La passion d'Hugo Arnold (à partir de Tout disparaîtra", d'André-Pieyre de Mandiarges)
15 décembre 2007

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NACHT Marc
Textes
Philosophie-littérature-poésie

« Il ne s’agit aucunement d’analyser André-Pieyre de Mandiargues à travers cette fiction, mais de prendre le texte de son roman, Tout disparaîtra au pied de la lettre, comme un récit clinique, qui comme tout récit clinique requiert un décryptage(…). On verra que dans l’apparente manifestation « perverse » de son désir, le héros de ce roman, Hugo Arnold, ne peut soutenir et trouver sa propre existence, que dans un au-delà de la limite du sens le plus manifeste de ses actes. »

Je l’écoutais. Il me paraissait lire plus que parler. Une écriture attentive aux objets, sobrement vêtue comme lui-même. Que de fois n’avais-je eu envie de lui faire remarquer la véritable armure qu’était pour lui son éternelle veste gris sombre, infroissable malgré les années d’analyse.

D’une voix ferme, il m’entraînait dans le labyrinthe soigneusement balisé de ses pérégrinations citadines. La carte détaillée des territoires qu’il me décrivait, passant de la surface où s’enchevêtraient rues et ruelles, au sous-sol du métropolitain, me signifiait un espace dont la fonction ne pouvait être que de nous contenir tous deux. Toute intervention de ma part y aurait été aussi incongrue que celle d’un martien se mêlant d’indiquer son chemin à un habitant du quartier.

Mais Hugo Arnold se voulait un « bon  » analysant. Aussi mettait-il son intelligence subtile et sa fine culture au service de ce qu’il pensait devoir se dire pour accéder à cette autre scène chère à la psychanalyse. Avec grand talent, il ciselait son texte et ne manquait pas, à la manière d’un graveur talentueux, d’y porter un savant dégradé d’ombres auxquelles venait répondre l’éclat exquis de quelque énigmatique relief. À la manière d’un guide d’aventure, il indiquait, à partir de la piste bien damée du parcours, le gouffre du fantasme où guettaient fauves et monstres qui régnaient sur ces régions périlleuses. Le frisson nous était tranquillement offert.

C’est ainsi qu’Arnold entreprit le long récit de son aventure avec la belle Miriam Gwen. Ma paupière alourdie se fermait à demi sur les images de l’objet de sa séduction et du jeu de capture dont il était devenu le héros intrépide. Je notais la légèreté feinte avec laquelle il évoquait sa propre judéité comme pour l’opposer à celle de sa partenaire, demi-juive et pleinement baudelairienne selon son propre credo d’être tout à la fois, et indissolublement, comédienne, courtisane et poète. Que la demoiselle fût peut-être inspirée, dans ses élans pervers, d’être l’enfant naturel d’un juif et d’une Irlandaise éthylique, puis violée par ses deux frères, me semblait m’être adressé, directement et en quelque sorte sur mesure, pour une étude de cas, ce dont je ne manquais en mon for intérieur de le remercier. Qu’elle lui apparût soudain, jambes écartées, armée d’un grand couteau en nouvel avatar de la Grande Mère des Dieux, ne manqua de m’interpeller, comme nous disons (hélas), du côté de ce personnage préhistorique inoubliable évoqué un jour par Freud, comme de la féminisation de Dieu par Lacan postulant l’essentielle et irréductible phallicité de la femme, bien qu’elle ne soit pas Toute.

Vous dire l’arrivée d’Hugo dans le « baisoir » (1) où l’entraîna finalement Miriam au terme d’un parcours secret, « interdit à son regard « , tel qu’il me le narrait par le menu sans que je puisse même lui faire remarquer combien sa description se calquait sur l’exploration interne d’un corps maternel, ne vous épargnerait pas l’impatience que j’éprouvais de voir enfin aboutir ce récit. Je m’interrogeais constamment sur la qualité réelle de l’interlocuteur auquel Hugo s’adressait et qu’il semblait vouloir prendre à témoin comme pour une affaire de justice. La description de l’extraordinaire « baisoir » et de la succession de ses multiples antichambres fermées par des serrures codées, comme de l’escalier « caracol « , qui y menait après une ascension périlleuse, me semblait pourtant plutôt faite pour interdire toute intrusion, aussi bien visuelle qu’auditive. Il m’informait donc de l’existence d’un dispositif impénétrable, comme pour mieux me laisser à la porte de sa parole, renforçant ainsi par la topologie des images, l’inaltérable facture de ses propos.

La description de ce Labyrinthe où le guidait une Miriam faussement soumise, ne faisait-elle pas de lui un nouveau Thésée capable de vaincre le Minotaure ? Et si Minotaure il y avait, devais-je reconnaître mon adresse dans celle du monstre obtus issu des amours de Pasiphaé et du taureau qui avait fait la puissance du roi Minos ? À moins que je ne fusse, comme Dédale, chargé d’édifier ce qui m’était décrit et de valider la solidité de l’édifice afin de contenir la violence inhumaine du monstre adultérin ? Mais pour le moment, je me sentais surtout dans les bras de Poséidon, ce qui me reconduisait au taureau issu de la mer dont la vie n’avait tenu qu’au manque de parole de Minos, qui s’était refusé à sacrifier l’animal comme il s’y était engagé afin de conserver son trône.

J’allais bientôt trouver confirmation de cette conjecture taurine dans les performances sexuelles d’Hugo. Nous ne dénombrâmes rien moins en cette belle après-midi qu’une vingtaine d’éjaculations dont seize firent l’objet d’un compte, ou d’un décompte, précis.

La description de ses amours avec la belle Miriam, description dont nous avons noté les éléments quantitatifs extraordinaires, ne manquait pas pour autant des plus riches enluminures pornographiques. Mais mon rôle, dans cet exposé, n’étant pas de transmettre l’érectile, je n’en communiquerai que ce qui en marquait le tempo de la manière la plus signifiante.

Tout d’abord, l’espace scénique dont l’importance est indiquée par la description minutieuse dont il a fait l’objet. Hugo y revenant d’ailleurs à plusieurs reprises. Rien d’intime, tout au contraire le « baisoir  » est grandement ouvert : un petit muret sépare le divan (seul meuble à se détacher de cette sorte de proscenium, un peu comme le même objet peut paraître au patient occuper tout l’espace du cabinet de l’analyste) d’un vaste jardin d’hiver planté de végétaux exotiques dans lequel vivent quelques fauves, serpents, oiseaux et papillons rares.

C’est justement un de ces papillons, sphinx à tête de mort, qui orne l’aine de Miriam. Ce tatouage lui a été imposé par le gardien des lieux, un nommé Ping, mulâtre muet devenu le sbire de Sarah Sand et qui jouit du privilège de posséder sadiquement toutes les locataires du « baisoir « .

La découverte du sphinx et le récit de son origine provoquent l’impuissance passagère d’Hugo. Loin de résoudre l’énigme libératrice, il demeure l’oeil rivé sur la ligne bleue des Vosges (le muret de séparation du jardin), et ordonne à Miriam de pratiquer sur sa personne ce que l’Histoire a depuis confirmé comme une manière radicale de sortir de l’anonymat lorsqu’un président des États-Unis en faisait la demande. C’est, apprenons-nous encore, l’étoile de David que la belle savoure au moment critique. La nouvelle m’ayant laissé de glace, au point que ma froideur put être perçue par le narrateur, ce dernier se crut obligé de pousser les feux. À la missionnaire cette fois. Avec l’acharnement désespéré de celui qui veut convaincre : il se vidait. Mais l’essentiel n’avait-il été livré plus haut ! Que dans la bouche d’une femme il soit, lui, pauvre Hugo, le roi d’une terre promise !

Alors qu’il reprenait son tir, voilà que l’Autre l’interrompt, se manifestant par un appel téléphonique, long monologue auquel Miriam ne répond que par une longue série de « oui « .

Très tôt, en effet, Miriam s’était avouée à Hugo comme agissant pour une toute puissante égérie nommée Sarah Sand, propriétaire du « baisoir » et organisatrice des jeux dont ce dernier était le théâtre. Que cette Sarah fût la mère d’une nouvelle Justine n’était que trop évident et il n’y avait qu’un pas entre la tour du « baisoir  » et celle du château de Lacoste dont, bien avant le récit de cette aventure, mon patient m’avait décrit la découverte. Tout comme la Justine du divin marquis, Miriam n’existait que pour le regard de l’Autre et Hugo se retrouvait dans le rôle instrumental du valet. Mais Sarah Sand étant une femme, la situation s’inversait, et Hugo devait finir dans l’expiation de sa virilité (épuisée) sous les griffes métallisées de Miriam. Il ne resterait plus qu’à l’éjecter comme un étron après lui avoir fait dévaler l’anse du caracol.

Tout au long de cette laborieuse affaire, Hugo avait été totalement sujet du regard de Sarah Sand. Comme deux poissons pris dans une nasse, Hugo et Miriam s’ébattaient sous l’oeil invisible de la grande dame, oeil multiplié par le dispositif panoptique du « baisoir « . Il s’agissait donc, pour Hugo, non seulement d’être observé, ce qui pouvait satisfaire un reste d’exhibitionnisme infantile, mais de l’être en compagnie d’une femme qui, elle-même, dans son aliénation, représentait l’objet de ce regard. Ce strabisme créait une telle confusion d’images et de sexes qu’il était à peu près inéluctable que le héros de l’histoire y perdit son latin, langue qui, rappelons-le, fonctionnait comme une sorte de signe de reconnaissance entre Hugo et Miriam. C’est ainsi que se répétait la tragédie de Narcisse dans le baisoir-miroir devenu le lieu et l’instrument d’une jouissance délétère

– Narcisse : « Ecquis adest ? « , Près de moi présente ?
– Echo : « Adest « , Présente.
– Narcisse : « Veni « , Viens. « Huc coeamus « , ici réunissons-nous.
– Echo : « Coeamus « , unissons-nous.
– Narcisse : « Ante emoriar quam sit tibi copia nostri « , Plutôt mourir que de nous donner à toi.
– Echo : « Sit tibi copia nostri «  (2).

Sarah Sand, la mère enveloppe visuellement et auditivement, toute la scène du coït. C’est toujours selon sa loi que le couple gémellaire va connaître le tranchant de la séparation. Elle sera mimée par celle qui est l’instrument de la mère,la belle Miriam, là où cette mère ne fait intervenir aucun père, même et surtout si l’on prend en compte l’existence trouble de Ping, cette caricature de l’aliénation phallique représentée par le domestique muet.

Hugo, rejeté mais non totalement anéanti, s’enfuit là où « l’autorité de la Victorieuse  » lui a dit d’aller, en Seine. Telle se livre la répétition ultime de sa mise.

Dès lors, je sus qu’il ne me parlait plus mais évoquait sur le seul praticable encore à sa disposition ce que les mots pouvaient encore filer d’une jouissance parvenue au seuil de sa propre incandescence.

Tout ce qui se trouvait figuré de sa rencontre avec Miriam -prostituée sadienne et vierge pervertie (vous pouvez voir ce qu’il en est dans La véritable nature de la vierge Marie (3) ), se trouve projeté dans la dimension mystique de la seconde femme, rencontrée sur les quais : Mériem Ben Saada. Elle aussi prostituée de tous les âges, en raison de la volonté paternelle, en raison de la nécessité, de par… cette clef du désir : « Qui donc es-tu, fille du fleuve ?  » lui demande Hugo, « Qui es-tu ô toi, si ce n’est moi ? répond-elle. »

Elle lui promet la paix du criminel, enfin libéré de tout besoin, à la charge de l’État. Et comme Hugo insiste pour savoir qui elle est, la voilà qui lui donne réponse : « Un Tombeau qui ne renferme point de Cadavre ; un Cadavre qui n’est point renfermé dans un Tombeau ; mais un Cadavre aussi qui est Tombeau à soi-même.  » Tout cela en accentuant la première syllabe des noms. Mais que peut-on alors lire dans ses yeux qui deviennent « comme des creusets d’or vif « , sinon le message décrypté : Ton caca, ton caca, etc.

Une double lecture du « message  » de Mériem est ici nécessaire. Elle vient, en effet, de se donner le rôle de révélatrice de ce qui serait la pointe du désir inconscient d’Hugo Arnold, son objet petit a, la merde. Mais elle dit aussi l’identification d’Hugo à cet objet pris dans sa fonction de représentation de ce qui est pour lui l’agalma féminine, son ultime et interne secret.

Entre l’objet tel qu’il se révèle et l’identification à cet objet, notre personnage n’a plus d’autre choix que celui de l’obéissance passive aux paroles qui énoncent son destin : assumer comme meurtrier le suicide de Mériem. Ce qui se réalise est alors l’exclusion anale d’Hugo, mis au ban de la société, ainsi que sa relégation dans une geôle protectrice, fécale et maternelle selon son propre fantasme.

La fin du récit reprend en l’accentuant ce qui était déjà indiqué par l’évocation de Ping. Et l’exécuteur des oeuvres, forcément basses, d’un inceste archaïque, vient souligner le caractère dérisoire que notre héros donne à ce qui n’a jamais pu être une figure paternelle.

En l’occurrence, la problématique oedipienne du rêveur est presque surexposée dans les deux répliques finales du récit

« – Des assassins pareils, il n’en faut plus, Monsieur l’Officier, crie au gros comédien une espèce de Brabançonne joufflue… Faites-le disparaître !
– Il disparaîtra. Vous pouvez compter sur nous pour cela, Madame, répond l’enflé galamment. «