La parabole des trois anneaux dans Nathan le Sage" de Lessing
04 janvier 1994

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COHN Danièle
Textes
Religion

Il s’agit d’un conte, un père, un anneau, des fils, une de ces histoires
que d’habitude on raconte aux enfants et que l’on a sanctionnée comme
un apologue philosophique. Mais « il n’y a pas que les enfants que l’on nourrit
de contes de fées », dit Nathan dans son monologue – acte III, sc. 6 –
quand il cherche à « se sauver » de la question-piège du
sultan Saladin: « Quelle est la foi, quelle est la loi qui t’a le plus éclairé…
des trois religions une seule doit être la vraie » (acte III, sc. 5).

Il en va aussi d’une histoire de famille, une de ces histoires compliquées
dont la comédie se nourrit elle aussi, pour parvenir au dénouement,
heureux comme il se doit, où tout le monde s’embrasse et y retrouve les
siens. « Le rideau tombe pendant que se répétent en silence les
embrassements réciproques », telle est l’indication scénique sur
laquelle s’achève la pièce.

La « petite histoire » que Nathan raconte au sultan, sonne comme la parade
habituelle du juif qui en réchappe en racontant une histoire. La source
de Lessing est la troisième nouvelle de la première partie du
Décaméron de Boccace, celle du juif Melchissedec, Boccace
s’inspire lui-même d’une tradition orale vivante entre le XII et le XVème
siècle, chez les juifs de Provence et d’Espagne (cf. l’interrogatoire
du juif Ephraïm Sanchus par Pierre d’Aragon).

La parade tire son efficace de la parabole qu’elle invente. La parabole
est une méthode pédagogique utilisée par les rabbins du
judaïsme tardif, elle est dans les Evangiles ce que Jesus raconte pour
illustrer son enseignement. La parabole met en scène des symboles pour
signifier la révélation. Elle a une fonction médiatrice,
de la raison à la foi pour la théologie, de la foi à la
raison pour la philosophie des Lumières. Lessing a cherché, outre
ses propres Ecrits Théologiques, à théoriser ce
type de médiation à la fois dans son Traité de la Fable,
où il définit précisément la fable comme une pensée
morale rendue intuitive par l’exemple, et son testament, L’Education du genre
humain,
qui propose un modèle de conciliation entre raison et révélation.

Entre le récit des anneaux et le silence de la fin de la pièce,
la parole des Lumières, que Nathan incarne, a fait le jour en
même temps sur la nature et la fonction de la meilleure religion et sur
– ce qui est peut-être une seule et même chose – des filiations
improbables: elle a inventé une famille d’un autre type qui assure ses
liens par la fraternité, naturelle ou choisie, mais pas par l’engendrement
et les confusions du sentiment qu’il provoque : deux couples de frères
et soeurs qui sont l’un à l’autre réciproquement oncle/tante et
neveu/nièce, et un père adoptif qui sauve sa relation paternelle
à la fille qu’il a élevée, gagne un fils et deux amisforment
cette famille exemplaire de l’humanité nouvelle que l’Aufklärung
appelle de ses voeux. Les trois religions du conte, les trois grands monotheïsmes,
sont, eux aussi, mêlés par les liens du sang. Mais la voix du sang
doit apprendre à se taire pour que s’élève la voix de la
raison. La fraternité humaine de l’avenir trouve donc ici une figuration,
une Darstellbarkeit, grâce au déchiffrement d’un livre –
un bréviaire de prières chrétien, une calligraphie arabe
,un lecteur juif donnent la bonne généalogie .

La vérité advient par delà l’ illusion – Wahn -,
source de folie, des ressemblances et des miracles qui encouragent ,nourrissent
une Schwärmerei – enthousiasme et extravagance – ennemie de la raison
.

Il s’agit donc bien d’un conte mais d’un conte des Lumières car l’humanité
– thème cher à l’époque jusqu’à la formulation kantienne
du Was ist Aufklärung? – n’est pas majeure. Il lui faut des histoires
– Nathan emploie même le diminutif – pour que le sang ne coule pas, ou
cesse de couler.

La verité recourt à la mise en scène – comme la révélation
use de paraboles ou la philosophie de mythes. L’homme de théâtre
qu’est Lessing connaît l’importance dramatique de la bonne histoire.

La parabole des trois anneaux à laquelle on a parfois voulu réduire
la pièce transmet certes l’enseignement d’une philosophie rationnaliste
de la religion. Mais si l’on prenait l’intrigue pour autre chose qu’ un décor,
qui habillerait pédagogiquement une pièce à thèse
des Lumières, on pourrait donner à l’histoire de famille une valeur
paradigmatique. Ce serait alors la question religieuse elle-même qui renverrait
directement à la filiation et trouverait sa résolution dans cet
assemblage judéo-christiano-musulman sur lequel le rideau tombe. Les
individus auront compris, dans le temps de pièce, – savoir que seul Nathan
possède, c’est pourquoi il est celui qui dit la parabole – que le sang,
loin de fonder la filiation ne peut que l’imager, la figurer avec les risques
idolâtres que fait encourir l’image. La morale de la fable serait ici
qu’il n’est de paternité qu’adoptive, c’est-à-dire raisonnée
et librement choisie. A l’acte V sc. 7., tout près du dénouement,
la fille dit: « n’y a-t-il que le sang qui fasse le père? » et ceci fait
écho à l’affirmation du père : »il n’y a rien que je possède
à aussi bon droit que ma fille. Tout ce que je possède en dehors
d’elle, la nature et la chance me l’ont attribué. Elle est le seul de
mes biens que je doive à la vertu ».(acte I sc. 1).

Une des raisons qui ont conduit à la constitution du récit de
Nathan comme un élément hautement significatif de la conception
qu’ont eue les Lumières de la religion, c’est l’ampleur de la leçon
que donne Nathan, au travers de sa petite histoire, sur l’urgence de la tolérance
et l’absurdité des fanatismes. La forme littéraire, ce conte-apologue
pousse, bien sûr, à en faire le morceau d’anthologie qu’il est
devenu: il sonne comme une très bonne présentation de l’idée
de religion naturelle telle que le XVIIIème siècle l’entend. La
question du Sultan: quelle est des trois la vraie religion, la juive, la musulmane
ou la chrétienne? est mal posée. Le détour pédagogique
que Nathan opère en construisant une comparaison – procédé
propre à la parabole: à quoi cela est-il semblable, à quoi
comparerai-je? (Marc 4.30, Luc 13.18, Mathieu 24.31, par
ex.) – permet de mesurer le déplacement accompli.

Lessing s’est trouvé partie prenante d’ un débat théologique:
il a pris position en faveur des écrits de Reimarus qui protestent contre
l’intolérance des bien-pensants et prennent place dans la critique historique
des textes religieux, mais dont l’ extremisme déchaîne les passions.
La rédaction de Nathan le Sage a pour contexte les libelles anti-Goeze
(du nom du pasteur qui conduit la défense de l’ orthodoxie). Lessing
consacre, de fait, les deux dernières années de sa vie à
la mise en forme d’une position éclairée sur la religion. Nathan
date de 1778, Ernst et Falk, dialogues maçonniques, de1778
aussi et L’Education du genre humain de 1780 .

La question de Lessing, à partir de 1777, se formule ainsi : que reste-t-il
de foi religieuse dans les consciences et que signifie cette foi au terme provisoire
d’un siècle qui s’était ouvert symboliquement sur le conflit du
spiritualisme de Leibniz et du scepticisme de Bayle, qui avait soumis l’héritage
chrétien à un processus de rationalisation continu et qui dans
l’application légitime de la pensée à sa fin propre – la
quête de la vérité – soumettait les livres saints à
un libre examen?

Le rapport des religions révélées, historiques, à
la religion naturelle et rationnelle, le statut philosophique et moral qu’il
faut accorder aux révelations et aux miracles, ont trouvé maintes
formulations au cours du siècle. L’originalité de Lessing tient
dans l’idée d’éducation qui lui permet une transposition et une
neutralisation de l’idée même de révélation. Au fragment
76 de L’Education du genre humain, Lessing écrit : « si les mystères
chrétiens quand ils furent révélés n’étaient
pas des vérités de raison, ils le furent pour le devenir ». L’éducation
du genre humain par Dieu est le symbole de la marche de la raison vers une conscience
toujours plus grande de ses pouvoirs. Ce que Lessing détermine comme
les trois époques de la révélation confirme le principe
de la regula fidei (« la religion n’est pas vraie parce que les Evangélistes
et les apôtres l’ont enseignée mais ils l’ont enseignée
parce qu’elle est vraie »).

1- L’ancien Testament montre le passage du polythéisme au monothéisme:
la révélation est une sorte de devenir, un progrès de l’intelligence
vers un Dieu unique.

2- Le Christianisme a abandonné la doctrine des récompenses terrestres
pour celle de la vie future. Le mystère ne doit pas être compris
de manière réductrice comme un moteur de la superstition mais
comme une vérité de raison enveloppée, presentée
par la Providence sous une forme symbolique qui accroit son efficacité.

3- Le nouvel Evangile sera la religion de l’humanité.

Le récit des trois anneaux de Nathan trouve sa place dans cette périodisation:
il est de la deuxième époque de par la forme qu’il choisit et
sa dénomination en parabole n’est pas dans cette perspective un abus
de langage des critiques. Mais la pièce dans son ensemble offre une figuration
de l’humanité du nouvel Evangile selon Lessing.

Nous voudrions ici reprendre notre hypothèse de départ. Les anneaux
ne sont pas la raison d’être de toute la pièce de théatre
qu’est Nathan Le Sage, d’une certaine manière l’ensemble fonctionne
dramaturgiquement comme une parabole. La sombre histoire de famille qui fait
le ressort dramatique est une fable.

Nathan le Sage ne suit pas le schéma assez fréquent des
comédies larmoyantes où l’harmonieuse vie d’une famille jusqu’alors
heureuse se voyait mise en péril par un danger extérieur, un arbitraire
royal ou aristocratique, ou bien une volonté mauvaise d’un individu étranger
au cercle des affects. Il n’y a pas de famille à proprement parler. Le
seul couple existant est celui, fraternel, du Sultan et de sa soeur. Les individus
se présentent isolés: un seul trait fonde leur ressemblance. Dans
cet Orient de conte pour enfants, dans une Jérusalem des Croisades à
la précision historique minimale, ces trois individus, Nathan, le Sultan,
le Templier, que leur religion sépare, ont chacun réussi un sauvetage
– un salut (le terme allemand de Rettung peut jouer sur le spirituel
et le matériel) qui concerne les deux autres.

Le principe de pitié qui les anime est celui qui leur a fait reconnaître
dans la race ennemie l’ Homme, celui qui par delà l’appartenance à
un peuple (das Volk) désigne l’ humanité (die Menschheit)
en nous. Les trois presonnages en sont à des degrés divers, dans
cette marche guidée vers l’avènement de la raison. Seul Nathan
s’est raisonné pour accueillir -en père aimant – la petite chrétienne
qu’on lui a confiée. Le Templier ne connaît que l’impulsion dont
les effets sont au hasard bons ou mauvais. Le Sultan ne sait, lui, que jouer
avec les analogies. Nathan a sauvé une enfant chrétienne alors
que les Chrétiens lui avaient massacré ses fils. Cette enfant
chrétienne, Recha, est sauvée des flammes par un Templier qui
jouit de la grâce du Sultan. Le Templier a sauvé la jeune fille
par devoir professionnel d’humanité. Le Sultan a suspendu l’exécution
du chrétien parce qu’il ressemblait tel un sosie – ein Ebenbild
– à son frère mort Assad: parce qu’il avait un air de famille.
L’enchaînement de ces sauvetages instaure une histoire qui lie les trois
hommes comme s’ils avaient dû exister l’un pour l’autre. D’ailleurs le
quatrième sauvetage, le seul en acte, dans cette pièce, est la
parabole des trois anneaux elle-même: elle fait de ces trois hommes des
frères tous fils d’un même père et fonde la famille qu’ils
vont former avant que les péripéties du drame ne dévoilent
les filiations. La parabole éclaire les trois autres saluts et s’éclaire
d’eux à la fois.

Nous avions cité Nathan qui cherchait à se sauver par le récit
d’une petite histoire. Si le conte pour enfants sauve Nathan, c’est qu’il s’écoute
comme un Märchen, mais raconte une histoire originaire – eine
Urgeschichte
– qui comme toute parabole authentique a pour personnage central
une figure qui renvoie à Dieu le Père et nous narre une action
de Dieu.

La parabole nous dit l’enjeu, il en va du salut de nos âmes. Il n’y avait
qu’un anneau à la pierre d’opale, symbole de la grâce et de l’amour
divin, un anneau qui – écho du livre de Samuel – rend celui qui le porte
agréable à Dieu et aux hommes. Et le père choisissait le
fils à qui il donnait l’anneau, privilège du mieux-aimé
ou du plus aimable. Mais, un jour, trois fils échurent à un père,
tous les trois dignes de l’anneau et le père à l’heure de sa mort
fit faire deux anneaux supplémentaires en tous points identiques à
l’anneau originaire, original, à tel point que ce dernier ne pouvait
plus se distinguer. Le juge, face à la dispute des frères qui
s’ensuivit, – image de Dieu le Père et du tribunal de la raison, là
encore révélation et raison ont partie liée – rendit un
verdict clair:

« Peut-être votre père n’a-t-il pas voulu tolérer plus longtemps
dans sa maison la tyrannie d’un seul anneau? Et il est sûr qu’il vous
a tous trois également aimés, puisqu’il s’est refusé à
en opprimer deux pour ne favoriser qu’un seul. Allons, que chacun de tout son
zèle imite son amour incorruptible et franc de tout préjugé!
Que chacun de vous s’efforce à l’envi de manifester dans son anneau le
pouvoir de la pierre. Et quand ensuite les vertus des pierres se manifesteront
chez les enfants de vos enfants, alors je vous convoque dans mille fois mille
ans derechef devant ce tribunal. Alors un plus sage que moi siègera ici
et prononcera. Allez ! »(acte II, scène 7).

Je n’insisterai pas sur la très grande réussite littéraire
d’un jugement qui mêle les mots clés des Lumières à
un ton biblique. La simplicité de ce ton faisait dire à Goethe
que Lessing avait montré ici une « naïveté souriante ».

Je ferai seulement remarquer que Lessing indique ici la solution au problème
de l’élection et au scandale moral qu’il représente aux yeux de
la raison. Nathan le Juif – qui est, suivant les mots du Templier, un « vrai
chrétien » et non pas « un de ces chrétiens dont l’orgueil est d’être
chrétien et non pas homme » – montre dans le conte mais aussi dans toute
la pièce, que l’anneau ne saurait être un don: il est une tâche
à accomplir dans le temps de l’histoire, une tâche qui, parce que
elle est action, nous montre ce qu’il en est de la vertu et en l’occurrence
de la grâce. Nathan a dû dans le passé surmonter sa révolte
contre Dieu et accepter la mort barbare de ses fils. L’amour qu’il donne à
l’enfant chrétienne, celui qu’il en reçoit en retour, ne saurait
être une compensation à ses malheurs. La vertu n’est pas un compte
juste car sans la grâce elle pourrait bien n’être qu’une dignité
pharisienne. L’élection est à comprendre comme un symbole, comme
une parabole, elle aussi: la grâce est vertu, elle se conquiert dans l’amour
de l’humanité. Si Nathan est sage, c’est parce qu’il renonce, ou à
tout le moins en prend le risque, à posséder jusqu’au prix de
sa vertu, sa fille adoptive. Le chemin de l’élection est celui de la
solitude librement consentie et du don radical. « Aucun homme ne doit devoir »,
dit Nathan à l’acte I, sc. 3. Il ne s’agit pas seulement d’un credo rationnaliste
qui affirme contre une « tyrannie de l’anneau » la liberté de l’homme.
Religion et raison s’entendent pour Lessing profondément dans l’amour
de l’humanité qu’elles encouragent. C’est là que vit – fort humainement
mais aussi bien divinement – la grâce véritable.

Il nous reste, au regard du programme des Lumières, à comprendre
que la pièce de théatre – Nathan le Sage – est une pierre
apportée à son édification. Nathan est l’homme de cette
humanité nouvelle, il agit en ce sens, il est un éducateur. Il
a surmonté, tel un autre Job auquel Lessing le réfère explicitement
dans le deuil qu’il porte de ses fils, sa colère envers Dieu et les hommes.
Sa sagesse consiste dans un calme acquis. La pitié qui le gouverne est
loin d’une émotion larmoyante, elle s’étaie de l’expérience
– l’Erfahrung – de la douleur et de la mort. Lessing préfère
d’ailleurs au substantif Mitleid le verbe substantivé Mitleiden
qui marque l’accompagnement actif de la souffrance et la générosité
de la compassion. Le personnage de Nathan rappelle que la pitié au XVIIIème
siècle est un principe ontologique dont le ton serait plutôt un
héroïsme de la virtù qu’une sentimentalité complaisante.
Dans une lettre à Nicolaï (13 nov. 1756) Lessing écrit :
« le sentiment de pitié est la valeur suprême de l’homme éclairé
conçu comme être moral et social « . En ce sens la pitié
est une expression de la piété pour cette forme d’humanitas typique
du siècle qu’est la fraternité. Nathan est serein et sa sérénité
force le respect des autres. Sa sagesse profondément morale convoque
par une parole pédagogique l’homme en chacun des protagonistes de la
pièce.

Lessing, dramaturge et théoricien de la dramatugie (il est l’auteur
de la Dramaturgie de Hambourg), a intitulé son Nathan « ein
Lesedrama
« : « genre moyen », disait Voltaire, où le drame bourgeois
s’élève de la comédie larmoyante à la comédie
philosophique. On s’y amuse, car scéniquement on peut rire à la
représentation, et on s’y instruit aussi. Nathan dialogue avec chacun,
sa fille, la servante, le Templier, le Sultan, le derviche. Nathan, en fils
des Lumières qu’il est, Nathan le Sage, avec patience, bataille contre
l’illusion, le Wahn, et la Schwärmerei, l’extravagance, dont
nous parlions au commencement. Il démonte les mécanismes qui enclenchent
les divagations. Sa fille, encouragée par une servante fanatique et donc
superstitieuse, croit avoir été sauvée par un ange du feu.
Le Templier croit avoir trouvé dans la fille de Nathan l’élue
de son coeur, il se trompe sur le type de proximité qu’il ressent pour
elle. Saladin le Sultan rêve à la ressemblance du Templier et de
son frère mort, il s’abîme de nostalgie devant le portrait d’Assad.

A chacun, Nathan explique les mystères des songes qui le hantent: ce
faisant il dénoue les peurs qui obscurcissent les âmes et freinent
les progrès de la raison comme ceux de la révélation véritable.
Il court un risque, celui de perdre le seul bien qu’il ait acquis par vertu,
selon sa propre formule, sa fille, l’amour qu’elle lui porte et qu’il lui porte.
Mais en vrai sage, il sait qu’il faut courir un risque, car il en va de la vérité.

Je ne peux m’étendre en détail sur les differents dispositifs
sémiotiques qui avancer la pièce jusqu’à son dénouement.
Disons que l’education de Nathan conduit de l’image au texte : de l’amour de
l’ange – une invention de l’imagination en pleine exaltation – à une
fraternité construite par raison avec le Templier, du portrait d’un frère
disparu, qui, enfermé dans une cassette, nourrit les nostalgies douces
à une généalogie déchiffrée dans un livre,
qui garantit la sincérité d’une voix – le Templier a la voix d’Assad,
la voix du sang.

Oserai-je dire à des psychanalystes que le parcours, la parabole de
Nathan le Sage -la pièce en son entier- est celui qui, une fois
de plus, tente de nous conduire de l’imaginaire au symbolique, pour que nous
puissions devenir enfin « majeurs », comme les Lumières dénomment
cet âge de raison.

Ce qui achève la pièce, c’est le holà de Nathan à
l’inceste qui allait se commettre entre Recha, sa fille adoptive et le Templier:
les jeunes gens sont frère et soeur, issus des amours du frère
du Sultan et d’une chrétienne allemande. La preuve de cette fraternité
de sang, c’est un livre qui la recèle: ce bréviaire où
Assad a rappelé en arabe la généalogie incroyable qu’il
fonde, généalogie à laquelle Nathan n’appartient pas. En
véritable père, il prouve les liens du sang qui unissent les autres
protagonistes: en lisant le livre, il interdit l’inceste, il oblige, par l’impossibilité
écrite de l’amour, au passage à la fraternité. Il développe
l’amitié entre les hommes, sauvant pour lui l’essentiel: l’amour filial
de la jeune fille.

Si les trois fils de la parabole ont à se montrer dignes de l’anneau
pour démontrer qu’ils sont les fils de leur père, si donc la révélation
doit devenir raison par l’action, Recha l’enfant chrétienne, sauvée
par un Juif, de son vrai nom Blanda de Filnek, fille d’un musulman et d’une
chrétienne, doit pouvoir faire le choix, en toute conscience, de l’amour
qu’elle porte à son Juif de père.

« Aucun homme ne doit devoir ».