour nous, pour notre expérience d’analystes, le sexe." Si l’être est le terme dernier auquel aboutit le questionnement de la pensée porté par la parole, on peut concevoir que dans un mouvement comparable, l’expérience des analystes au delà même de la reconnaissance du désir, aboutisse à la question que Lacan élaborera dans les années suivantes et qui est celle du rapport sexuel et de son impossibilité, liée à l’interdiction de la jouissance. On a là une référence principielle de Lacan. Elle ne me semble pas contredire la déclaration faite deux ans plus tard comme quoi la psychanalyse est sur la position d’un refus de la question de l’être. Le "sexe" se substitue bien à l’être comme terme de la quête de vérité. J’ajoute que malgré ce "refus" Lacan n’a pas cessé de lire Heidegger et de s’intéresser à ses textes, mais que lorsque Lacan parle de l’être, et notamment dans Encore, cela ne concerne pas particulièrement l’être heideggérien, mais plutôt l’Étrernel, l’être de l’onto-théologie classique.
"Interruption de la formule être sexué" : on peut sans doute noter que les grands philosophes et notamment ceux qui parlent de l’être ont peu parlé du sexe, ou même pas du tout. Je ne vois d’exception que pour la Phénoménologie de l’Esprit (Le plaisir et la nécessité) : encore s’agit-il plutôt de la jouissance, de la contrainte du plaisir et de la déception qu’elle entraîne, pour citer Hegel "le rapport simple et vide mais ininterrompu et inflexible, dont l’oeuvre est seulement le néant de la singularité". C’est la reconnaissance du caractère ponctuel et précaire de la jouissance et a contrario du vide ontologique de l’articulation subjective.
Mais laissons Hegel pour les autres philosophes, qui ont refoulé le sexe. Rétablir le prédicat n’aboutira évidemment pas à une vérité positive, puisque justement, dit Lacan "ce qu’on appelle la jouissance sexuelle est marqué, dominé par l’impossibilité d’établir comme tel, nulle part dans l’énonçable le rapport sexuel." La fracture, l’interruption, la cassure n’est pas imputable à ceux qui ne reconnaissent pas au sexe sa juste place, elle est de structure, le vide dû à l’interruption de l’énoncé a bien un fondement réel.
Il y a là curieusement non bien sûr une approbation de l’ontologie, mais une sorte d’explicitation de son indestructibilité. Un discours sur l’être peut être tenu, non pour lui fournir un signifié, mais par des détours en impasse (Lacan pense-t-il là à l’être heideggérien ?), et par des démonstrations d’impossibilité – mais on est plutôt alors au plan du réel, ce plan que Heidegger a approché mais qu’il n’a pas vraiment atteint, faute de n’être jamais complètement sorti de la sphère du sens et d’avoir méconnu la portée de l’écriture.
Ce qui en outre rend les choses plus difficiles, c’est la relation au corps ; d’abord parce que "corps" est une sorte de sens premier du terme être. Comme les autres animaux, l’homme est d’abord un corps, il n’est nullement esprit, et ceci n’infirme pas qu’il n’y a pas d’être avant la parole, car l’énoncé que les êtres sont des corps est évidemment rétrospectif.
Mais le corps – de l’homme – est comme l’être, il est (a)sexué. Nous lisons au début d’Encore (21/11) "Mais l’être, c’est la jouissance du corps comme tel, c’est-à-dire comme a – mettez le comme vous voudrez – comme asexué." En fait, sauf si le a est placé dans le cadre de la jouissance phallique, il me semble que cette jouissance du corps – c’est seulement la référence phallique qui fait que la jouissance est sexuelle – reste problématique, en tout cas dans Encore ; elle n’est pas sexuelle et par ailleurs, c’est le S grand A barré dans l’Autre qui donne la clé de l’autre jouissance. En tant que l’être sexué – je reprends la formule – est intéressé dans la jouissance, il y a bien cassure. On peut sans doute concevoir une jouissance scopique qui tente d’élider la castration, à la façon de la contemplation aristotélicienne, où l’être jouit de l’être ou la pensée de la pensée, mais la castration est la condition nécessaire de toute jouissance sexuée. En ce sens on peut conclure avec Lacan "Pourtant il ne peut pas être ambigu qu’à l’être tel qu’il se soutient dans la tradition philosophique, c’est-à-dire qui s’assoit dans le penser lui-même censé en être le corrélat, j’oppose que nous sommes joués par la jouissance." La jouissance est la clé, ce n’est plus l’être, elle est au delà de l’être, et son abord présente une tromperie irréductible dont l’Être souverainement parfait était bien incapable.
Je réserve pour une brève conclusion, à côté de ces trois directions fondamentales que je viens d’évoquer, ce qui me semble le point de décalage le plus fort de Lacan avec l’ontologie : l’opposition de l’être et de l’existence, au sens où Lacan entend ce terme (cf mon texte sur l’Un qui parle à propos du Parménide). On voit très bien que la supposition de l’être part du dit, ce qui du même coup la circonscrit : l’être est un "fait de dit" (Encore 15/5) ; la preuve ontologique montre dans la même direction le lien du sens et de l’être, et Lacan s’y réfère implicitement dans l’Envers de la psychanalyse (21/1) "… ce qu’il en est de l’être tient au sens … c’est dans cette voie en tout cas qu’on a franchi ce pas-de-sens de penser que ce qui a le plus d’être ne peut pas ne pas exister. Le sens, si je puis dire, a charge d’être, il n’a même … pas d’autre sens." Mais justement Kant a montré sa butée sur la question de l’existence, ce que Lacan commente : "Seulement on s’est aperçu, depuis un certain temps, que ça ne suffit pas à faire le poids, le poids justement de l’existence."
Mais alors que Kant entend l’existence en liaison avec une empirie radicalement hétérogène au concept, Lacan lie au symbole, mais de façon tout à fait opposée, aussi bien l’être que l’existence : pas d’être hors l’avènement symbolique du sujet : l’être "est forcé pour se supporter de passer par le symbole." (Savoir du psychanalyste 3/3).Cet "être sans être" (ibidem), est le supposé inévitable de l’énoncé sensé et de tout ce qui relève du dit. Alors que l’existence, si elle s’enracine dans le symbole, se "supporte" elle-même : "Mais par contre il est bien certain que ce qui se supporte, c’est l’existence…" (ibidem). Lacan précise que c’est dans la dépendance de l’Autre, mais au sens où c’est le symbolique en tant que tel, dans son émergence même, qui la révèle : "le symbolique ne se supporte que de l’ek-sistence." (Encore 15/5). C’est le dire de Lacan qui fait exister sa formalisation mathématique. En celle-ci, contrairement au sens dans la preuve ontologique, le non sens y fait le poids de l’existence (cf Le savoir du psychanalyste 3/3).Et on peut ainsi mettre en perspective être et existence "… car le propre du dit, c’est l’être…Mais le propre du dire, c’est d’exister par rapport à quelque dit que ce soit." (Encore 10/4)