La Mort de Dieu : condition de l’athéisme ou de la croyance ?
12 mars 2019

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DALZELL Tom
Nos enseignements

Tom Dalzell, La Mort de Dieu : condition de l’athéisme ou de la croyance ?

Il serait difficile d’appréhender les séminaires de Lacan ou la psychanalyse lacanienne aujourd’hui, sans bien connaître en pratique l’Ancien et du Nouveau Testament, les Pères de l’Église et Thomas d’Aquin. Le respect de Lacan pour les Pères, en particulier pour saint Augustin, est manifeste dès son tout premier séminaire (1953-1954), lorsqu’il a invité le jésuite Louis Beirnaert à intervenir sur le De Magistro, et admis aussi que, quinze siècles auparavant, Augustin avait déjà éminemment exposé ses propres enseignements sur le signifiant.[1] Et après la fin de ses séminaires, le dialogue entre psychanalyse et religion n’a pas terminé. Beirnaert a appliqué la psychanalyse lacanienne à l’interprétation de la Bible et à la théologie pastorale. Dans L’Écriture de l’histoire (1975), qui comprend un chapitre sur le Moïse et le monothéisme de Freud, Michel de Certeau, un autre jésuite qui a participé au séminaire de Lacan, a adopté le style des séminaires. Antoine Vergote, prêtre de Louvain et psychologue de la religion, a publié plusieurs textes sur la psychanalyse et la foi. Et Lacan a félicité un article du dominicain français, Jacques Pohier, publié dans Esprit pour avoir démontré la pertinence de sa théorie par rapport à la religion. Plus récemment, la théorie lacanienne a percé non seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans celui de la théologie. Aux États-Unis, la théorie lacanienne a été appliquée à la théologie dans la postmodernité par Wyschogrod, Crownfield et Raschke, et DeLay a repris la formule de Lacan « Dieu est inconscient » pour intituler son livre sur la théologie.[2] Au Royaume-Uni, ayant trouvé des points de convergence entre la pensée de Lacan et la doctrine chrétienne, notamment sur l’Eucharistie, Pound a tenté de mettre en corrélation le traumatisme psychique et l’expérience de Dieu. Par ailleurs, Pound a collaboré avec Davis et Crockett pour éditer un recueil d’essais plaidant en faveur d’une théologie au-delà du « Grand Autre » de Lacan.[3] De plus, la théologienne britannique, Tina Beattie, a relu Thomas d’Aquin à la lumière de Lacan pour trouver les ressources nécessaires à la construction d’une théologie renouvelée au-delà des modes traditionnels adoptés pour parler de Dieu.[4] Et en France, l’ouvrage de Jean-Daniel Causse, Lacan et le christianisme (2018), a offert une exploration remarquable de la lecture de Lacan autour des thèmes de la « mort de Dieu » et de l’athéisme, de la foi et de la croyance, de l’amour et de la jouissance, du péché et de la grâce, et, à partir de tout cet ensemble, ce qui fait du christianisme une théorie de l’excès, ou du surcroît, c’est-à-dire, selon Causse « un dispositif a-normatif en son essence ».[5] Cet article se concentre sur le thème de la mort de Dieu comme condition de l’athéisme ou de la croyance chez le Lacan de Causse.

« L’athéisme » de Lacan

Lacan, était-il athée ? S’il l’était, il ne l’était pas au sens ordinaire. Son mariage dans une église catholique, le baptême de ses enfants, et l’expression de son désir d’avoir des obsèques catholiques peuvent se comprendre peut-être comme l’expression d’un catholicisme culturel, mais le frère de Lacan, Marc-Marie, le moine bénédictin, soutient que Lacan a cru en Dieu.[6] En dépit de la certitude évidente de nombreuses personnes face à l’athéisme de Lacan, y compris Roudinesco, Martin, Pound, et Beattie[7], une approche plus nuancée s’impose, car les remarques de Lacan sur son propre point de vue sont énigmatiques, son intention étant d’amener ses auditeurs à remettre en cause les implications cliniques de leur propre décision sur l’athéisme ou sur la foi, plutôt que de faire une déclaration dogmatique qu’il croit ou qu’il ne croit pas en l’existence de Dieu. Pour sa part, Jean-Daniel Causse se concentre sur l’œuvre de Lacan, ses séminaires et ses écrits, et la place que le christianisme y occupe, plutôt que sur le rapport personnel de Lacan au christianisme ou qu’à son athéisme personnel. Il est vrai qu’à Bruxelles, dans son Discours aux Catholiques (1960), Lacan avait déclaré ne professer aucune « appartenance confessionnelle », et qu’un chapitre de Sénèque lui paraissait aussi important à commenter en morale, qu’un autre de saint Paul[8]. Mais Causse attire notre attention sur les remarques de Lacan dans son séminaire Encore, au sujet de certains de ses auditeurs qui étaient heureux de l’avoir entendu dire que Dieu n’existait pas : « Ils entendent, mais ils ne comprennent pas, et ce qu’ils comprennent est un peu précipité. Je m’en vais plutôt vous montrer (dit-il) en quoi il existe, ce bon vieux Dieu ». Aimant critiquer les théologiens – et je suis conscient que nous sommes ici dans cette institution jésuite renommée, où c’est un honneur pour moi que d’intervenir aujourd’hui – Lacan poursuit : « le mode sur lequel il existe ne plaira peut-être pas à tout le monde, et notamment les théologiens qui sont, je l’ai dit longtemps, bien plus forts que moi à se passer de son existence. » Il ajoute : « Malheureusement, je ne suis pas tout à fait dans la même position, parce que j’ai affaire à l’Autre ». Nous reviendrons sur ce que Lacan voulait dire par là, et nous verrons que si Lacan est en fait athée, c’est précisément le Dieu installé dans cet Autre, le Grand Autre, l’Autre Symbolique, le domaine du langage, auquel il ne croit pas, alors que, par ailleurs, il cherche à prouver ce qu’il appelle « l’ek-sistence » de Dieu ailleurs – ek-sistence, non existence – puisque cette ek-sistence de Dieu, selon Lacan, est ce qui rend le christianisme si particulier. Comme nous le verrons, il existe chez Lacan ce que notre collègue Valentin Nusinovici appelle, avec Lacan lui-même, « deux faces de Dieu » [9], ou ce que nous voudrions appeller « deux visages de Dieu ».

Contrairement à un grand nombre des auditeurs à ses séminaires, Lacan lui-même ne méprisait pas la religion. Comme le précise Causse, il a toujours tenu que la psychanalyse aurait tort d’ignorer l’expérience dont témoignent les grandes traditions religieuses, sous prétexte que ce serait un domaine réservé aux croyants, ou à ceux qui « croient croire » comme Lacan l’a exprimé[10]. Ajoutons que Lacan était aussi conscient des bienfaits de la religion. La religion, pense-t-il, peut servir de défense contre le Réel, la mort, par exemple ; et, à son avis, l’expérience religieuse, les doctrines religieuses et l’histoire des hérésies, appartiennent toutes au champ de l’enquête psychanalytique. D’où l’attrait de ses séminaires pour des nombreux prêtres académiques et des Religieux, tels que Louis Beirnaert et Michel de Certeau. Lacan pensait même que la religion triompherait de la psychanalyse.[11] Mais surtout, il soutient que le Dieu du grand Autre, l’Autre Symbolique, le domaine du signifiant, n’est pas si facile à éliminer, puisque ce dernier reste à l’horizon de toute parole. D’où sa remarque sur la difficulté de se passer de l’existence de Dieu. Le véritable athéisme, selon Lacan, est difficile pour les êtres qui parlent, car Dieu, Dieu comme l’Autre Symbolique, l’Autre linguistique, est présent dès qu’ils parlent. Tant qu’il y aura quelque chose à dire, affirme Lacan, la question de Dieu se posera.[12] Mais c’est précisément ce Dieu auquel Lacan ne croit pas, chez le Lacan tardif en tout cas, le Dieu de l’Autre Symbolique, et, comme nous le verrons, il tourne au cours de ses séminaires son attention vers l’expérience de Dieu au-delà du Symbolique, au-delà du langage, dans le registre du Réel.

La mort de Dieu

Quel est le rapport entre l’athéisme et la mort de Dieu ? Lacan fait régulièrement allusion au thème nietzschéen de « la mort de Dieu » dans son séminaire des années 1960 et 1970. On notera avec intérêt que la théologie chrétienne reprenait alors aussi ce thème-là et tentait de développer une théologie moderne de la mort de Dieu. Aux États-Unis, le théologien épiscopalien, Thomas Altizer, a associé le « Dieu est mort » de Nietzsche avec la dialectique hégélienne pour développer une théologie radicale de la mort de Dieu dans laquelle Dieu lui-même a trouvé la mort dans la crucifixion du Christ. En Europe, cela a été développée surtout par le théologien réformé allemand, Jürgen Moltmann, et le théologien catholique suisse, Hans Urs von Balthasar. Dans son ouvrage Le Dieu crucifié (1972), Moltmann a su faire de la croix un événement direct pour le Dieu trinitaire puisqu’il n’acceptait pas l’enseignement du Concile de Chalcédoine sur les deux natures du Christ. Balthasar, d’autre part, évita l’hégélianisme en posant une mort éternelle, une kénose éternelle, un évidement éternel, dans la Trinité elle-même.[13]

Jean-Daniel Causse associe la notion de kénose et l’athéisme, et il s’inspire des idées de Jean-Luc Nancy[14] sur le Dieu qui « s’athéise », et, après Bataille, qui « s’athéologise », pour démontrer que le « a privatif » d’un tel athéisme n’est pas une négation du divin, mais, est en fait une construction du christianisme lui-même pour postuler une kénose en Dieu, un évidement de Dieu, et pour faire d’un « non-dieu », ou d’un « a-dieu », la révélation décisive de Dieu, du Dieu qui s’est soumis à la perte et au manque, ou à la Gottlosigkeit Gottes, comme Balthasar l’a exprimé, l’assomption par Dieu de l’absence de Dieu par amour, pas seulement sur la croix, mais dans le don absolu de la divinité du Père au Fils. Si Lacan lui-même n’utilise pas le concept de kénose, Causse s’en sert beaucoup, tant dans ses articles préalables que dans son livre,[15] pour démontrer que, dans cette notion de kénose, d’auto-vidage, le christianisme se rapproche de l’idée psychanalytique du manque de l’Autre. Dans l’Épitre de St. Paul aux Philippiens, un hymne préchrétien est appliqué au Fils de Dieu qui, étant sous la forme de Dieu, s’est vidé pour se faire homme. Du point de vue psychanalytique, Causse rapporte ce vide kénotique aux propos de Freud dans son article de 1927 sur Le Fétichisme au sujet de la croyance infantile en un Autre non-castré, et il propose cette croyance infantile comme contexte de l’interrogation de Lacan sur la dénégration religieuse, ou du démenti de la castration de l’Autre.

Pour Lacan lui-même, l’idée de la mort de Dieu n’est peut-être qu’un abri contre la menace de la castration.[16] Comme l’explique Causse, la croyance, qui, comme le suggère Freud, trouve sa source dans le vide de l’Autre, est à la fois un « oui » et un « non » à la castration. La croyance, d’une part, reconnaît un manque dans l’Autre. Elle est, dans cela, différente de la psychose, car dans l’Unglauben de paranoïa, par exemple, selon Freud, on trouve une certitude que le monde est complet, plein, plein de sens. Mais d’autre part, la croyance manifeste un effort imaginaire pour récupérer ce dont on se suppose privé. La croyance est ainsi un déni du manque dans l’Autre. De même, Causse soutient que la mort de Dieu présente également deux aspects. La mort de Dieu indique non seulement un évidement, mais c’est aussi une façon de refuser la castration, comme l’a fait remarquer Lacan. Comme la croyance, la mort de Dieu aussi peut être un déni de la castration de l’Autre. D’où la remarque de Mitry dans Les Frères Karamazov : « s’il n’y a pas de Dieu, tout est permis ». C’est-à-dire, s’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de castration dans le monde, pas de jouissance limitée. On n’est pas castré parce que le Grand Autre n’est pas castré.

Ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre, la proclamation de la mort de Dieu ne soutient pas un athéisme authentique, mais, comme la croyance elle-même, maintient aussi une croyance, une croyance dans le Grand Autre non-castré, idée remise en cause par la conception chrétienne de Dieu comme un « a-Dieu » ou un « non-Dieu ». Pour Causse, la kénose de Dieu dans l’Incarnation et dans la croix du Christ implique une perte, une « castration » pour Dieu lui-même. Mais étant donné les propos de Freud sur l’horreur que s’empare de l’enfant confronté au manque de l’Autre, le fait est que la croyance, religieuse ou athéiste, peut tenter de reconstituer l’Autre sans la barre de la castration, et non seulement dans le domaine religieux, mais également en psychanalyse.

Qu’est-ce que la psychanalyse a à voir avec la croyance ? En effet, il n’y a pas d’analysant qui ne soit pas croyant, se fiant à un Autre supposé savoir. Pour Lacan, la croyance est toute aussi présente au sein de l’expérience analytique que dans la religion. Mais la distinction que fait Causse entre croyance et foi s’avère néanmoins utile ici. La croyance, comme dimension imaginaire du transfert, croit que l’Autre, l’analyste, sait tout, n’est pas castré. La foi, en revanche, qui a plus à voir avec un « se fier à » que la connaissance, est une dimension symbolique du transfert, puisqu’il s’agit d’un pacte symbolique basé sur la parole, et qui fait tenir ensemble par la coupure, qui à son tour assure que quelque chose manque.[17] Quant au champ religieux, si la croyance peut chercher à constituer l’Autre divin sans la barre de la castration, la foi, fides, instaure l’Autre comme barré, l’Autre dans l’incomplétude.

C’est aussi pourquoi Lacan associe la mort de Dieu à la doctrine chrétienne de creatio ex nihilo, création à partir de rien. Dans L’Éthique de la psychanalyse, Lacan déclare qu’une pensée qui veut être athée doit se situer dans une perspective créationniste, et dans nulle autre.[18] Autre forme de kénose pour Causse, la creatio ex nihilo est une forme d’athéisme pour Lacan, non pas au sens d’une négation de l’existence de Dieu, mais dans la mesure où elle indique aussi un vide, une perte chez l’Autre. L’évolutionnisme, cependant, suggère un Autre sans perte, hors castration. Ce qui évolue ne se détache jamais de son origine, mais n’est jamais qu’une poursuite.[19] La creatio ex nihilo, en revanche, représente une séparation, et ici une théologie orthodoxe ne serait pas d’accord avec Lacan, une pensée de l’évidement, un dispositif de la castration, autre caractéristique de la mort de Dieu, puisque tant la création que la mort de Dieu expriment un point de vide par rapport à l’altérité du monde.

La mort du père

 

Pour mieux comprendre la mort de Dieu chez Lacan, il faut remonter à la mort du père chez Freud. Répondant à la remarque de Mitry dans Les Frères Karamazov, Lacan affirme : « Si Dieu est mort, rien n’est permis ». En ceci, Lacan s’approprie le mythe de Freud sur le meurtre du père primitif. Dans son Totem et Tabou (1913-1914), Freud s’était inspiré de l’idée darwinienne de la horde primitive pour proposer qu’avant l’émergence de la civilisation, un père primitif, un Ur-Vater, aurait été tué par ses fils parce qu’il avait possédé toutes les femmes pour lui-même, et que la culpabilité qu’ils avaient éprouvée par la suite les avaient amenés à interdire le parricide et l’inceste. Pour Freud donc, au commencement était l’acte, le meurtre du père, et cet acte est l’origine non seulement de l’organisation sociale et des restrictions morales, mais aussi de la religion. C’est pourquoi Lacan peut dire que si Dieu est mort, rien n’est permis. Selon Lacan, le père est peut-être mort, mais le Nom-du-Père, le Non paternel, a survécu. Ainsi, tant pour Freud que pour Lacan, le meurtre du père établit en réalité la fonction paternelle dans la subjectivité humaine.

Si Freud était clairement athée, Lacan soutient que, précisément dans son athéisme, Freud ne se débarrassait pas du Dieu basé sur le père primitif, mais en effet il défendait le père en fondant la fonction psychique paternelle sur son meurtre. Si le meurtre du père a, en effet, établi le père pour les fils, en ne croyant pas en Dieu, Freud nous jetait de la poudre aux yeux pour établir à son tour le père sur lequel son Dieu était basé. Pour Lacan lui-même, plutôt que mort, Dieu est bien vivant dans les effets du langage et de la loi vécus par le sujet humain. D’où sa capacité à répondre à l’idée que « Dieu est mort » en affirmant que Dieu est toujours avec nous en tant qu’Autre omniscient, voyant tout, et sa perspective selon laquelle un véritable athéisme serait une modération de tout cela.

De plus, ce qui passe pour de l’athéisme, selon Lacan, est en fait un symptôme. Comme Causse l’exprime bien, c’est un déni, comme le déni qui opère dans un symptôme. Comme nous le savons d’après l’article de Freud, « La négation » (1925), ce qui est nié est d’abord reconnu avant d’être nié – j’ai fait un rêve hier soir ; il ne s’agissait pas de ma mère ! Pour Lacan, l’athéisme est un symptôme au sens de ce qui est un retour du refoulé. Le mythe de la mort du père, comme celui de la mort de Dieu, témoigne d’une dénégation névrotique où on refuse ce que l’on a pourtant accepté. Il ne s’agit pas de l’inexistence de Dieu, ou du néant de son être, mais de sa mort, et ne peut mourir que ce qui a vécu. L’athée tient souvent mordicus au Dieu qu’il est pourtant certain d’avoir écarté durablement de lui. Selon Causse, faire profession d’athéisme n’est la plupart du temps qu’un tour de passe-passe, où l’on reprend d’une main ce qu’on déclare avoir abandonné de l’autre. Pour Lacan lui-même, une telle dénégation chez l’athéisme n’est qu’un moyen de préserver ce qui a été rejeté. Cette démarche est plus religieuse que la religion elle-même, et c’est la raison pour laquelle Lacan remet en cause la possibilité de l’existence d’un véritable athéisme. Tout le monde est religieux, insiste-t-il, même les athées, et ce même s’il pense, Lacan, que la psychanalyse peut produire ce qu’il nomme un « athée viable », comme quelqu’un qui ne se contredit pas à tout bout de champ.

Curieusement, Causse mentionne à peine la figure de Moïse, peut-être parce qu’il se concentre sur le christianisme. Mais puisque nous discutons de croyance et d’athéisme chez Lacan, il nous faut souligner l’importance pour Lacan du Moïse et le monothéisme de Freud. Lacan a déclaré que tout analyste devrait le connaître par cœur, et il trouve le mythe du parricide, repris dans ce texte tardif, presque le dernier texte de Freud, son véritable héritage, particulièrement pertinent à une époque où Dieu est dit mort. Lacan trouve remarquable que ce que Freud dit dans son Moïse et le monothéisme sur le meurtre du père soit si proche de la tradition chrétienne, la mise à mort du Christ étant une répétition du meurtre de Moïse pour avoir introduit le monothéisme, ces deux meurtres faisant écho au meurtre inaugural du père primitif. Le meurtre du père primitif, de l’Urvater, a été réfoulé et refait surface dans le meurtre de Moïse et du Christ. En effet, Lacan s’étonne du christocentrisme du texte de Freud et pense qu’il devait y avoir une raison pour que Freud s’y plonge sans s’en rendre compte.

Causse parle de Moïse par rapport de la révélation du nom de Dieu, ehyeh asher ehyeh (Exode 3 : 14). En fait, Lacan voit la traduction de ce nom en termes de « Je suis » comme étant l’origine de la confusion chez le christianisme de Dieu avec l’Être – le Dieu qui est. Pour Lacan, il s’agit en réalité du Dieu qui se présente comme un Dieu caché, plutôt que de s’identifier à l’Être, le Dieu des philosophes, qu’il situe dans son Grand Autre, l’Autre Symbolique, le Dieu auquel il ne croit pas. Contre le Dieu indivis de la philosophie, un Dieu identique à son propre concept, le Dieu comme causa sui, Lacan préfère le Dieu d’Abraham, d’Isaac, et de Jacob, qui est un Dieu parlant et désirant. Son Dieu, comme l’idée de la mort de Dieu l’implique, est sujet au manque, au lieu d’être identique à l’Être en tant que tel, qui est indivisible. Et surtout, la question pour Lacan, comme nous venons de le voir, n’est pas de savoir si Dieu est, mais si Dieu existe. Il se peut que Causse ne se soit pas attardé sur Moïse du fait que la religion de Moïse est une religion du père, alors que le christianisme, s’il l’est également, il est aussi plus que cela. Causse a certainement raison d’affirmer que le christianisme se distingue des autres religions, le judaïsme compris, dans son idée d’un Dieu trinitaire, une idée de Dieu qui peut être lue cliniquement par Lacan à la lumière de son nœud borroméen, et qui correspond plus pleinement à la vérité du sujet humain.

 

Dieu est inconscient

Plutôt que de dire « Dieu est mort », Lacan soutient que le véritable tenant de l’athéisme est que « Dieu est inconscient ». Causse souligne à juste titre que ce n’est pas pour rien que Lacan lance cette affirmation énigmatique dans le cadre d’un commentaire dans Les Quatre Concepts fondamentaux sur le rêve rapporté par Freud : « Père, ne vois-tu pas, je brûle ? ». Ce qui est intéressant, c’est que, plutôt que d’envisager ce rêve comme la réalisation du désir du père que l’enfant soit encore en vie, Lacan l’interprète comme une indication de la faille du père, c’est à dire, de sa castration. Si Freud inclut le reproche de l’enfant au père qui ne pouvait pas le sauver de la mort, pour Lacan ce n’est pas simplement que le père est impuissant, mais une question d’impossibilité de la part du père. Le père n’est pas tout-puissant, non pas par impuissance en soi, mais parce que cela lui est impossible car il est limité, castré. Et si Lacan associe ici Dieu et la fonction du père, Causse, pour sa part, associe le cri de l’enfant, « Père, ne vois-tu pas », au cri du Fils de Dieu sur la croix, « Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? ». En tant que reconfiguration du concept de puissance divine, la raison pour laquelle il n’y a pas de réponse du ciel n’est pas une impuissance divine, de l’avis de Causse, mais la même impossibilité pour Dieu le Père. On notera avec intérêt que, dans la théologie de von Balthasar, c’est Dieu le Père qui « d’abord » subit la mort, qui se vide de sa divinité, pas le Fils. Ainsi, on peut affirmer que l’approche théologique et psychanalytique de la mort de Dieu à la fois remet en question les figures de la divinité que la croyance construit pour ne pas faire le deuil, comme Causse l’exprime, d’une toute-puissance imaginaire pour éviter la castration.[20]

De même, relevons que la remarque de Lacan dans le même contexte, à savoir qu’en fondant la fonction du père sur le meurtre du père, Freud protégeait le père – nous pourrions dire sauvait ou établissait le père – cette remarque suggère que la formule de Lacan selon laquelle « Dieu est inconscient » établit Dieu, non comme mort, mais comme vivant et bien portant, même s’il existe ailleurs. Causse fait remarquer que l’inconscient est un lieu de vérité sont le fondement se trouve dans ce que Freud appelle « le refoulement originaire » (Urverdrängung). Mais il ne mentionne pas que dans le séminaire RSI, Lacan déclare que Dieu est refoulement, le refoulement en personne, et le contexte suggère qu’il veut dire le refoulement originaire, ce qui pour Freud signifiait l’exclusion de la conscience d’un représentant psychique de la pulsion. Pour Lacan, c’est précisément dans cette exclusion que Dieu existe, ek-siste.[21] Là où Heidegger avait parlé de Dasein, « d’ek-sister », au sens de sortir de lui-même et des autres êtres pour faire place à l’Être,[22] pour Lacan, Dieu ek-siste en se tenant en dehors, non seulement de la conscience, mais du langage en tant que tel, c’est-à-dire hors du Symbolique dans le Réel. Si l’on devait adresser une petite critique à Causse, c’est qu’il aurait pu peut-être souligner l’importance de cette transition chez Lacan vers le Réel vis-à-vis la question de Dieu dans une plus large mesure.

Le passage du Symbolique au Réel chez Lacan

C’est ce passage chez Lacan à une concentration sur le Réel qui nous ramène aux deux visages de Dieu. La question pour le Lacan tardif n’est pas de savoir si Dieu est, tout comme le Dieu installé dans l’Autre Symbolique est, mais si Dieu existe. Comme Lacan le dit dans le séminaire D’un Autre à l’autre : « Il n’y a aucun doute que Dieu est, mais cela ne prouve pas qu’il existe ». Dans son passage de la concentration sur le registre du Symbolique au profit du Réel, c’est ce qu’il entend prouver, comme il le dit, surtout par sa réflexion tardive sur la jouissance féminine, jouissance qui est Autre, mais hors de l’Autre Symbolique, dans le Réel.[1]

L’approche initiale de Lacan par rapport à cette « jouissance de l’Autre » s’articule autour de la logique et, en particulier, du carré de l’opposition. Dans sa version du carré, qui distingue les relations masculines et féminines par rapport à la jouissance, les deux coordonnées masculines sont le père primitif de Freud, comme exception logique, le « au moins un » non soumis à la fonction phallique Capture dalzell 1, et « tous les hommes » qui y sont soumis (∀x.Φx). Du côté féminin du carré, les deux coordonnées sont : l’Autre sexe qui questionne l’exception paternelle Capture dalzell 2, et le fameux « pas-tout » de Lacan, c’est-à-dire, pas-tout soumis à la fonction phallique qui limite la jouissance Capture dalzell 3.[1] La pertinence de ceci par rapport à la question de Dieu permet à Lacan de relier cette « infinitude » de la féminité qui n’est pas limitée par la jouissance phallique, à l’expérience de Dieu en dehors du domaine du Symbolique.

Dans son séminaire… ou pire, Lacan considère que son « au moins un », l’exception paternelle Capture dalzell 4, est le Dieu de l’Autre Symbolique. Il concède qu’évidemment ce Dieu « est » et doit être pris en compte, mais la question pour le Lacan tardif, comme nous l’avons vu, n’est pas de savoir si Dieu est, mais s’il existe. Si le Dieu qui « est » se situe dans l’Autre Symbolique, les relations différentes de jouissance entre les sexes – « l’Un » et « l’Autre » – permettent à Lacan de plaider pour un Autre qui existe hors du champ du langage, à savoir le Dieu qui existe dans le Réel.[2] Dans son séminaire sur le Transfert, la philosophie et la théologie avaient déjà été critiquées pour avoir transféré le numineux, le Dieu dans le Réel, dans le Symbolique, le « registre du logos ».[3] Mais ce n’est qu’avec l’avènement de son nœud borroméen, que Lacan peut « écrire » l’existence de ce Dieu au-delà du Symbolique.

 

[1] Lacan, D’un Autre à l’autre, pp. 343 ; 103-104.

[2] Lacan, Le Savoir du psychanalyste. The Knowledge of the Psychoanalyst. Seminar 1971-1972. Trad. Michael Plastow (Paris : Éditions de l’ALI, 2013), pp. 254-259.

[3] Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre XIX. …ou pire. 1971-1972 (Paris : Seuil, 2011), p. 36 ; Encore, p. 88.

[4] Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre VIII. Le transfert 1960-1961 (Paris : Seuil, 2001), p. 58.

 

Le nœud borroméen

L’importance du nœud borroméen pour nous, c’est qu’il permet à Lacan de « dessiner » le non-rapport qu’il pose entre les sexes, et de faire place dans son schéma à une expérience de Dieu dans le Réel. Tina Beattie soutient que le Réel lui-même est un vide dans la subjectivité en forme de Dieu.[27] Mais il serait plus juste de parler de la place de la jouissance Autre comme le trou en forme de Dieu dans la subjectivité. C’est là que Lacan situe l’expérience mystique de Dieu. Dans son séminaire RSI, Lacan met ainsi en corrélation l’expérience mystique et l’accès de la féminité à cette jouissance Autre au-delà de la jouissance phallique de tous les hommes, et cela lui permet de démontrer Dieu comme correspondant à « un tiers », comme il dit, entre un homme et une femme.[28] Dans ce séminaire tardif, RSI, Lacan développe sa propre hérésie, et remet en question son propre dogme Symbolique. Il reconnaît maintenant qu’il n’y a pas seulement un Nom-du-Père symbolique, mais que les trois anneaux du nœud borroméen, Réel, Symbolique et Imaginaire, sont des noms du père. Il reconnaît toujours dans RSI que l’expérience de Dieu comprend l’ensemble des effets du langage dans l’Autre Symbolique, mais il plaide de plus en plus pour un accès à Dieu dans le Réel.

Si la théologienne britannique Janet Soskice pouvait soutenir que la doctrine de la Trinité ne nous disait rien sur la différence sexuelle, ce n’est pas le cas pour Lacan. Il trouve ses coreligionnaires incorrigibles et les qualifie de façon amusant « d’incorreligionigibles » – pour évoquer leur négligence de la Trinité, et il insiste sur l’importance de la triade par rapport à l’idée de Dieu.[29] La triade en question, bien sûr, comme le précise Causse, est le rapport que le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire entretiennent l’un avec l’autre dans la subjectivité. Mais, à l’inverse de Soskice, nous soutenons que le fait que Lacan situe l’expérience de Dieu dans le même lieu que la jouissance féminine signifie que sa « Trinité » nous en dit long sur la différence sexuelle. C’est le fait que la masculinité n’a accès qu’à la jouissance phallique, limitée par le Symbolique, et que Lacan associe la jouissance féminine, la jouissance Autre, à l’expérience mystique de Dieu, et les place dans un trou dans le Réel, qui lui permet de situer Dieu entre un homme et une femme.

Conclusion

Si Lacan représente un retour à Freud, et si la religion de Freud était une religion du père, basée sur le père de la horde primitive qui n’était pas sujet à castration, l’exception logique de Lacan lui-même, le Lacan tardif va plus loin pour postuler un évidement en Dieu. Une telle conception de la mort de Dieu peut fonder un athéisme qui correspond mieux à la vérité de Dieu et du sujet humain, comme sujets barrés. Mais, surtout, la transition de Lacan vers le Réel, et la jouissance féminine qu’il y rattache avec l’expérience de Dieu au-delà du domaine du Symbolique, a des implications importantes pour la psychanalyse et la théologie. Ces deux loci pour l’expérience de Dieu, l’un dans le calcul des signifiants dans le Symbolique, l’autre dans le Réel, permettent à la théologie de ne pas être seulement rationnelle, mais de résonner avec les profondeurs de la subjectivité humaine.

Lacan était-il donc athée ? Jean Daniel Causse a raison d’associer la remarque de Lacan selon laquelle on ne peut « aller au-delà du Nom du Père qu’en s’en servant » et la mort de Dieu. Seul un Dieu soumis à la mort éternelle, seule la mort de Dieu, un Dieu qui conserve un manque en lui-même, a de la valeur pour le désir humain. C’est peut-être une condition de la foi, plutôt que de la croyance.

 

[1] Lacan, Écrits techniques. Séminaire 1953-1954, Paris, Éditions de l’ALI, 1999, pp. 413-431 à p. 413.

[2] Edith Wyschogrod, David Crownfield, Carl A. Raschke, Lacan and Theological Discourse, New York: SUNY Press, 1989; Tad DeLay, God is Unconscious. Psychoanalysis and Theology, Eugene: Wipf and Stock, 2015.

[3] Marcus Pound, Theology, Psychoanalysis and Trauma, London: SCM, 2007; « Lacan’s Return to Freud: A Case of Theological Ressourcement? », dans Gabriel Flynn, Paul D. Murray, Ressourcement: A Movement for Renewal in Twentieth-Century Catholic Theology, Oxford University Press, 2014, pp. 440-456; Creston Davis, Marcus Pound, Clayton Crockett, Theology after Lacan. The Passion for the Real, Cambridge: James Clarke & Co., 2015.

[4] Tina Beattie, Theology after Postmodernity. Divining the Void – A Lacanian Reading of Thomas Aquinas, Oxford University Press, 2013.

[5] Jean-Daniel Causse, Lacan et le christianisme, Paris, Éditions Campagne Première, 2018), p. 12.

[6] Paul Roazen, « Lacan’s First Disciple », Journal of Religion and Health 35 (1996), pp. 321-336 à p. 324.

[7] Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan & Co. A History of Psychoanalysis in France, 1925-1985 (Chicago: University of Chicago Press, 1990), pp. 104; 679); Michael Martin, The Cambridge Companion to Atheism,  Cambridge University Press, 2007; Marcus Pound, « The Assumption of Desire: Kierkegaard, Lacan, and the Trauma of the Eucharist », Journal for Cultural and Religious Theory 9 (2008), pp. 67-78; Beattie, « Deforming God: Why Nothing Really Matters. A Lacanian Reading of Thomas Aquinas », New Blackfriars 95 (2014) pp. 218-233 à p. 219.

[8] Lacan, Le Triomphe de la religion, précédé de Discours aux Catholiques Seuil, 2005), p. 28.

[9] Valentin Nusinovici, « L’Existence de Dieu selon le nœud borroméen », www.freud-lacan.com/getpagedocument/7581.

[10] Lacan, Le séminaire, Livre VII, L’Ethique de la psychanalyse. 1959-60, Paris : Seuil, 1986, p. 202 ; Causse op.cit., p. 9.

[11] Lacan, Le Triomphe de la religion, précédé de Discours aux Catholiques (Paris : Seuil, 2005), p. 79.

[12] Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre XVI. D’un Autre à l’autre. 1968-1969. Ed. Jacques-Alain Miller , Paris : Seuil, 2006), p. 343; Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre XVI. Encore. 1972-1973 (Paris : Seuil, 1975), p. 59.

[13] Thomas Dalzell, « The Enrichment of God in Balthasar’s Trinitarian Eschatology », Irish Theological Quarterly 66 (2001) pp. 3-18 à p. 6.

[14] Voir Nancy, La Déclosion, Paris, Galilée, 2005), p. 127 ; Causse, op. cit., p. 17.

[15] Voir Causse, « Psychanalyse, mort de Dieu et kénose », Laval théologique et philosophique 67.1 (2011) pp. 25-35 ; Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques », dans Frédéric Vinot & Jean-Michel Vivès, Les médiations thérapeutiques par l’art. Le Réel en jeu, Toulouse, Érès, 2014, pp. 179-197 à p. 184.

[16] Lacan, Le séminaire, Livre XI. Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris , Seuil 1973, p. 29.  

[17] Voir Lacan, Le Mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007), p. 66.

[18] Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, p. 303.

[19] Causse, Lacan et le christianisme, pp. 35-36.

[20] Causse, op. cit., p. 60.

[21] Lacan, RSI. Séminaire 1974-1975 (Paris : Éditions de l’ALI, 2002), p. 37.

[22] William J. Richardson, « Heidegger and the Quest of Freedom », Theological Studies 28 (1967), pp. 286-307.

[23] Lacan, D’un Autre à l’autre, pp. 343 ; 103-104.

[24] Lacan, Le Savoir du psychanalyste. The Knowledge of the Psychoanalyst. Seminar 1971-1972. Trad. Michael Plastow, Paris, Éditions de l’ALI, 2013, pp. 254-259.

[25] Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre XIX. …ou pire. 1971-1972, Paris, Seuil, 2011, p. 36 ; Encore, p. 88.

[26] Lacan, Le Séminaire de Jacques Lacan. Livre VIII. Le transfert 1960-1961 (Paris : Seuil, 2001), p. 58.

[27] Beattie, « Deforming God », p. 220.

[28] Lacan, RSI, p. 38.

[29] Janet Martin Soskice, « The Trinity and the ‘Feminine Other », New Blackfriars 75 (1994) pp. 2-17 à p. 16; Lacan, Le Savoir du psychanalyste, pp. 86-89; Le transfert, p. 69.