La marionnette comme détour
01 mai 1997

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LE MALÉFAN Pascal
EPEP
Psychanalyse-enfants

Le théâtre de marionnettes nécessite un art particulier
qui ne cesse de se transmettre. Depuis fort longtemps un savoir se passe contenant
les éléments indispensables pour constituer tout dispositif marionnettique
dont la métonymie serait, selon Antoine Vitez, le registre langagier.
Mais de quel savoir s’agit-il ? Que nous disent les témoignages de marionnettistes
d’hier et d’aujourd’hui mais aussi d’écrivains, philosophes et hommes
de théâtre sur ce qui est en jeu avec la marionnette ?

L’hypothèse que je propose à la réflexion est qu’il s’agit
d’un savoir et d’un savoir-faire sur et avec le regard. Dimension spéculaire
et authentification symbolique sont deux dimensions inhérentes au dispositif
marionnettique, et tout sujet qui s’y aventure, soit en tant que marionnettiste,
soit comme spectateur, est conduit à une construction d’épreuve
car ce dispositif à la particularité de brouiller les repères
identitaires. La marionnette sollicite le fantasme fondamental et elle n’a pas
sa pareille pour produire un point d’angoisse signalant un vacillement de la
structure. C’est la rançon de cet objet de détour qui voile/dévoile
un bout de réel dans la sublimation.

Par conséquent une clinique du dispositif marionnettique est
envisageable à partir d’une analyse des témoignages évoqués
ci-dessus. On pourra alors se demander si une telle clinique peut mener à
un dispositif clinique et thérapeutique utilisant la marionnette, ou,
plutôt, puisque depuis de nombreuses années déjà
la marionnette est utilisée en thérapie, que peut-il être
retenu du savoir transmis dans une utilisation thérapeutique de la marionnette
?

Ce qu’enseigne la marionnette

Les témoignages sur l’utilisation de la marionnette ne sont pas si nombreux.
C’est un handicap certain lorsque l’on souhaite comme je le fais ici s’intéresser
au savoir des marionnettistes. Et puis un savoir ne se totalise-t-il
jamais ? Qui plus est, comment pourrait-on dire quelque chose de ce savoir en
étant extérieur au milieu même des marionnettistes
? Ne doit-on pas d’abord avoir épousé cette place de montreur,
avec toutes ses dimensions, pour éventuellement en dire quelque chose
et en transmettre un savoir ? Assurément il y a là un rapport
avec le savoir et la démarche psychanalytiques : on ne peut témoigner
que de ce que soi-même on a pu rencontrer dans sa propre cure. Posons
donc la nécessité minimale d’une initiation à la
marionnette pour produire un quelconque savoir sur elle.

Cette nécessité recouvre un véritable programme de formation
qu’une association telle Marionnette et Thérapie tente de réaliser
au cours de ses formationsl. Comment comprendre autrement l’exigence du stage
de fabrication et de jeu qui constitue la première étape du cursus
proposé ? Sans cette confrontation dans la réalité avec
l’objet-marionnette, une vraie formation serait-elle possible ?

Cela dit, il me semble que lors de ce stage et par la suite dans les différents
cadres où chacun peut utiliser la marionnette, il ne s’agit pas tant
d’une rencontre que de retrouvailles. De la marionnette et de son dispositif,
nous en savons quelque chose, tous et de façons très diverses.
Dans le choix d’un tel média n’y aurait-il pas d’ailleurs un essai toujours
recommencé de subjectivation du rapport fondamental à cet objet-qui-n’en-est-pas-un
?

Mais il existe une autre limitation au projet de départ de ce travail
qui concerne le coeur même du sujet abordé. Peut-on facilement
définir une essence de la marionnette, en tirer une signification ultime,
et par conséquent établir formellement les paramètres du
champ marionnettique ? Roger-Daniel Bensky, dont je salue au passage la richesse
et la rigueur du travail, a répondu par la négative à une
telle question.  » A supposer même, écrit-il, que l’on puisse
réussir dans une seule étude des témoignages de tous les
grands marionnettistes francophones, depuis les temps les plus reculés
jusqu’à l’ère moderne (projet hypothétique et impossible
par définition précise-t-il), et que ces éléments
présentent des caractéristiques concordantes, on ne serait toujours
pas en droit d’établir, sur cette base, le principe d’une essence de
la marionnette. »
(c’est moi qui souligne)2 Néanmoins, le même
auteur, dans un ouvrage ultérieur, s’attache à définir
les structures et la symbolique de la marionnette, à partir justement
de témoignages de marionnettistes. Mais il précise bien qu’il
s’agit là d’hypothèses de travail qui n’épuisent pas le
phénomène.

Loin de paraître un obstacle, de telles limitations soulignent au contraire
une voie à suivre lorsqu’on s’intéresse à la marionnette.
Le manque ne lui est en effet aucunement étranger ; peut-être s’agit-il
avec elle d’en donner un aperçu, une image ? De ne pas saisir sa signification
fondamentale participe de sa structure. Elle déjoue le savoir là
ou il pensait aboutir. Il n’y a pas de signifié de la marionnette que
l’on pourrait comptabiliser et limiter, mais bien une signification qui glisse
sur une chaîne pour produire des effets de sens propres à chaque
sujet et à chaque époque et culture. De sorte qu’aucune symbolique
n’est possible et surtout aucune interprétation a priori de son
sens ou sa fonction en dehors du discours tenu sur elle. Aussi peut-on être
surpris par les conclusions proposées par Annie Gilles en 1982 dans son
travail – au demeurant très stimulant et pour lequel on doit également
reconnaître une dette- lorsqu’elle écrit :  » Ainsi, quelles
que soient sa technique et sa morphologie, la marionnette peut signifier le
phallus et le spectacle son exhibition.

Dans cette perspective, le phénomène de la manipulation prend
aisément la valeur d’un substitut masturbatoire. Le castelet préserve
l’incognito […] du montreur. « 3  » Les réticences de certains
contemporains à l’égard du spectacle de marionnettes s’explique
probablement assez souvent par une même intuition de sa signification
latente, alors considérée comme honteuse et dangereuse, ajoute-t-elle.
« 4
.

Ce type de réflexion appelle plusieurs critiques. D’abord elle me semble
fondée sur un malentendu, celui qui fait du phallus un signifié,
signifié que l’on montre et qui, comme l’écrit Annie Gille,  »
connote davantage le masculin que le féminin « .5
Autrement dit
une telle conception du phallus le met du côté de l’objet dont
la marionnette représenterait un substitut possible. Or pour Lacan, à
la suite de Freud, le phallus est un signifiant, ce qui le différencie
radicalement du pénis d’une part et, d’autre part, l’assimile à
une fonction, celle d’ordonner la différence des sexes6. D’être
corrélé au manque et au désir lui donne en effet le rôle,
aussi bien pour l’homme que pour la femme, de régler la question de l’avoir
et de l’être. De la régler, non de la résoudre, la dimension
imaginaire du phallus, propre à recouvrir la castration, tendant toujours
à revenir. La possession de beaux objets, l’accumulation de biens ou
la démonstration de sa force peuvent tout à fait remplir cet office,
et pourquoi pas le rapport à la marionnette. Les tentatives d’évitement
de la castration et du manque sont infinies !

Pour autant la question du phallus et de la sexualité n’est pas du tout
étrangère à la problématique de la marionnette.
Dans le Littré, à l’article  » marotte « , on trouve l’indication
suivante :  » Nom diminutif de Marie que le peuple donnait à Rouen
aux jeunes filles avant qu’elles fassent entrée dans l’adolescence. »

Comment mieux dire que l’accès à la sexualité dans la confrontation
à l’Autre sexe qui est le propre de l’adolescence, passe par le don d’un
objet-tenant-lieu, un semblant ?7 Par ailleurs, la parenté entre marionnette
et fétiche indique une parenté de structure dans leur rapport
au phallus. Et puis, s’est-on assez demandé pourquoi y a-t-il si peu
de marionnettistes femmes ? D’être marionnettiste assurerait-il un mode
particulier de l’avoir qui ferait ainsi réglage pour le sujet masculin
? Mais au prix tout de même d’un renoncement, d’une perte du côté
de l’être : devenir marionnettiste c’est accepter le retrait propre à
la position du marionnettiste ? George Sand soulignait bien cet aspect en écrivant,
à propos de l’activité de marionnettiste de son fils Maurice,
que  » l’opérante dans son étroit castello, invisible,
supprimé pour ainsi dire, a toute sa pensée parfaitement libre
de préoccupation extérieure. « 8
(c’est moi qui souligne)

Ajoutons que ce mode n’est pas non plus sans danger et que par conséquent
il requiert un encadrement. Olenka Darkowska-Nidzgorski rappelle ainsi qu’en
Afrique, outre le fait que le  » marionnettiste est toujours de sexe
masculin « 9
, on interdit à la femme et aux enfants de regarder
les marionnettes en dehors des spectacles sous peine de s’exposer à une
maladie grave10.

Utiliser la marionnette met donc particulièrement en relation avec la
mort, signifiant ultime celui-là, Maître-absolu selon Hegel repris
par Lacan, qu’on ne peut approcher qu’à travers un voile et dont aucun
savoir ne peut dire ce qu’elle est. La marionnette n’était-elle pas à
l’origine associée aux rites funéraires et liée aux cultes
des morts ? Jacques Chesnais, marionnettiste, rappelle quant à lui que
 » dans presque tous les théâtres de marionnettes, la mort
joue un rôle très important. « 11

Cette familiarité de la marionnette avec la mort n’est nullement surprenante
et a été maintes fois soulignée. Il s’agit-là de
sa dimension spécifique. La marionnette est battement entre vie et mort;
représentation de la représentation ; elle signifie la vie, mais
tout autant le néant ; elle est être-là et absence ; avènement
et disparition ; animation et inanimation.

Pour en revenir à Annie Gilles, concédons-lui qu’elle a fait
évoluer son interprétation sémiologique de la marionnette.
Dans un autre texte, elle met judicieusement en lumière, à propos
du Wilhem Meister de Goethe, que l’intérêt pour les marionnettes
chez un enfant à la période oedipienne peut être l’occasion
d’élaborer la différence des sexes et aide à la symbolisation
de la castration primaire. A l’instar de la marionnette, dit Annie Gilles, le
sujet doit choir de sa place d’objet privilégié du désir
de l’Autre en découvrant qu’il n’est pas tout pour lui et que quelque
chose d’autre l’anime.

Or il y a une telle résonance entre la marionnette et l’Œdipe,
la marionnette sied tellement bien à Œdipe écrit-ellel2,
que  » peut-être […] ne convient-elle ni dans les cas de problématique
autre qu’oedipienne ni dans les cas de drame oedipien particulièrement
complexe. »

C’est là encore une position discutable, qui rejoint d’ailleurs un discours
tenu dans le champ thérapeutique à propos de l’utilisation des
marionnettes. Peut-on affirmer que les seules indications de la marionnette
sont pour les cas où la structure névrotique est certaine ? Autrement
dit la pratique de la marionnette relève-t-elle seulement d’un conflit
entre pulsion et défense ? Certes non, et de nombreuses expériences
nous ont montré le contraire, bien qu’il reste encore à préciser
la direction du travail effectué avec le dispositif marionnettique auprès
de patients psychotiques.

Raison de plus pour en venir maintenant à cette question du dispositif
dans le théâtre de marionnettes.

Dispositif théâtral, dispositif marionnettique

Le mot dispositif est employé dans des situations bien différentes:
en droit et en diplomatie d’une part, en mécanique d’autre part. Cette
dernière utilisation est d’ailleurs la plus courante et renvoie à
l’idée d’un agencement machinique propre à produire un effet attendu.
Dispositif évoque ainsi une mise en ordre, un arrangement, une disposition
spatiale. C’est à proprement parler une manoeuvre symbolique. Or
lorsque le mot est appliqué au théâtre, il renvoie immédiatement
à l’idée d’illusion : le dispositif, d’ordre symbolique, est ce
par quoi l’illusion, d’ordre imaginaire, est créée. Dès
lors le spectateur a affaire à un balancement, un battement entre identification
et distanciation propre au nouage du symbolique et de l’imaginaire dans le processus
théâtral. Il s’agit toujours de l’illusion d’une illusion, d’une
adhésion sans collage, d’une croyance sans délire. Mais le battement
peut être si rapide, qu’illusion et distance peuvent se confondre un bref
instant, pour se rétablir ensuite. C’est sans doute là le plaisir
du théâtre, son bénéfice supplémentaire. Le
spectateur accepte de s’exposer à la surprise de l’émotion car
il a l’assurance symbolique qu’elle concerne un autre. Ainsi le dispositif théâtral
est-il apte à produire de la division chez le spectateur, mais en lui
octroyant un supplément d’être dans la rencontre identificatoire
avec le personnage. Cette division ou ce recouvrement entre personnalité
et personnage concerne également l’acteur. C’est ici que le concept brechtien
de distanciation évoqué plus haut mérite une attention
particulière, et pas seulement parce qu’il y est fait grand cas dans
le monde de la marionnette. Pour Brecht le travail de distance est une technique
destinée à rappeler au spectateur et à l’acteur qu’il s’agit
de montrer, qu’il n’y a pas d’identification possible car on reste avant tout
un artiste avec une personnalité déterminée, en train d’exercer
son art, et un spectateur qui doit toujours pouvoir adopter une attitude critique.
En fait, cette technique de la distance (insistance sur la fable épique,
exhibition du gestus social, travail de la distance par le jeu objectivé
etc.) excède largement la théorie et la pratique de Brecht, et
sans doute y a-t-il une part de distance dans toute bonne mise en scène.
Mais on ne manquera pas, à propos des marionnettes et de leur théâtre,
d’être vivement intéressés par le concept inventé
par Brecht pour qualifier ce processus, celui d’étrangification
ou Verfremdungseffekt. Sa résonance avec celui d’inquiétante
étrangeté est frappante. La marionnette ne serait-elle pas plus
que tout autre élément théâtral à la croisée
de l’étrangification et de l’inquiétante étrangeté
? Mais encore faut-il se demander pourquoi, ce qui revient somme toute à
s’interroger sur le dispositif marionnettique lui-même.

Qu’est-ce qu’un dispositif marionnettique ? On pourrait résumer les
choses à l’extrême, qui paraîtra sans doute tautologique
à certains mais évite d’entrer trop avant dans les débats
actuels sur le théâtre de marionnettes : il existe un dispositif
marionnettique dans la mesure où celui-ci produit une marionnette
.

Quelque soit ce qu’on lit ou entend sur les marionnettes, on retrouve à
peu près cette idée simple qui doit sans cesse être rappelée.

Elle est par exemple au coeur de la polémique sur le jeu à
vu ou le jeu caché, la présence ou l’absence du marionnettiste.
Les puristes ou classiques affirment qu’il n’y a de véritable théâtre
de marionnettes qu’avec l’effacement réel du manipulateur. De leur côté,
les modernes ou progressistes veulent briser l’anonymat, se faire manipulateurs.
Or, au-delà de l’affrontement entre classiques et modernes, certains
soulignent que le dilemme est déjà dépassé puisqu’on
assiste à une dissolution du genre au profit d’un théâtre
avec marionnettes13. Pour d’autres, enfin, il se résorbe  » quand
la qualité artistique est d’un haut niveau [car] c’est cela qui détermine
le mode de présence du manipulateur ».14

Autrement dit la définition du dispositif marionnettique se déduit
des conditions requises pour métamorphoser un objet en une marionnette
ou, pour reprendre une expression d’Henryk Jurkowski modifiant celle de Claudel,
en un sujet agissantl5. Mais, dès lors que l’on accepte la notion
d’un sujet pour qualifier la marionnette, c’est pour aussitôt, comme y
invite Jurkowski, la rapporter à deux signes en même temps : la
marionnette et l’animateur. Le dispositif marionnettique est en effet un espace
de la dualité plus que du double, traversé d’une  » gémellité
inhérente  » qui ne cesse de se manifester malgré les techniques
d’illusion qui sont le savoir-faire du marionnettiste, son secret comme
il était dit jadis. Car une marionnette reste toujours à distance
; elle est prolongement, non revêtement comme le masque ; elle est forme
iconique, non imitation comme la poupée.

Marionnettiste et marionnette sont donc dans une distance obligée, qui
pourrait constituer le réel de la marionnette, le point d’impossible
qui fait limite. Sans lui on ne peut plus parler de marionnette. Une des conséquences
est que la voix de la marionnette ne se rattache pas à son corps. Il
s’agit d’une voix qui vient d’un ailleurs et qui reste quoiqu’on fasse en extériorité.
De fait elle est autre, connotant une différence indépassable
et constituant un des vecteurs principaux de la traduction de la réalité
opérée avec la marionnette. Les marionnettistes mettaient ainsi
une  » pratique  » dans leur bouche pour modifier leur voix

Les mêmes remarques pourraient être faites à propos de la
gestuelle de la marionnette. Son animation lui est transmise, prêtée
; sa source est ailleurs qu’en elle-même.

La marionnette tire ainsi sa spécificité d’être un lieu
du manque: sans l’autre elle n’est rien. L’incomplétude la caractérise,
comme le souligne Annie Gille. Dès lors le dispositif marionnettique
est l’espace-temps dans lequel et par lequel s’actualise ce manque à
l’aide de moyens conventionnels d’illusion. C’est dire l’importance du scopique
dans cette affaire.

Dispositif marionnettique et champ scopique

Avec la marionnette le regard est partout: du côté du spectateur,
du côté du marionnettiste, dans la marionnette. Une marionnette
est d’abord un objet regardé et une marionnette sans regard est quelque
chose d’inimaginable. Par contre il est tout à fait possible de rencontrer
des marionnettes sans yeux. Autrement dit l’organe n’est pas ici essentiel à
la fonction. Lors d’une séance d’un groupe-marionnettes en hôpital
de jour pour enfants, ma collègue a fait apparaître un oiseau en
utilisant un simple papier, et il était évident que cet oiseau
regardait.

La marionnette est par conséquent un moyen tout à fait clair
de vérifier la schize de l’oeil et du regard. Mais tout autant de
l’élider. Une  » bonne  » marionnette est bien celle qui donne
l’illusion du regard vrai La technique de fabrication assure ainsi une transformation
qui opère une jointure, un recouvrement entre l’oeil et le regard.
Denis Bordat, marionnettiste, écrit à ce propos :  » Dire
cependant que l’oeil d’une marionnette n’est pas un oeil véritable,
ne signifie pas que n’importe quel bouton, n’importe quelle perle puisse être
valable. Si, le personnage étant terminé, poursuit-il, quelqu’un
peut s’étonner : « Tiens ! on lui a mis des boutons de faux-col pour représenter
les yeux », c’est que les boutons ne sont pas devenus des yeux et que la traduction
que nous proposons n’est pas juste. « 16

La marionnette a donc affaire avec ce que Lacan appelle la fonction de la voyure17
où se révèle la dimension du désir. Ceci nous surprendrait-il
outre mesure ? N’est-ce pas là, au fond, ce que recèle le dispositif
marionnettique ? Le désir y est présent, mais de manière
voilée bien entendu. La marionnette ne serait-elle autre chose que ce
qui lui donne corps ? un écran sur lequel viennent des représentations
mais dont la fonction est de tromper l’oeil au profit du regard ? Autrement
dit la marionnette, comme les autres arts articulés au scopique : théâtre,
peinture, sculpture, appelle une satisfaction, un apaisement lié à
ce que Lacan, à propos de la peinture nomme le dompte-regard et qu’il
n’hésite pas, alors, à rapprocher de la sublimation freudienne.
 » Qu’est-ce qui nous séduit et nous satisfait dans le trompe-l’oeil
? écrit-il. Quand est-ce qu’il nous captive et nous met en jubilation
? « l8
C’est au moment où nous découvrons qu’il ne s’agit
que d’un trompe-l’oeil, répond-il. A cet instant le tableau se donne
comme étant autre chose que ce qu’il se donnait. Le tableau est une promesse,
qui convie à s’approcher, promesse d’une révélation sur
l’au-delà du visible, sur ce que personne n’a jamais vu et qui va être
dévoilé, mais qui ne prend sa valeur que d’être un leurre.

Mais de quelle satisfaction s’agit-il dans l’oeuvre d’art, de quel charme
aussi lorsqu’il s’agit d’un tableau ou d’une marionnette par exemple ? Comment
se produit une telle satisfaction ? Répondre à ces questions revient
à s’orienter à partir d’une approche psychanalytique de l’art.
Rappelons brièvement que Freud mettait en garde contre une réduction
de l’oeuvre d’art à un rêve ou une formation de l’inconscient.
Dans toute création artistique, il y a quelque chose en plus, du fait
d’ailleurs que l’oeuvre est avant tout un produit, un objet partageable
socialement. Lacan quant à lui a indiqué que la voie de la sublimation
comportait un paradoxe : si cette voie est celle de la relation du signifiant
et du réel, comment peut-elle procurer une satisfaction alors même
que ces deux termes tendent à s’exclure ? Aussi, pour penser leur jointure,
faut-il affecter le signifiant de propriétés nouvelles, celle
de la lettre. Dès lors l’oeuvre d’art est du côté du
symptôme (rebaptisé sinthome) qui, lui, réussit à
établir une corrélation du symbolique et du réel. L’artiste
simule le symptôme propose Lacan19, car il tente, vainement, inlassablement,
de saisir, au-delà de l’apparence, quelque chose du réel…pour
notre plus grande satisfaction pourrait-on ajouter.

Alors, à quelle saisie du réel répond la marionnette,
et qui assure le plaisir qu’elle procure ?

La marionnette, entre fascinatio et animatio.

Bensky proposait de comprendre ce plaisir à partir de la puissance hypnotique,
suggestive de la marionnette, en ce qu’elle entraîne  » une libération
profonde de la pensée non-logique « 
. Pour Denis Bordat, ce plaisir
provient du fait que la marionnette dédouble tout en permettant de jouir
du dédoublement grâce au cadre symbolique des conventions. En quelque
sorte le plaisir viendrait d’une  » gymnastique du moi… inspirée
par la puissance fascinatrice de l’image que propose la marionnette. « 

Pour intéressantes que soient ces explications, elles ont l’inconvénient
de renvoyer la marionnette à un univers plus ou moins occulte où
les concepts manquent de précision. Que recouvre au juste l’idée
d’une puissance fascinatrice ou hypnotique ? Cela dit il est intéressant
de noter qu’elle contient une version du rapport au regard et précisément
au regard qui fixe et séduit. Marcel Temporal ne disait-il pas de la
marionnette qu’elle est  » un puissant moyen de fixation20  » ?
Quel lien entretient-elle avec le fascinum, ce regard charmeur et ensorceleur,
qui rappelle la fonction mortelle du regard chez le parlêtre ? L’universalité
du thème du  » mauvais oeil  » est là pour nous en
donner un aperçu. Dans ce cas, le regard se fait puissance et provoque
l’arrêt de la vie, du mouvement. L’être est réduit dans la
captation, comme aspiré, figé, mortifié,  » inhabité
par soi-même « 
selon l’expression de Valéry.

En présence du regard fixe d’une marionnette, un effet de captation
se produit, dans un bref instant de suprématie de l’imaginaire sur le
symbolique. Objet pousse-à-la-fixité, elle réactive le
moment d’emprise par l’image spéculaire ou l’image du semblable propre
au fondement du moi. La fixité de ce regard devient un instant le mien,
le temps de voir, et je m’en échappe pour retrouver ma mobilité,
le temps de comprendre, pour, après-coup, me dire qu’il ne s’agissait
que d’une marionnette, dans le temps pour conclure.

Si ce rétablissement survient, comme produit des trois temps logiques,
c’est que la marionnette n’est pas un double en tant que le manque ne lui fait
pas défaut : elle est foncièrement dissymétrie et altérité.
Le plaisir qu’elle procure est certainement lié à ce statut :
de n’être pas un double sécurise le sujet, celui qui manipule ou
regarde. L’irruption du réel sous la forme du double au regard
qui fixe et fige est recouvert par une apparence, un semblant qui
s’agite
et dont je n’oublie pas la distance avec moi. De l’étrangeté,
je verse dans l’étrangification, au prix tout de même d’un reste
: un point d’angoisse me signale le passage dont j’ai été le témoin
et le lieu.

Il n’est donc pas hasardeux de penser que le plaisir procuré par la
marionnette est de même structure que la jubilation en jeu dans l’assomption
de l’image spéculaire. Plaisir double rappelons-le, car s’il s’agit bien
de la conquête du sentiment d’unité qui s’effectue par l’intermédiaire
de l’autre auquel le moi s’aliène, entraînant une méconnaissance
chronique, elle se conjoint au moment d’avènement du sujet dans le Un,
où une symbolisation vient le représenter et tempérer la
tension du rapport mortel au petit autre, toujours prêt à ravir
la place. Bref, il s’agit d’une libération de l’image de l’autre, d’un
barrage à son pouvoir de captation par la détermination du symbolique.

Les témoignages concernant la sujétion du marionnettiste par
sa marionnette ressortissent à cette dialectique. Si la marionnette peut,
le moment de la représentation, sembler agir pour elle même comme
un être autonome, dominant le marionnettiste qui ne reconnaît plus
que c’est lui qui la fait agir, c’est pour s’estomper dès que la nécessité
d’illusion prend fin.

Mais s’arrêter là ne rend pas compte complètement de ce
qui se joue dans la jubilation. Le regard qui fascine, qui fixe le sujet en
le mortifiant peut s’articuler cette fois à la dimension du grand Autre
et de son désir. Avant de s’être constitué comme sujet,
chacun a d’abord été objet entendu, vu, regardé, parlé,
et le demeurera. Un  » ça me regarde  » structure notre subjectivité
et notre être. La marque d’un Autre qui nous voit et nous sait est à
jamais présente, et le sujet peut vouer sa vie à satisfaire ce
regard, à le faire jouir dans une position de marionnette.

Fondamentalement le sujet est un assujet, un être assujetti au désir
de l’Autre.  » L’enfant s’ébauche comme assujet, dit Lacan.
C’est un assujet parce qu’il s’éprouve et se sent d’abord comme profondément
assujetti au caprice de ce dont il dépend21 « 

De cette place il lui faudra être délogé, expulsé.
Pour devenir sujet il devra être désassujetti en chutant de ce
lieu privilégié où il a consenti a venir représenter
l’objet qui manque à l’Autre, pour le satisfaire et non sans jouissance,
au risque de sa mortification, de son figement.

Le charme sera rompu pourrait-on dire par l’interposition de la métaphore
paternelle, pour autant qu’elle pourra s’introduire par une interdiction et
donnera un sens au désir de l’Autre en l’orientant sur la question du
Phallus symbolique.

De ce temps, tout ne sombre pas dans l’oubli. Dans le champ du sujet, la question
de ce qu’il vaut pour l’Autre reste comme une énigme et se relance dès
qu’il se confronte au champ scopique, autrement dit dès qu’il se sait
exister dans le regard au champ de l’Autre, ce qui implique que même l’aveugle
est concerné.

De ce qui précède on peut faire les propositions suivantes concernant
le dispositif marionnettique.

1.Celui-ci organise une suspension de la connaissance spéculaire et
son rétablissement, I’imaginaire en jeu étant un imaginaire moïque.
Lors du rétablissement, le réel entr’aperçu se recouvre
et retrouve son habillage, ce qui est la fonction de l’imaginaire spéculaire
dans sa relation au symbolique.

2. Sachant que les arts visuels, comme il a déjà été
précisé, sont là pour apprivoiser, dompter, apaiser ce
regard dans l’Autre, le dispositif marionnettique apporterait une sédation
symbolique au sujet. Il s’agit bien alors d’offrir une scène pour l’Autre
en le transformant en un personnage et une forme construite autour d’un trou22.

Peut-être pourrions-nous ajouter que c’est d’être du côté
de l’icône qui donne à la marionnette les propriétés
d’une lettre et la rend apte à soutenir le désir du sujet en dépit
des captations ? Sa fonction de suggestion plus que de représentation
en atteste. La marionnette représente-t-elle un corps ? Brunella Eruli
écrit à ce propos qu’il n’en est rien, ou plutôt qu’il s’agit
alors d’un paradoxe :  » Par définition, dit-elle, le corps de
la marionnette n’existe pas: à peine ébauché, il est une
forme aux contours mal définis, qui reste invisible. Corps aux usages
d’apparat, il se cache sous des robes qui se perdent dans le nulle part – ou
dans l’avant toute chose – qu’est le trou du castelet… – ce lieu qui n’en
est pas un.23 « 

Cette présence à part de la marionnette dans cet utopos
du castelet souligne ainsi la prégnance de l’image et de ses bords. En
elle et par elle la signification laisse place à l’aspect, ce contour
agité autour d’un trou.

Pour tenter d’illustrer cette question, je donnerai l’exemple clinique suivant
même s’il ne se rapporte pas directement à la marionnette.

Une petite fille psychotique âgée de 6 ans, presque sans langage,
est mise en présence dans une foire avec différents types de miroirs.
L’un grossit, l’autre allonge etc. Devant celui qui s’allonge elle recule, comme
effrayée, alors qu’elle est captivée par celui qui la grossit,
à tel point qu’elle se colle à l’image pour l’embrasser et la
lécher, et qu’elle reviendra à plusieurs reprises devant cette
image en faussant compagnie à ses soignants.

Le réel semble avoir ici été barré par une forme
spécifique -qui a les traits de la mère de cette enfant- qui fonctionne
comme signe iconique.

N’est-ce pas à propos de tels exemples et de la question de la lettre
que l’on pourrait évoquer quelques conceptions actuelles sur l’originaire
? Citons seulement les signifiants formels de Didier Anzieu, les signifiants
de démarcation de Guy Rosolato ou encore les pictogrammes de Piera Aulagnier.
La marionnette semble une opportunité pour reprendre ces recherches.

Dispositif marionnettique et cadre thérapeutique

Lorsqu’on utilise la marionnette dans un but thérapeutique, on fait
coexister des éléments du théâtre de marionnettes
et quelque chose en plus. Ce quelque chose reste toujours difficile
à définir et revient au fond à parler de cadre. Or avec
la marionnette les cadres sont très divers et il n’y a pas de dispositif
standard qui vaudrait dans n’importe quelle situation. De plus, la marionnette
est bien souvent utilisée au sein d’un dispositif plus large qui ne repose
en rien sur sa spécificité. J’en donnerai un aperçu tout
à l’heure24. Mais l’on peut préciser qu’un dispositif marionnettique
à visée thérapeutique n’est rien sans la fiction qui le
soutient, celle du transfert. Encore faut-il se demander dans quel type de transfert
on évolue. Le transfert est partout, et le plus commun est le transfert
imaginaire qui met en relation des moi ; c’est le registre de la communication
ou de la relation qui peut tout à fait produire des effets thérapeutiques.
Mais on peut avoir le souci de faire exister un transfert symbolique qui repose
sur la différence absolue. Or rien ne le garantit a priori et
c’est plutôt dans l’après-coup qu’on peut dire qu’il s’est effectué.
Néanmoins un certain nombre de dispositions, matérielles et subjectives,
peuvent être prises pour le favoriser. Le dispositif divan-fauteuil, en
psychanalyse, en est le prototype.

Un dispositif marionnettique à visée thérapeutique est
donc d’un dispositif sous transfert pour produire de la représentation,
et la question est bien de passer de la mise en scène à la
mise en acte
. C’est à être encadré par le transfert
qu’un repérage est possible ainsi qu’une élaboration. Ce qui sera
montré prendra son sens d’être vu par celui auquel il est fait
une supposition de savoir. De sorte que le premier transfert rencontré
dans un tel dispositif est celui qui subordonne le scopique au savoir.

Mais il est évident que le travail thérapeutique ne se fera pas
de la même façon avec des patients de structures différentes.
Il est impératif de savoir à quel Autre le sujet a à faire,
ce qui déterminera la position dans le transfert.

Pour illustrer cette question et pour finir Je donnerai deux exemples cliniques,
l’un concernant un enfant névrosé, l’autre un enfant psychotique.

– Patrick est un petit garçon de 6 ans quand je le rencontre pour la
première fois accompagné par sa mère. Celle-ci vient sur
les conseils de l’institutrice qui trouve que Patrick est trop sérieux,
qu’il ne joue pas assez et qu’il ne s’intéresse pas suffisamment aux
apprentissages. La mère de Patrick est d’accord avec ce constat et renchérit
en me disant que ce n’est pas d’aujourd’hui que ces problèmes existent.
Elle explique les choses en énonçant qu’entre Patrick et son père
les relations sont désastreuses ; il serait trop exigent avec lui, se
comportant en fait plus comme un grand frère sévère que
comme un père, reproduisant ainsi la situation qu’il a lui-même
connue dans sa jeunesse à l’égard de ses frères lors du
départ de son père.

Quant à elle et aux relations avec son fils, elle reconnaît en
avoir assez de ses attitudes de bébé mais en même temps
dit apprécier qu’il reste dans ses jupes.

Schématiquement on peut repérer deux temps dans la psychothérapie
de Patrick (qui se poursuit encore). Un premier temps, pendant les trois premiers
mois environ, où il escamotait la question de la castration: tout lui
était prétexte à démontrer sa supériorité
et à éviter le manque. De n’être pas castré maintenait
une non-reconnaissance du manque dans l’Autre. Mais j’avais remarqué
qu’il opérait assez souvent une répartition entre les objets :
ceux auxquels il ne manquait rien et ceux qui étaient cassés ou
abîmés. Parmi ces objets se retrouvaient des marionnettes. Certaines
se voyaient donc systématiquement rejetées du fait de leur état.

Or vint un second moment où ce qui était abîmé était
susceptible d’une réparation. Une marionnette représentant une
petite fille fut ainsi  » réparée  » : elle avait une
ouverture en plein milieu de son habit que Patrick colmata avec de la pâte
à modeler. A propos de cette réparation, il dit la chose suivante
:  » Elle avait un trou, je l’ai rebouché. »

Il y a ici un acte qui touche au réel de la différence des sexes
: le monde se peuple d’êtres auxquels il manque quelque chose, condition
pour qu’un désir s’articule et se vectorise. Mais cet acte n’est une
construction que dans la mesure où il est adressé et se réalise
sous le regard. La marionnette, objet lié au manque, sert d’appui à
cette construction soutenue par une parole adressée. C’est en elle que
ce réel a pu émergé, à distance et grâce à
une méconnaissance moïque ici déjouée.

– Gisèle, petite fille de 9 ans, a un rapport tout à fait différent
à l’Autre. Cet Autre s’impose à elle dans des hallucinations,
mais tout aussi bien il peut la laisser en plan et c’est l’effondrement. Gisèle
est à sa merci sans grande possibilité de s’y soustraire.

Au sein du groupe-marionnettes de l’hôpital de jour elle confectionne
une marionnette fille qu’elle nomme Mathilde. Au début elle en oubliait
le nom à chaque séance et semblait peu attachée à
elle. Mais peu à peu cette marionnette a pris de l’étoffe subjective
pourrait-on dire et Gisèle s’est mise à la faire parler derrière
le castelet. Un personnage tenait sa place qui se laissait de moins en moins
imposer ses répliques par les autres et pouvait parler en son nom.

Fabriquer une marionnette a consisté pour Gisèle à faire
du Un là où il n’y avait que de la fusion, cet objet-reflet venant
donner une consistance moïque soutenue par une nomination25. Faute de prendre
appui sur la métaphore paternelle pour mettre à distance la jouissance
de l’Autre, elle a consenti à l’offre qui lui a été faite
de construire un cadre à cette jouissance. Mais ce qui a valu pour elle
ne peut pas convenir à tout psychotique dans sa tâche d’élaboration
d’un cadre pour la jouissance. Aucune prescription n’est de mise qui renverrait
à une éthique du bien. C’est plutôt à soutenir ce
dans quoi le sujet s’engage qu’il convient de s’orienter.