La parole est-elle soluble dans le numérique ?
13 février 2024

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CORON Olivier
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Nouvelle Economie Psychique
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La parole est-elle soluble dans le numérique ?

Olivier Coron[1]

La pandémie mondiale que nous avons traversé a accéléré la place de la technoscience dans notre existence, en privilégiant l’usage informatique et en favorisant le « distanciel » : télétravail, télé-enseignement, téléconsultations en tout genre ; pratiques qui ont persisté une fois la pandémie passée et qui sont présentées aujourd’hui comme une option intéressante en réponse par exemple aux déserts médicaux ou, pour ce qui nous concerne, aux facilitées de suivi de patients très éloignés géographiquement, ou encore soucieux de mobilité réduite. Si durant les années qui ont précédé la pandémie bon nombre d’analystes pouvaient se montrer réfractaires aux psychanalyses à distance, voire ironiques lorsqu’elles étaient engagées par des collègues, – ceci au nom du fait qu’un tel dispositif contreviendrait au bon déroulement de la cure – force pourtant est de constater que la pandémie a changé la donne et à conduit certains à poursuivre les cures via la téléconsultation, une majorité y revenant néanmoins lorsque le ciel fut plus clément, tandis que d’autres l’ont partiellement maintenue comme option possible, ne jugeant pas la présence du corps du patient (et de l’analyste) indispensable au bon déroulement des séances.

Face à cette absence de consensus des psychanalystes, une question se pose alors, en quoi l’utilisation des outils de communication contreviendrait à la parole ? En quoi seraient-ils un frein à l’au-delà de ce qui se dit dans ce qui s’énonce ? En quoi l’énonciation serait incompatible avec le numérique ? En quoi encore un enseignement ou une réunion de travail par écran interposé contreviendraient à la valeur de la parole énoncée ? La question est de taille : la parole est-elle totalement soluble dans la tuyauterie numérique ou bien quelque chose de ce qui fait sa valeur se perd à en passer par une machinerie ? Et ce « quelque chose » quelle en est sa nature ?

Ces questions ne concernent pas spécifiquement le champ de l’analyse, comme on l’a vu c’est l’ensemble du champ social qui est en effet concerné par la dématérialisation des échanges, qu’il s’agisse du télétravail, du téléenseignement, des téléconsultations médicales ou même de la prise de rendez-vous via une application dédiée. Relevons que ce dernier procédé semble rencontrer une limite que les technophiles n’avaient pas anticipé : celui des rendez-vous médicaux non honorés[2] (27 millions par an) et qui témoigne que l’engagement par clic sur un écran ne vaut pas celui d’une demande adressée à un humain, même par téléphone.  Relevons aussi que si la visiophonie a presque un quart de siècle [3], son adoption récente dans le social, dans le champ professionnel et dans le soin témoigne qu’une invention a besoin d’une dynamique culturelle particulière, d’un terreau imaginaire et symbolique compatible pour être adoptée. A titre d’exemple, si la téléconsultation médicale fait aujourd’hui partie des usages et n’est plus perçue par bon nombre de médecins comme un pis-aller, c’est en partie lié au déclin progressif de la consultation clinique au bénéfice des examens paracliniques et notamment de l’imagerie numérique qui dirait le vrai face à l’interprétation humaine d’une palpation.

Interroger les limites engendrées par les outils de communication sur la fonction de la parole – et ce d’autant plus que les progrès techniques permettent une transmission parfaite – prend le risque d’être taxé de rétrograde tellement l’idéologie du progrès prévaut aujourd’hui, idéologie qui cavale depuis un bon moment déjà et que rien ne semble pouvoir ralentir. L’enjeu de cet article n’est pourtant pas d’inviter à un retour à la chandelle, mais de désigner ce qui, de la parole, peut être affecté, voire empêché lorsqu’elle en passe par la tuyauterie numérique : la cure analytique étant le lieu où la dimension de la parole est poussée avec la plus grande rigueur (car elle est le seul moyen pour accéder à la vérité du désir inconscient),  cela donne alors de facto toute légitimité à la psychanalyse pour désigner ce qui fait le sel de la parole et pour dégager ce qui se perd lorsque la parole est dématérialisée.

L’exemple de l’émission télévisée « Le jour du Seigneur », diffusée en France depuis 1949 et destinée à l’origine à ceux ne pouvant pas assister à la messe, illustre les limites d’un procédé de transmission qui transmet beaucoup mais rate l’essentiel. Dans une interview au journal La Croix, un professeur de théologie souligne cette limite : « Du point de vue de Dieu, la messe lui sert à lui, pour se donner à nous dans l’Eucharistie et à la télévision, il n’y arrive pas [4] ! ». Au cours de la messe, le croyant présent dans l’église n’est pas un spectateur, il n’applaudit pas après un sermon, une homélie ou un chant liturgique, il ne filme pas non plus le prêtre sur son téléphone ; le croyant participe activement à un rite qui œuvre à faire exister le corps du Christ absorbé symboliquement dans la communion : la messe est une expérience de partage, de dialogue et de rencontre des corps. Cette comme-union avec l’esprit Saint échoue devant l’écran de télévision, en témoigne la passivité du téléspectateur qu’on aurait du mal à imaginer se lever de son fauteuil au cours du rituel de la messe ou à conclure par un « amen » les oraisons du prêtre. Il assiste certes à une cérémonie en direct, livrée à domicile, mais sans implication, la télévision faisant écran à ce que la parole du prêtre lui soit adressée ; à travers la télévision en effet, le prêtre parle à la cantonade et l’auditeur ne se sent aucune responsabilité vis-à-vis d’un message qui ne lui est pas spécifiquement adressé, ni vis-à-vis de l’orateur d’ailleurs pour lequel aucune marque d’intérêt ou de respect pour sa parole n’est nécessaire.

Ajoutons qu’au-delà de l’impossibilité à transmettre ce qui relève d’une dimension imaginaire mais aussi symbolique, la diffusion de la messe à la télévision, son insertion dans une grille de programmes divers et variés, banalise ce moment sacré de la liturgie catholique. Les vifs débats qui ont agité l’église à la fin des années quarante autour de cette question, témoignent que la trivialisation induite par la retransmission électronique était déjà parfaitement perçue, le directeur des programmes de la télévision française de l’époque, Jean Darcy, écrivait d’ailleurs : « Le monde se déchristianise et nous portons peut-être la responsabilité d’accroître cette déchristianisation par nos programmes, mais comment faire des programmes dans le monde tel qu’il est, alors que l’on nous demande avant tout d’être des témoins, de retransmettre [5] ? ».

C’est toute la question de la transmission d’un message via un dispositif numérique qui se dégage ici, au-delà de cet exemple particulier. L’esprit Saint n’est certes pas porté par les ondes hertziennes mais la valeur d’un enseignement à distance semble aussi être affectée lorsque c’est la télétransmission qui est privilégiée. Durant son séminaire « Sujet, Savoir [6] », Jean-Paul Hiltenbrand a pris exemple sur l’échec de l’enseignement de masse en ligne (« Moocs »), aux Etats-Unis pour souligner combien la transmission d’un savoir ne relevait pas seulement d’une communication de connaissances (dont l’enseignant ne serait qu’un agent interchangeable), mais impliquait une relation, un transfert et que cette dimension ne pouvait se nouer virtuellement.

Présentés en deux mille dix comme une solution pédagogique alternative aux enseignements traditionnel et intéressante économiquement, les « Moocs » connurent un succès considérable mais les abandons en cours de route furent nombreux (la moitié des inscrits ne consultait qu’une seule séance et seulement 4% suivaient le cursus dans sa totalité [7]), quant aux résultats des examens, ils furent calamiteux. Les partisans d’un tel dispositif (qui s’est rependu durant le confinement), n’ont pas vu dans cet échec le signe d’un nouage impossible entre transmission du savoir et virtualité, mais plutôt comme une invitation à perfectionner un dispositif trop proche de l’enseignement classique ; aujourd’hui, les Moocs se résument le plus souvent à de courts modules d’infographie animée commentées par une voix off.

Jean-Paul Hiltenbrand va insister tout au long de son séminaire sur le fait que la transmission du savoir implique une relation subjective, dimension du transfert aux fondement de tout enseignement donc et sur laquelle le dispositif des Moocs fait l’impasse. Transfert non pas à l’enseignant – souligne-t-il – mais transfert au savoir, prenant son origine « dans la prise de conscience chez le sujet de son incomplétude, de la dimension de la béance [8] » or, précise-t-il : « Internet ne transmet pas du savoir comme on pouvait le croire, Internet ne transmet que de l’information, mais ce déluge d’informations de manière continue vient recouvrir, voiler ce défaut de savoir [9] ». Ainsi l’accès numérique favorise la saturation du manque, favorise aussi un déplacement de l’adresse puisqu’un moteur de recherche peut venir palier instantanément au défaut de savoir.

Mais si la prévalence du média numérique dans notre existence affecte le manque au savoir, en quoi ce dernier concernerai-t-il plus les Moocs que les enseignements sous une forme traditionnelle ? Jean-Paul Hiltenbrand souligne alors que l’enseignement à distance rate une autre dimension essentielle à la transmission du savoir, c’est celle de la demande de reconnaissance : « l’élève – précise-t-il – veut avoir un contact avec le maitre si c’est possible, ou bien il veut avoir un contact au moins sur la qualité de son savoir et que le maitre lui fasse cette reconnaissance [10] », demande au niveau de l’être donc, que l’anonymat du dispositif et la distance viennent forclore.

Soulignons que l’adoption de la visioconférence dans l’enseignement n’est pas seulement lié à des préoccupations économiques ou à l’attrait pour de nouvelles technologies, il n’est pas non plus consécutif au fait que le dispositif fonctionne correctement grâce à la généralisation du haut débit, mais il doit plutôt s’entendre comme l’illustration d’une mutation dans le rapport au savoir et donc d’un changement de statut de l’enseignant devenu un agent de transmission des connaissances et non plus en place d’énonciation d’une parole ; sa personne, sa présence étant alors secondaire au regard de « l’acquisition des compétences » à transmettre et que des QCM viendront valider. Si la crainte d’une tête bien pleine plutôt que bien faite faisait déjà partie des préoccupations des précepteurs (il y a deux mille ans, le philosophe Plutarque soulignait que « l’esprit n’est pas comme un vase qui a besoin d’être rempli ; c’est plutôt une substance qu’il s’agit seulement d’échauffer ; il faut inspirer à cet esprit une ardeur d’investigation qui le pousse vigoureusement à la recherche de la vérité [11] »), l’utilitarisme étant passé par là, cette préoccupation de former les âmes est moins à l’ordre du jour, Hannah Arendt en relevait d’ailleurs déjà les prémisses dès la fin des années cinquante dans son essais « La crise de la culture [12] ».

L’excès d’informations qu’évoque Jean-Paul Hiltenbrand dans son séminaire ne se limite pas aux sites d’actualités, aux réseaux sociaux ou aux moteurs de recherches mais concerne aussi la digitalisation de tout ce qui est digitalisable, qu’il s’agisse des livres, de la musique ou encore des œuvres d’art. A ce titre, là où l’œuvre imposait que l’on aille à elle, car elle était unique – c’était par exemple la fonction du musée – que l’on s’y recueille parfois et qu’on lui rende hommage. Aujourd’hui, la frénésie photographique dans les galeries (convertissant l’œuvre en image), semble privilégier la captation et la possession à la contemplation[13]. La digitalisation généralisée trivialise toute création de l’esprit en la convertissant en flux, ralliant une masse infinie sans distinction de valeur, accessible sans effort et consommable immédiatement, ne laissant plus de place pour l’indisponible. L’offre sans limite satisfait l’appétit pulsionnel pour des images, de la musique ou des films, qui – comme dans le cas de la boulimie alimentaire – ne valent que comme bouche-trou d’un appétit vorace et sans distinction de qualité. A ce titre, l’horizontalisation induite par l’Internet, qui agglomère le bon grain et l’ivraie, n’est pas sans effet sur ce qu’on appelle « la crise de la culture » qui impliquait autrefois une échelle verticale des valeurs, du beau et du laid, du sacré et du profane, de la qualité ou de la pacotille. Soulignons néanmoins que ce déclin culturel – qui est un des effets du relativisme ambiant– est antérieure au réseau des réseaux qui n’a fait qu’amplifier ce relativisme.

Que l’économie numérique participe au changement de monde, cela semble ne faire aucun doute, mais la question est de savoir si ces bouleversements apportés par l’Internet (dans laquelle le capitalisme s’est engouffré comme source supplémentaire de profits), relèvent d’un saut quantitatif dans l’expérience humaine ou d’un saut qualitatif. Car si la digitalisation des créations évoquées plus haut est un procédé récent, la reproduction à l’infini était déjà le propre de l’industrie capitaliste et cela depuis plus de deux cent ans ; en effet la fonction du mouvement industriel étant toujours d’aller vers la prolifération et par là de conduire à la banalisation ; quant aux écrans, ils prolifèrent et subvertissent la culture depuis plus d’un demi-siècle[14]. Autrement dit, le numérique ne fait-il que permettre toujours plus de confort en nous apportant le monde à nos pieds (comme les machines omniprésentes dans notre quotidien) ou bien introduit-il une dimension nouvelle ?

Il ne semble pas excessif de postuler que les technosciences via les technologies digitales permettent de s’émanciper des contraintes liées à la dimension de la parole, « la technoscience – affirme Gérard Amiel – nous propose un moyen de mettre de côté le savoir, ce fameux savoir qui était là sous-jacent dans les relations humaines et qui impose d’être pris dans des relations d’aliénation réciproques et de paroles les uns avec les autres pour supporter la vie (…), la technoscience invente donc des gadgets pour notre confort qui nous permettent d’être de plus en plus autonome et de circuler sans cette nécessité vitale de l’autre (…), vous êtes pris dans un univers qui vous dispense de cette fonction de la parole, la fonction de la demande vous y êtes finalement dispensés et vous pouvez circuler grâce à ces gadgets qui vous autonomisent [15] ». Dans un numéro intitulé « Sexe et amour 2.0 », la revue Books relatait les propos d’un jeune New Yorkais se félicitant qu’avec les applications de rencontre « je peux baiser gratuitement avec une fille différente tous les soirs sans avoir à bouger de mon fauteuil  [16] ».

A l’hôpital, la digitalisation permet au professionnel un accès facile au dossier du patient et ce à partir de son propre bureau, il peut aussi ajouter ses commentaires sans avoir à se déplacer jusqu’à la salle de soin, comme cela se faisait autrefois. Les demandes de consultations diverses et variées peuvent se réaliser d’un clic, sans avoir à s’adresser directement à un professionnel et sans avoir à discuter avec lui des spécificités du cas, ce dernier sera notifié sur son écran d’une nouvelle demande à laquelle il pourra répondre par le même canal et cela sans qu’aucune parole ne soit échangée entre les soignants : la prolifération du numérique facilite la dématérialisation des échanges et le travail solitaire.

Dans ce même séminaire, Gérard Amiel souligne un autre point, capital, induit par la dématérialisation des échanges : « Notre technoscience et ses gadgets nous poussent à croire que nous pouvons nous dispenser des fonctions de la parole et que nous sommes des individus autonomes, c’est de la folie furieuse ! Nous ne sommes pas autonomes car ce qui nous est vital pour que nous ne traversions pas notre vie comme des momies, c’est la rencontre de ce désir du grand Autre qui ne peut se sécréter que dans la parole et si nous ne sommes pas dans ce rapport et bien cette fonction du désir de l’Autre ne risque pas d’émerger [17]». A ce titre, même le plus progressiste des analystes peut manifester un certain agacement face au SMS d’un patient nous informant de son absence ou encore de son départ définitif. Rompre avec son compagnon ou sa compagne… ou son analyste par SMS, c’est refuser de s’inscrire dans un échange, c’est se dégager sans le risque d’avoir à soutenir sa décision au regard de la demande ou du désir de l’autre. Relevons que la rupture, lorsqu’elle provient d’une lettre manuscrite, témoigne d’un effort qui sous-tend une reconnaissance pour celui à qui elle s’adresse, dimension venant alors témoigner que quelque chose à compté, même si la lettre vient solder le compte. Ce petit exemple témoigne alors que l’outil numérique ne permet pas seulement de faire l’économie d’une parole (une lettre postale la fait aussi), mais qu’il permet aussi d’éviter d’avoir à porter la responsabilité de sa parole. Ajoutons que les options proposées par les applications digitales permettent même d’économiser l’envoi d’un SMS en proposant de « ghoster » l’éconduit qui devient alors incapable de communiquer avec son partenaire devenu inaccessible.

L’outil numérique est parfaitement adapté pour informer, transmettre ou partager, à ce titre, il répond pleinement aux critères définissants les théories de la communication qui reposent sur une lecture utilitariste de la langue, c’est-à-dire au service de la transmission d’un message, ce que le philosophe Robert Redeker résume d’une formule lapidaire : « la communication veut réduire la langue au rang de servante docile [18] ». Cette réduction n’est d’ailleurs pas sans effet sur notre rapport à la structure de la langue elle-même, sur le respect de sa syntaxe et de sa grammaire ou encore sur la prolifération des acronymes par exemple, car si ce qui importe c’est de transmettre une information, le bien dire et le bien écrire relèvent alors du superflu : « La marginalisation actuelle de la poésie, sa survivance clandestine, sa réduction minimaliste à l’école, figurent parmi les symptômes les plus dramatiques de cette soumission de la langue aux impératifs de la communication [19] ». Dans son séminaire, Jean-Paul Hiltenbrand souligne lui aussi cette dynamique : « L’homme contemporain sort du langage et de sa fonction [20] », fonction au-delà de la communication qui est celle de situer la place du sujet de l’énonciation et de son désir : « La fleur du désir se développe sur le sol du langage [21] » écrit-il. Dès lors, la formule « déclin de la fonction de la parole » que bon nombre d’analystes peuvent aujourd’hui utiliser pour désigner la dynamique contemporaine ne concerne pas la parole qui informe, qui communique (celle-ci ne s’est jamais aussi bien portée), mais la parole en tant que support du désir, dans l’entre-deux des mots. « La psychanalyse – écrit Jean-Paul Hiltenbrand – persiste à affirmer que l’homme ne parle pas seulement pour communiquer, ni pour uniquement transmettre des savoirs ou des informations mais qu’il parle tout court, parfois pour ne rien dire certes, mais parole pourtant essentielle, vitale pour son existence [22] ».

Ainsi, rien de ce qui constitue « la communication », telle qu’elle est théorisée depuis soixante-dix ans n’est en défaut via les outils modernes, puisque pour communiquer, peu importe que l’on soit présent ou non, l’important étant que le message soit transmis, transmission du message qui peut concerner deux humains mais qui vaut aussi entre un humain et une machine ou encore deux machines entre elles. Il est intéressant de noter que si lesdites théories prennent en compte les freins à une bonne communication, ces freins résultent plus du fait de paramètres environnementaux ou techniques (bruits ambiant, friture sur la ligne, mauvaise connexion…) que de la structure même du langage ou de paramètres propres à la subjectivité humaine ou encore des effets d’un dialogue à distance sur la qualité du dialogue lui-même. Dès lors, ce qui échappe à ces théories, c’est que la parole excède la communication, que l’on peut certes parler pour informer et communiquer mais qu’au-delà de cette fonction phatique (qui certes permet un semblant de lien humain), la parole est aussi ce qui noue, ce qui engage un sujet dans son dire.

Un renversement s’opère alors car si la parole engage, c’est qu’elle n’est pas seulement un outil au service de la communication, mais qu’elle constitue un ordre auquel nous acceptons d’appartenir et qui nous dépasse. Postulons alors que ce que les outils de transmission ne transmettent pas, c’est justement ce que les théories de la communication ignorent, c’est-à-dire en premier lieu l’Autre et l’axe symbolique au profit du semblable et de l’axe imaginaire. Précisons que si l’axe symbolique est la condition nécessaire pour que puisse advenir le sujet de l’inconscient, au-delà de cette spécificité propre à la cure analytique il est aussi ce qui permet que toute parole ne soit pas un verbiage sans conséquence. « La communication – souligne Jean-Paul Hiltenbrand – exclut l’Autre, c’est là le problème ! Lorsque vous mettez des nourrissons devant la télévision, vous mettez des images humaines sans Autre [23] », à ce titre aucun enfant n’a jamais appris à parler en regardant la télévision et cette affirmation ne relève pas d’un postulat idéologique des psychanalystes, elle est soulignée tout au long du livre de Michel Desmurget, chercheur en neurosciences, qui peut écrire par exemple : qu’« Il ne suffit pas de donner un ordinateur à des gamins illettrés pour que ceux-ci s’éduquent seuls et apprennent à lire par eux-mêmes, sans enseignement [24] » et qui rajoute plus loin « Pour que la magie relationnelle opère, il faut que « l’autre » soit physiquement présent. Pour notre cerveau, un humain « en vrai » ce n’est pas la même chose qu’un humain en vidéo (…) ce manque de réactivité face à un écran a depuis été largement généralisé à l’espèce humaine et touche aussi bien l’enfant que l’adulte [25]», le langage ne s’apprend pas, il se parle.

La prévalence de l’axe imaginaire induit par les échanges virtuels s’illustre par la prolifération des faits divers de harcèlements sur les réseaux sociaux illustre, favorisée par l’isolement de l’internaute derrière son écran, par la possibilité d’une réponse instantanée et par la généralisation d’une navigation sous pseudonyme procurant l’illusion de l’anonymat et autorisant des propos sans engagement, du tac au tac « grâce à la machine, vous échappez à la castration [26] » affirme Jean-Paul Hiltenbrand, celle en particulier qui vient borner l’idéal de toute puissance narcissique.

Il n’est pas sans intérêt de relever que bon nombre de psychothérapeutes et psychanalystes non lacaniens ayant publié sur les téléconsultations, tout en la défendant au motif qu’elle « permet des interactions réelles (…) sans altération de la réalité psychique [27] » constituant alors « une alternative tout à fait valable à la séance de psychothérapie et même à celle de la cure analytique [28] », conviennent néanmoins que le procédé ne peut se substituer durablement aux rendez-vous en cabinet mais cela pour des motifs n’ayant rien à voir avec les conséquences d’un dialogue à distance sur la parole elle-même. Pour certains auteurs, les difficultés évoquées concernent les risques de contrôle des écoutes par les gouvernements totalitaires ou encore celles liées à l’absence du corps dans sa « polysensorialité [29] », (mouvements sur le divan, odeur du patient…), limitant alors le champ des interprétations possibles ; chez d’autres c’est le dispositif lui-même et le changement de cadre qui entrainent de nouvelles difficultés pour le thérapeute liées à la communication via un écran (« zoom fatigue ») ou bien de nouvelles contraintes (qui téléphone ? Comment arrêter l’entretien d’une façon qui ne soit pas trop brutale ?) ou encore l’emplacement de la caméra au-dessus de l’écran qui modifie le regard ; certains soulignent que ce mode d’échange nécessite « de plus grandes manifestations d’empathie verbale afin de compenser la perte des sensorialités [30] », inflations de manifestations qui, à la longue, fatiguent le thérapeute ou dérange son attention flottante. Le fait que ces auteurs soient éloignés de la référence lacanienne et de sa poétique de la parole, n’est probablement pas un hasard, les rendant peut-être mieux disposés vis-à-vis d’un dispositif permettant la communication. Plusieurs auteurs vont même jusqu’à interroger le refus de certains patients durant le confinement de poursuivre les consultations via un dispositif numérique, l’interprétant comme lié à « une problématique de l’incestuel, les rapprochant d’un fantasme transgressif impensable et ininterprétable [31] », oubliant peut-être que pour (se) dire des choses importantes la parole seule ne suffit pas, qu’il faut se déplacer pour porter ce que l’on a à dire et pour se faire entendre.

Durant son séminaire « Retour sur la fonction de la parole », qui s’est déroulé durant le premier confinement, Colette Soler a voulu relativiser les conséquences du distanciel au motif que si le procédé freudien est celui d’une parole libérée des contraintes de la bienséances couplée à l’interprétation, tout le reste, qu’il s’agisse du nombre et de la durée des séances, du paiement des rendez-vous manquées ou encore de la présence physique du patient (le « setting »), « tout cela qui – précise-t-elle – a son importance dans chaque cure ne définit pas la chose[32] ». Soler réduit alors l’analyse à l’os du dispositif tel que Freud pouvait déjà le formaliser : « un échange de parole entre l’analysé et le médecin [33] ». Lors de la séance suivante du même séminaire, elle interroge alors ce qui ferait défaut à un dispositif de communication électronique : « On l’a entendu à propos des analyses à distance par Skype ou par téléphone, que certains récuseraient car elles élident la présence du corps de l’analyste en trois dimensions (…), la question est dès lors la suivante : est-ce que la cause analysante a un corps ? Autrement dit, comment l’objet « a » se présentifie-t-il à l’expérience ? [34] ». La question est légitime car dans la formalisation lacanienne du Discours de l’Analyste ce dernier en effet est en place de dépositaire de l’objet pulsionnel du patient, mais cet objet n’est pas le corps, il en est séparé, chuté du corps peut-on dire. Cette distinction amène alors Soler à critiquer la référence à la présence du corps de l’analyste pour invalider l’intérêt des téléconsultations : « Si l’analyste incarne l’objet dans sa variante pulsionnelle, la distance des corps n’est pas un inconvénient et même une absence complète des corps [35] ».

L’année suivante, elle revient sur la place de l’analyste comme semblant d’objet et souligne qu’à l’occasion d’une conférence donnée aux USA, Lacan – dans son mathème désignant le Discours de l’analyste – a substitué à l’objet petit a le mot « silence ». Pour Soler, Lacan indique alors que « si l’analyste donne présence à l’objet, ce n’est pas par sa présence de corps, mais par son dire spécifique d’interprétation [36] ». Une question se dégage alors : l’étoffe du silence de l’analyste est-elle la même selon qu’il est présent ou à l’autre bout de la ligne ? L’expérience commune semble témoigner d’une grande différence, car si le silence de l’analyste « in vivo » s’inscrit sur fond de présence (même si le patient peut dire qu’il pourrait parler à l’identique seul chez lui), celui de l’analyste en ligne apparait sur fond d’absence, au point d’ailleurs qu’il n’est pas rare dans une conversation commune que l’auditeur silencieux soit interpelé afin de témoigner… de sa présence. Les analystes pratiquant les consultations en ligne soulignent parfois cette nécessité de « traitement du silence très différente de l’analyse en personne, imposant à l’analyste le besoin de témoigner, par des sons ou par des remarques, la réalité de sa présence et de son écoute [37]», procédé qui témoigne d’une impossibilité propre au dispositif d’articuler à la parole de l’analysant la présence réelle de l’analyste, c’est à dire comme le souligne Jean Bergès, « de celui qui incarne le réel de ce qui va s’articuler dans la séance, car à défaut de ce réel, on aurait le défilé d’une chaine signifiante qui ne se soutiendrait de rien d’autre – et il ajoute – cette présence réelle de l’analyste soutient la vérité de ce qui est dit, de ce que fait entendre l’analysant  [38], c’est donc à partir de la place qu’il occupe dans le transfert mais aussi à partir de son « désir de l’analyste » que l’analyste – même si il reste silencieux – est le garant de ce qui est dit au-delà de ce qui s’énonce, or cette présence de l’analyste n’opère pas lorsqu’il est dématérialisé.

« Il y a une petite tendance à raisonner des hommes et du monde humain comme s’il s’agissait de lunes [39] » nous dit Lacan, autrement dit à oublier par exemple que ce qui nous différencie des autres êtres vivants c’est que si, comme eux, nous sommes faits de chair, cette chair est parlante, transformée, dénaturée par le verbe qui fait de nous des être manquants, habités d’une perte. « La parole nait d’une faille – souligne Jean-Paul Hiltenbrand – d’une béance et cette faille se détermine d’un lieu où dysharmonie et dissymétrie sont premières, ce sont là les caractéristiques du parlêtre[40] », cette faille, c’est celle produite chez l’enfant par ses demandes dont les réponses échouent toujours à satisfaire son vœu de complétude. Il est habituel de répéter que l’enfant est un être parlé avant qu’il ne parle, ce n’est pas faux, mais pour lui c’est originellement par la demande qu’il entre dans le langage, d’ailleurs chez n’importe quel adulte l’apprentissage d’une langue étrangère en passe par un dialogue vivant et spontané et pas par l’audition de phrases sur un magnétophone ou d’émission de radio. L’écrivain Akira Mizubayashi – malgré son amour inconditionnel de la langue française – a d’ailleurs précisé combien cette dernière méthode l’avait rendu apte à parler mais de façon désincarnée : « Je ne suis pas un habitué de cette langue, ce n’est pas elle qui m’a nourri, ce n’est pas elle qui m’a élevé. C’est une grande maison que je contemple de l’extérieur et même si elle est belle et confortable, je ne m’y sentirai pas à l’aise ni à ma place (…), c’est comme une femme inabordable, je la trouve belle, je la désire. Mais je sais que je la regarderai toujours de loin, qu’elle ignorera mon existence, qu’elle ne sera jamais ma femme même si je parviens à la connaitre un peu [41] » ; pas de corps à corps avec la langue française pour Mizubayashi, faute d’un corps à corps inaugural avec une française, c’est-à-dire faute que le français ne soit sa langue maternelle.

C’est dans la relation avec la mère (ou son représentant) que l’enfant entre dans la parole, La mère, c’est celle qui éveille les sens de l’enfant, provoque une mise à feu pulsionnelle : bain de soins, de caresses et bain de mots aussi : « La mère prend soin de l’enfant, s’active plus spécialement à le nourrir, c’est-à-dire à entretenir cette pulsion orale et à la satisfaire – nous dit Jean-Paul Hiltenbrand – cette activité pulsionnelle s’accompagne de paroles diverses destinées à accompagner pour l’enfant ses satisfactions orales ; il y a donc dès le départ une concaténation entre la priorité de la parole, le plaisir de la parole et les satisfactions orales [42]». La parole ne s’origine donc pas d’un apprentissage abstrait et désincarné, elle n’est pas le produit d’une bonne « communication », elle se noue dans le champ pulsionnel à partir de ce lien au grand Autre primordial. « La parole – rajoute-t-il dans la leçon suivante – c’est à la fois du signifiant et du corps [43] », or, précise-t-il, cette part pulsionnelle nouée à la parole ne peut circuler à travers les machines, hétérogènes – on l’a vu – à la dimension du grand Autre, dénaturant du même coup la puissance de l’incidence du langage : à titre d’illustration, l’énonciation d’un analyste ne produit pas les mêmes effets selon qu’elle est formulée dans son cabinet ou par téléphone, elle « ne touche pas » pourrait-on dire, de la même manière.

Le confinement consécutif à la pandémie mondiale, s’il a normalisé le « distanciel », nous a aussi permis de prendre massivement la mesure de ce lien entre présence du corps et fonction de la parole. L’égarement contemporain est d’avoir oublié d’où s’origine cette dernière, de vouloir la réduire à une pure abstraction, un outil à notre service, hétérogène au parlêtre, désincarnée, alors que la parole est originellement articulée avec le champ pulsionnel car elle a émergé dans le corps à corps avec la mère. « Lorsque nous parlons – nous dit le poète – au fond des paroles, il y a le souvenir de ce premier partage dans le noir. Il y a un son caché et une présence invisible, un fragment, l’échange et le passage de l’un à l’autre d’une part de nuit dans le moindre mot [44] ». Le numérique, en nous permettant de communiquer à distance, loin d’un rapport direct à notre interlocuteur, force la parole dans le champ de la sublimation, enlevant sa chair au verbe, mais l’opération n’est pas sans effet car la parole en perd alors la racine de ce qui l’a fondé originellement, dans un nouage indéfectible à l’Autre primordial. Elle communique certes, mais faute d’une présence vivante elle est alors amputée de la part qui touche à l’être, la part manquante.


[1] Psychanalyste, Président de l’Ali-Rhône Alpes

[2] Article du « Point » du 26 juillet 2022, « Les médecins alertent sur le nombre de rendez-vous non honorés »

https://www.lepoint.fr/sante/les-medecins-alertent-sur-le-nombre-de-rendez-vous-non-honores-26-07-2022-2484425_40.php#11

[3] En France, les premières expérimentations datent des années 80.

[4] https://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Messe/La-messe-a-la-television-suffit-elle

[5] Évelyne Cohen, « La pensée de Jean d’Arcy entre religion, politique et communication », in « Jean Darcy, Penser la communication au XXe siècle », sous la direction de Marie Françoise Lévy, éditions de la Sorbonne, 2014, p43

[6] Jean-Paul Hiltenbrand, « Sujet, Savoir », Séminaire 2014-2016, Editions de l’Ali Rhône-Alpes, 2016

[7] Marine Miller, « Les Moocs font pschitt », « Le Monde » du 22 octobre 2017

[8] Opus cité p42

[9] Idem

[10] Ibid p41

[11] Plutarque, Œuvres morales et œuvres diverses Tome I, livre 3, Elibron Classic, 2002, p520

[12] Annah Arendt, « La crise de la culture », Folio Essais, Gallimard, 1972

[13] Dans les années cinquante, le philosophe Günther Anders soulignait déjà cette frénésie photographique que le numérique n’a fait qu’amplifier en permettant un stockage à moindre coût.

[14] En 1947, l’écrivain Barjavel avait co-réalisé un documentaire fiction (« La télévision, œil de demain »), mettant en scène le futur d’une télévision omniprésente, imaginant même un écran de la taille d’un… smartphone, toujours à portée de main, hypnotisant son propriétaire focalisé par les images…

[15] Gérard Amiel, séminaire « Le graphe du désir », leçon du 16 janvier 2009, inédit

[16] Nancy Jo Sales « Tinder c’est trop ! », Books N°82, avril 2017, p44

[17] Gérard Amiel, idem

[18] Robert Redeker, l’école fantôme, Desclée de Brouwer, 2016, p23

[19] Robert Redeker, opus cité, p24

[20] Jean-Paul Hiltenbrand, Séminaire « La tripartition objectale », éditions de l’Ali Rhône-Alpes, séance du 15 novembre 2012

[21] Jean-Paul Hiltenbrand, opus cité p15

[22] Jean-Paul Hiltenbrand, « La condition du parlêtre », Eres 2019, p25

[23] Jean-Paul Hiltenbrand, « Sujet, Savoir », opus cité, leçon du 20 mai 2015, p103

[24] Michel Desmurget, « La fabrique du crétin digital », ed du Seuil, 2019, p57

[25] Michel Desmurget, Opus cité p257 et 258

[26] Jean-Paul Hiltenbrand, séminaire « L’homme aux loups », leçon du 13 novembre 2019, éditions de l’Ali Rhône-Alpes

[27] Guy Lesoeurs, « Motivations, freins et limites de la psychothérapie et de la cure à distance », revue Hegel, ALN éditions, 2021, N°3, p259

[28] Idem p263

[29] Alain Gibeault, « La psychanalyse en Chine et les enjeux de l’analyse à distance », Revue Française de psychanalyse, vol 75, 2011, p1030

[30] Serge Tisseron, « Comprendre et soigner l’homme connecté », in Santé Mentale 2022, éditions Eres, p180

[31] Desmarez, Francks et Bogliatto, « Quelques réflexions sur les dispositifs à distance en psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent et dans les entretiens familiaux », Le Carnet psy, N°241, 2021, p33

[32] Colette Soler, « Retour sur la fonction de la parole », Editions Nouvelles du Champ Lacanien, 2019, p70

[33] Sigmund Freud, « Introduction à la psychanalyse », petite bibliothèque Payot, 1978, p7

[34] Colette Soler, opus cité, p80

[35] Colette Soler, opus cité p81

[36] Colette Soler, « Le transfert, de l’amour au sexe », Editions Nouvelles du Champ Lacanien, 2020, p122

[37] Alain Gibeault, « La psychanalyse en Chine et les enjeux de l’analyse à distance », opus cité, p1032

[38] Jean Bergès et Gabriel Balbo, Psychothérapie d’enfants, enfants en psychanalyse », Edition Eres, 2004, p12

[39] Lacan, séminaire « Le moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse », séance du 25 mai 1955

[40] Jean-Paul Hiltenbrand, « La condition du parlêtre », opus cité p48

[41] Akira Mizubayashi, Une langue venue d’ailleurs, ed Gallimard, 2012, p250, 251

[42] Jean-Paul Hiltenbrand, séminaire « Le transfert », éditions de l’ALI Rhône-Alpes, leçon du 9 février 2022

[43] Jean-Paul Hiltenbrand, opus cité, leçon du 11 mai 2022

[44] Valère Novarina, « Devant la parole », POL 1999, p26