0. La métaphore fait une copulation. La métaphore substitue un signifiant à un autre signifiant, elle copule le signifiant métaphorique au signifiant occulté (la substitution du saumon au caviar). Et cette copulation engendre l’étincelle poétique, un surplus de signification (la mise en marche du désir).
Mais aussi la « copule » est une métaphore et on parlera de la métaphore « copule » ou de la métaphore de la copule.
1. Partons de la copule logique et supposons que je dise « je suis hystérique » (je prends cet exemple à dessein). À partir de là, je pourrai facilement me reconnaître comme être : « je suis ». Je ne fais là qu’hypostasier la copule qui unissait « je » comme sujet grammatical et sujet en question à son prédicat « hystérique » en inventant que j’ai une substance. Autrement dit, je remplace le « suis » comme simple signifiant d’une mise en relation, voire d’une mise en question par un « suis » ontologique. Mais l’hystérique en question est justement ce qui répugne à toute ontologie puisqu’il s’agit d’un sujet barré. Ça fait des étincelles.
2. Deuxièmement dans la copulation sexuelle, j’établis un rapport sexuel qui vaut comme signifiant métaphorique du non-rapport sexuel. Ça fait des étincelles.
3. (1 est la métaphore de 2). Troisièmement, la copule logique est elle-même une métaphore de la copule sexuelle. Si je parle en faisant des phrases avec un sujet et un prédicat, c’est pour substituer une copule à l’absence de rapport sexuel. C’est la fonction du phallus de servir de substitution au non-rapport sexuel.
Qu’on parle, qu’on baise, qu’on jouisse d’une façon ou de l’autre, la métaphore copule selon les métaphores de la copule. Mais :
Deuxièmement : ce n’est pas une preuve en soi
« La métaphore copule » évoque les questions de l’être (l’être hystérique par exemple) et de l’existence (« il existe un x non-phi de x » et « il n’existe pas de rapport sexuel »). Preuve de l’être ? Preuve de l’existence ?
La preuve ontologique de l’existence de Dieu, l’être suprême peut s’énoncer : Dieu, c’est-à-dire un étant dont l’essence est d’avoir toutes les perfections dont l’existence, ne peut se concevoir que comme existant, donc il existe (c’est le point de départ de l’Éthique de Spinoza). La critique de cette preuve par Kant consiste à dire que Dieu est défini purement logiquement, dans la pensée, comme une fiction (dans l’imaginaire et le symbolique) alors que l’affirmation d’une existence ne peut venir que du dehors de la pensée (du réel).
Loin d’être un problème réservé à la cogitation philosophique, la question de « la preuve en soi », de la preuve ontologique de l’existence de Dieu résonne dans l’intégralité de notre pratique psychanalytique en tant qu’elle convoque toujours des « êtres » à partir de pures fictions : c’est parce que je parle, c’est-à-dire que je fais copuler des sujets grammaticaux avec des prédicats, que j’en déduis des êtres : par la parole, je fais surgir des êtres. Ça se joue dans la fiction et ça s’appelle le parlêtre. Deux exemples de ce fonctionnement de parlêtre, l’être par la parole.
« Ce qu’on est est de l’ordre de la copulation », vient de dire Lacan, ça concerne les hommes. Il faut entendre les « hommes » dans le sens générique, comme Adam, la race des hommes et non le mâle. Pour une femme spécifique, ce n’est pas que la question de la métaphore de l’existence, de l’être et de la copule se pose sous un autre angle, c’est qu’elle est complètement dépassée (« il n’existe pas… »). La copulation de l’homme doit s’entendre ici comme le forçage d’un rapport sexuel et comme la mise en place de phrases bien rangées où le sujet est dans le prédicat, une bonne logique humaine plutôt que masculine et cette double copule entraîne sa ferme croyance en l’ontologie des choses et des êtres : un chat est un chat, un psychotique est un psychotique, un hystérique est un hystérique.
Avec la pensée freudienne, on doit dire « toute libido est phallique » (c’est la première formule lacanienne de la sexuation), je peux en parler, commenter indéfiniment, critiquer, etc. dans ma parole se jouera toujours un enjeu phallique. La proposition est semble-t-il nécessaire et je pourrai en déduire : donc la libido est, donc j’ai l’être de la libido et l’être de la sexualité à partir de laquelle il n’est pas difficile de faire des rapports sexuels (comme on le fait couramment en opposant les deux côtés du tableau des formules de la sexuation). « La libido est phallique » vaut uniquement dans la dimension de la fiction et je ne puis en déduire l’existence d’un être, de l’être de la libido ou de l’être du phallus.
Ces façons de parlêtre, de parler pour faire surgir des êtres comme les moulins à vent de Don Quichotte, ce n’est pas une preuve en soi. Elles ne valent que « la métaphore copule ». Il n’y a aucune preuve d’un être en soi pour autant.
Toute ontologie est vidée de sa substance et nous n’avons que la dimension de la fiction et le processus, primaire ou secondaire, mais d’abord primaire.
*
Deuxième partie : c’est la façon qu’a l’inconscient de procéder
La phrase est fondamentalement équivoque puisqu’elle indique tout à la fois 1) que l’inconscient est une pure question de processus (cf. les processus du rêve, processus de transformation dont le premier est la métaphore…) et 2) que l’inconscient procède par la métaphore copule, c’est-à-dire qu’il prête un être substantiel (au chat, à l’hystérique, au psychotique, à la libido, au phallus, etc.) malgré le fait que la preuve en soi manque radicalement, l’inconscient qui procède par la métaphore copule prête donc un être à ce qui n’en a pas. Avec l’inconscient, on sera dès lors toujours partagé entre une ontologie (différentes choses qu’on perçoit et qui se donnent comme des êtres) et une processologie, logique du processus, logique de transformation. La trace c’est le dépôt dans la dimension de l’être d’un processus qui a échappé ou qui reste d’une façon ou d’une autre oublié. L’inconscient « ne donne que des traces »… et comme l’ontologie échoue, ces traces « non seulement s’effacent toutes seules, mais que tout usage de discours tend à les effacer, le discours psychanalytique comme les autres » (165de).
Heureusement que les discours sont là pour effacer ces traces ; c’est ce qui permet de remettre en oeuvre le processus, le fonctionnement dans la dimension de la fiction. Ça n’empêche que les discours, y compris le discours psychanalytique, produisent encore des traces. Tout comme pour l’inconscient, nous n’avons que ça à nous mettre sous la dent, des traces, des traces, encore des traces filant vers l’ontologie…
Le statut du discours psychanalytique est tout à fait particulier, non pas parce qu’il ne produit pas d’ontologie (c’est tout le contraire, le psychanalyste est le plus souvent un réaliste forcené qui en plus s’ignore) ; mais parce qu’il reprend exactement la question de l’inconscient, « la façon qu’a l’inconscient de procéder », il produit des rudiments d’ontologie sous forme de traces S1. Et l’analyste se prend pour un être ou un semblant d’être très particulier : « faisant semblant de l’objet petit a » (165e). Comme dans tout discours, la question de l’être acteur du discours est mise en suspens du discours et le discours est supposé dépendre d’un pur semblant ; mais dans le discours psychanalytique, ce semblant se trouve de plus un être qui se refuse la dignité d’un être normalement constitué : il est une ordure, c’est-à-dire un déchet de tout ce processus du parlêtre qui conduit à nous croire des êtres, c’est-à-dire à prendre des vessies pour des lanternes ; puisque l’homme (l’être générique déchet de la copulation) n’est qu’une ordure. Malgré le fait que l’homme paraît être (parlêtre) et par-est et est de l’ordre de la copulation, ce bon ordre se révèle une pure utopie : ordre est ordure. L’or dur de l’être n’est qu’une ordure. Là, l’inconscient gagne à tous les coups.
« Il faut en passer par cette ordure décidée pour, peut-être, retrouver quelque chose qui soit de l’ordre du réel » (165e). C’est une décision de se défaire de l’ordre de l’être pour passer à l’ordure : on est bien toujours dans la dimension de l’être et du parlêtre, mais il est décidé d’esquinter l’argument ontologique… pour toucher autre chose que Lacan nomme le réel. Non sans ironie, Lacan dit ici « peut-être », « retrouver » et « l’ordre du réel ». Lacan dit « peut-être » d’une part, ce n’est absolument pas garanti de retrouver le réel et d’autre part, cela « peut être », c’est le renaissance d’un être qui, comme le phoenix renaît de ses cendres, ça c’est toujours garanti. Et Lacan dit « retrouver », comme si l’être avait toujours déjà précédé le processus. Et Lacan dit « de l’ordre du réel », comme si le réel devait encore être ordonné comme l’être. Bref on ne décolle pas de cette tendance ontologique inévitable bien ordonnée vers ce que nous prenons pour des êtres. C’est pourquoi Lacan ne cesse de dire dans cette séance qu’il aurait voulu donner un bout de réel, mais qu’il a fondamentalement échoué. À la place du réel qu’il visait, il n’a donné que du sens et le sens va toujours dans le sens du parlêtre, c’est-à-dire dans le sens de nous faire croire à l’être, à l’ontologie.
Cette double phrase – « la métaphore copule n’est pas une preuve en soi. C’est la façon qu’a l’inconscient de procéder » – explique tout le reste du passage à commenter. Et cela se réduit à commenter « retrouver ».
*
Retrouver
« Retrouver est un glissement, déjà, comme si tout de cet ordre avait déjà été trouvé » (166a). Trouver, retrouver. Trouver c’est le propre de la métaphore copule, mais ce n’est pas une preuve ; c’est la preuve qui devrait consister à retrouver. La métaphore copule deux vrais trous pour faire un faux trou, mais ça n’est pas une preuve de l’être du réel, seulement une étincelle. Le faux trou bien encadré dans un tore permet pourtant de circuler, selon un glissement qu’est la métonymie (fin de la première leçon).
« C’est là le piège de l’Histoire ». Son piège c’est d’être prise dans la parole qui crée un sens et à partir du sens, d’imagine ce qu’on pourrait appeler « l’être des faits historiques ». C’est la structure du fantasme : « L’Histoire est le plus grand des fantasmes » (166a) et le fantasme est une mise en scénario d’un objet tenant lieu d’être (l’objet a) et d’un sujet de la parole. L’History, c’est une histoire « story », mais c’est his story, une histoire d’homme, être de copulation.
« Derrière l’histoire…, il y a le mythe » (166a), c’est-à-dire un récit qui se veut explicatif d’une grande question et qui fonde une pratique sociale. « Le mythe est toujours captivant » (166a) par son imaginaire qui répond à une question réelle. Autrement dit à une question réelle, le mythe propose un être transcendant qui permet de tout expliquer, le mythe assigne la dimension d’un être responsable de la question : le mythe implique nécessairement une ontologie et c’est cette réponse par un supposé être bien consistant qui est captivante.
« À preuve que Joyce » ; la preuve de tout ceci est donnée avec Joyce. On a bien une preuve, mais pas la preuve d’un être, on a seulement la preuve qui permet de voir comment on se fait capter dans le mythe.
La preuve par Joyce se déroule en deux étapes. Première étape : la fabrication du sinthome. C’est à partir d’une faute dans la constitution de sa personnalité (trèfle) qui vaut comme un être, que se fait une réparation « à la place même » (135e) de la faute. La même structure se joue pour Dublin, l’Irlande et son home rule. Ce sinthome réparateur est un rond (ça tourne en rond), c’est-à-dire un tore, c’est le « sinthome-roule, le sinthome à roulette » (21b). Il permet de circuler par glissement sur ce tore, par métonymie. C’est un processus.
Mais le processus ne va pas sans la supposition affirmée d’un être qui le soutient, c’est une fable : il ne manque pas la « chose fabuleuse », il existe quelque chose pour soutenir tout le mouvement de glissement, mais c’est mensonger. Ce qui soutient l’affaire c’est le mythe Vico.
Le mythe Vico ne doit pas d’abord être compris comme un processus, le « processus cyclique répétant la succession de trois âges, l’âge religieux, l’âge héroïque et l’âge humain » (note 166c). Le mythe de Vico n’est pas un processus, mais un être permettant de tout expliquer, c’est présenté comme la base de la théorie du langage de Vico : le tonnerre est la voix de Dieu, les premiers hommes étaient muets. Joyce suggère que le créateur premier a bégayé dans le tonnerre et cela prouve qu’il est conscient d’avoir commis un péché. L’attribution du péché originel à Dieu est un axiome de base de Finnegans Wake. Le premier mot en est « riverrun » la rivière d’Évie la pécheresse qui court et la première ligne renverse l’ordre d’Adam et Ève, pour courir d’Ève à Adam et non l’inverse. Tout part avec le péché, le péché d’Ève cité dans la première leçon et ce péché doit être attribué à l’être suprême, à Dieu. Le péché est l’être premier sur lequel repose toute la pyramide des étants. C’est ce péché originel « qui soutient Finnegans Wake » (166b) et c’est à partir de là que peut se comprendre le cycle de Vico.
« La seule chose qui l’en préserve » – la seule chose qui préserve Joyce de tomber dans l’ontologie du mythe, dans le mythe qui attribue dans la réalité le péché originel au père ou à l’être suprême – cette seule chose c’est qu’il s’agit de rêve : Finnegans Wake est un rêve et Vico est un rêve et l’hermétisme, spiritiste et théosophique de Madame Blavatsky est un rêve et l’idée même de « retrouver quelque chose de l’ordre du réel » est un rêve.
« Retrouver » n’indique pas un être, comme si retrouver cet être qui n’existe pas était un progrès, mais le processus de retrouver : on retrouve la question dont on est parti, autrement dit, « on tourne en rond » (168a) : le rêve de Vico c’est le « processus cyclique répétant la succession de trois âges, l’âge religieux, l’âge héroïque et l’âge humain ». Tout ça est très freudien, l’essence du rêve ne consiste pas à toucher à l’être de l’inconscient, c’est le travail du rêve, c’est-à-dire les processus du rêve, condensation, déplacement, présentation ou métaphore, métonymie et présence-absence.
« Il n’y a pas de progrès que marqué de la mort » (168ab). Trieber la mort c’est la considérer sous l’angle de la pulsion, c’est-à-dire de la dérive et du processus et non de l’être. C’est l’attaque radicale de tout être qui se prétendrait l’origine du processus. Le réel n’est donc plus du tout la rencontre d’un être et de l’existence d’un être, mais l’impossible, non pas l’impossible subjectif et affectif, mais l’impossible radical, le non-être, le non-ordre, l’ordure. Le réel « ne peut être pensé que comme impossible » (168bc) ; « chaque fois qu’il montre le bout de son nez » et qu’il apparaît comme un être dans le mythe et même dans le fantasme, « il est impensable » (168c), non pas il est impensable comme un être qui échapperait au parlêtre, mais il est impensable à partir de ce point d’être où il montre le bout de son nez. « Aborder à cet impensable ne saurait constituer un espoir » de trouver enfin une existence ou un être qui puisse servir de soutien, « puisque cet impensable, c’est la mort » (168c) de tout soutien dans l’être. « Le fondement de réel » de la mort, c’est qu’elle ne peut pas être pensée à partir d’une ontologie. Mais notre pensée file toujours, par le parlêtre, vers l’être.
« L’incroyable c’est que Joyce »…. « n’ait pu trouver que cette solution » d’un retour au processus du rêve, soit à Freud.
Finnegans Wake est un rêve, mais c’est aussi un cauchemar tempéré. Un cauchemar comme tout rêve parce qu’il est tout fait pour nous pousser à croire à l’être, au fantasme, au mythe, etc. Le cauchemar c’est l’ontologie. Le rêve sera un cauchemar tempéré pour autant qu’il tempère l’ontologie, c’est-à-dire qu’il n’attribue pas la qualité d’être réel aux multiples monstres qui l’habitent.
Si l’on veut maintenant donner un sens à l’inconscient collectif, ce ne sera pas l’inconscient commun à plusieurs êtres (comme chez Jung), mais collectif à partir de la structure générale de la métaphore copule dont dépend tout être, c’est-à-dire tout parlêtre.
Christian Fierens
« Toute la tradition philosophique bute sur la réfutation par Kant de l’argument ontologique. Au nom de quoi ? De ceci, que les formes de la raison pure, l’analytique transcendantale, tombent sous le coup d’une suspicion d’imaginaire » Lacan, D’un Autre à l’autre, p.159.
C’est d’ailleurs l’ensemble du séminaire qui échoue à donner un bout de réel : les quatre premières leçons tournent autour du noeud borroméen et de ses avatars (le noeud à quatre), puis après la leçon de Aubert, les quatre leçons suivantes tournent autour du trèfle et de ses avatars (le fantasme et autre réparation).
« C’est la misère des historiens : de ne pouvoir lire que le sens, là où ils n’ont d’autre principe que de s’en remettre aux documents de la signification », L’Étourdit, AE p.480.
« History, Stephen said, is a nightmare from which I am trying to awake » (p.42) dit Stephen pour expliquer qu’il ne croit pas à la théorie de monsieur Deasy qui lui explique que l’Angleterre est en décadence à partir du mercantilisme attribué aux Juifs (mais qui ne fait que répondre à un principe général : acheter bon marché et vendre cher). À quoi monsieur Deasy répond par le grand but de toute histoire : la manifestation de Dieu. Un but dans la partie de rugby dans la plaine à côté et Stephen s’en saisit : but, « voilà Dieu ».
Les historiens « en viennent à la transcendance, celle du matérialisme par exemple, qui, “historique”, l’est hélas ! l’est au point de le devenir irrémédiablement » (L’Étourdit, AE p. 480).
Lacan « a pensé que c’était la clé de ce qui était arrivé à Joyce » 132d
James S. Atherton, The books at the Wake, a study of literary allusions in James Joyce’s Finnegans Wake, p.30-31.
« Il n’y a pas d’inconscient collectif, il n’y a que des inconscients particuliers, pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la langue qu’il parle » (178b).
Christian Fierens
ALI, Paris, séminaire d’été août 2014