La main : de l'objet au symbole
18 juin 2004

-

MORIN Catherine
Textes
Pratique de la psychanalyse

Pour le neurologue, le rhumatologue, le chirurgien orthopédiste ou le rééducateur, la main est d’abord l’organe de la préhension. Est-ce pourtant de cet organe qu’il s’agit quand tout un chacun parle de la main, de sa ou de ses mains ?

Un critique d’art, Henri Focillon, a pu, dans La vie des formes faire l’éloge de la main: « La main est action : elle prend, elle crée et parfois on dirait qu’ elle pense. Au repos ce n’est pas un outil sans âme, abandonné sur la table ou pendant le long du corps: l’habitude l’action et la volonté méditent en elle et il ne faut pas un long exercice pour deviner ce qu’elle va faire ».

Deux patients hémiplégiques parlent de leur main paralysée en des termes moins sublimes :

« Je tripote ça », dit Mme D., en malaxant sa main droite inerte. Après avoir fait son autoportrait, M. Z. réagit violemment lorsque je dessine la main droite qu’il a omise… :

« Je suis », dit-il, « pour quelque chose de propre; ainsi je n’aurais jamais pensé à parler d’attributs sexuels à propos de ce que vous venez de dessiner ».

La main, organe si utile, serait elle donc aussi un objet innommable (« ça »), un « attribut sexuel », un organe pensant ? Existe-t-il une logique qui rende compte de l’hétérogénéité de ces divers discours sur la main ?

Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur des références elles-mêmes hétérogènes, provenant d’une part de l’oeuvre d’Heidegger, où la main comme symbole est très présente (voir l’article de Courtine intitulé donner/prendre la main dans son ouvrage Heidegger et la phénoménologie), d’autre part des travaux de Winnicott et de Lacan.

En effet, Lacan (1962) a systématisé sous le terme d’objet a les rapports entre ce qu’est le manque pour tout individu et certaines parties du corps privilégiées.

Lorsqu’il développe la notion d’objet transitionnel, Winnicott se dit « probablement influencé par Lacan » et fait de la relation à un objet corporel, dont le pouce est le premier avatar (Lacan, 1967) l’origine des activités humaines réputées intellectuelles et « supérieures ».

Heidegger et l’utilisabilité (Zuhandenheit)

Si Heidegger après d’autres philosophes s’interroge sur l’être de l’homme, il reformule la question de façon particulière.

Il faut pour lui se demander : qu’est ce que pour l’homme être dans le monde ? Qu’est-ce que cela implique pour la perception, la connaissance le monde, la pensée? Or, ces préoccupations philosophiques l’amènent à parler, explicitement ou implicitement, de la main.

Ainsi, dans Etre et temps (Heidegger, 1986) écrit-il : « le genre le plus répandu du commerce n’est pas le connaître réduit à la seule perception, c’est la préoccupation qui utilise en exerçant une activité et qui est douée d’une ‘ connaissance ‘ à elle ».

Ceci le conduit à distinguer deux modes sous lesquels le monde existe pour le sujet humain : celui de « l’utilisabilité » et celui du « être là-devant ». Or les mots allemands qu’il utilise pour ces deux états ont pour racine le mot hand (main) : l’ être là-devant est la traduction française de vorhandenheit, (mot à mot, l’être devant la main), « l’utilisabilité » celle de zuhandenheit c’est-à-dire la caractéristique de ce qui est « à notre main », maniable, manipulable dans tous les sens y compris les plus abstraits.

Le monde de l’utilisabilité est celui qui est mis en forme par l’usage que l’homme sait pouvoir en faire et ceci va de la manipulation la plus concrète à la référence la plus abstraite. Par exemple, le soleil fait partie du monde « utilisable » dans le sens où les cycles de sa présence règlent les activités sociales. En d’autres termes, le monde « utilisable » est celui qui est défini par le discours, la parole.

Le monde tel qu’il est ou serait hors de nos préoccupations d’ utilisabilité, hors du langage, Heidegger le nomme monde « qui est là-devant ».

Dans l’angoisse, précise aussi Heidegger, nous nous sentons étrangers au monde, celui-ci nous apparaît comme non maniable c’est -à- dire indépendant de toute maniabilité, de toute pensée.

Maniement et pensée sont ainsi pour lui intrinsèquement liés. Dans « qu’appelle t-on penser? » (1999), Heidegger affirme ainsi : « Mais l’être de la main ne se laisse jamais déterminer comme un organe corporel de préhension, ni éclairer à partir de là. (…) Le singe par exemple possède des organes de préhension, mais il ne possède pas de main. Seul un être qui parle, c’est-à-dire pense, peut avoir une main et accomplir dans un maniement le travail de la main ».

Winnicott : l’objet transitionnel, l’utilisation de l’objet, et la pensée.

Dans un article intitulé « L’utilisation de l’objet » (1975), Winnicott traite du processus qui conduit de la « relation aux objets subjectifs » jusqu’au domaine de l’utilisation de l’objet.

Par « objets subjectifs », il entend les objets en tant qu’ils sont primitivement simple émanation, projection des attentes ou des besoins du petit enfant, et il caractérise la relation à ces objets non individualisés, non séparés du sujet comme « refermée sur elle-même ».

L’utilisation suppose pour lui que l’objet soit devenu une « chose en soi ». « L’utilisation » écrit-il « ne peut être décrite que si on accepte l’existence indépendante de l’objet tout comme sa propriété d’avoir été là constamment ». Winnicott s’intéresse donc au processus par lequel les objets du monde en viennent pour chaque individu à acquérir concrètement une existence.

Les premiers « objets subjectifs » sont évidemment ceux qui lient le corps de la mère à celui de l’enfant (le sein maternel en étant l’exemple type). Que les objets du monde acquièrent une existence de « chose en soi » suppose donc la séparation d’avec la mère.

L’apport de Winnicott est d’avoir décrit les « objets et phénomènes transitionnels » qui sont impliqués dans cette séparation et la permettent.

Or ces phénomènes transitionnels concernent la bouche et aussi la main : l’objet transitionnel est un objet (Winnicott, 1975) auquel l’enfant s’attache transitoirement pour maintenir le lien à la mère absente ; des objets très divers peuvent être ainsi élus (« bout de tissu qu’il suce ou ne suce pas vraiment, couches, mouchoirs », comme aussi bien « une séquence vocale »…) mais le premier de ces objets transitionnels est le pouce.

Le destin de cet attachement est de disparaître, pour être remplacé par d’autres intérêts. « Cet objet transitionnel n’est pas tant oublié que « relégué dans les limbes ». S’il perd sa signification, c’est que les phénomènes transitionnels deviennent diffus et se répandent dans la zone intermédiaire qui se situe entre la réalité psychique interne et le monde externe tel qu’il est perçu par deux personnes en commun. Autrement, dit, il se répandent dans le domaine culturel tout entier ». « On peut penser » écrit Winnicott « que la pensée ou la fantasmatisation acquièrent un lien avec ces expériences fonctionnelles ».

Ainsi, pour Winnicott le pouce qu’on suce est l’ancêtre de la pensée.

Enfin, comme Heidegger, Winnicott parle de l’angoisse : l’objet transitionnel est pour lui une défense contre l’angoisse de type dépressif.

En d’autres termes, ce qui rend le monde maniable, pensable protège de l’angoisse.

Lacan, l’objet et la perte

Lacan (1962) présente une version plus complexe et surtout plus abstraite du concept d’objet en montrant que c’est le manque, la perte de l’objet qui, séparant les corps de la mère et de l’enfant, humanise l’individu.

C’est l’absence de l’objet corporel primordialement perdu (dont l’objet transitionnel est un des avatars) et non pas sa présence qui nous permettent de nous orienter dans le monde, d’y reconnaître des objets « neutres », utilisables, nommables.

Du point de vue qui nous occupe ici, on pourrait dire que la maniabilité du monde tient à la perte de l’objet main -bouche, à la perte de la main comme objet.

Par cette perte, la main et la bouche deviennent symboliques, la bouche peut servir à parler, à mettre en relation, l’individu peut penser, et le monde devenir maniable. Si cet objet corporel, au lieu d’être absent, « dans les limbes », fait mine d’apparaître dans la réalité, il suscite une impression d’étrangeté (l’inquiétante étrangeté de Freud), il inquiète, il fait horreur. C’est ce qui se passe quand le corps apparaît soudain comme réel. C’est, par exemple, ce qui dans la profession médicale fait horreur à ceux qui se demandent comment nous pouvons « voir tout ça  » (1).

La main, symbole de la puissance et de la perte

Si la main n’est pas un organe, mais est symbolique, c’est parce qu’elle a eu et perdu sa qualité d’objet.

Le discours de M. Z (cf. supra) attribue à la main des connexions sexuelles, sur le mode de ce qui est honteux. Mais la main est aussi liée à une représentation non pas honteuse mais sacrée de la sexualité : elle représente la puissance de la génération, la capacité à créer de la vie. Ce double aspect se comprend logiquement à partir des rapports entre objet et phallus dont Stéphane Thibierge donne une présentation détaillée dans le chapitre 3 son livre L’image spéculaire et le double.

Du point de vue psychanalytique, le phallus symbolise la différence des sexes. Il est certes l’image du sexe érigé, mais c’est aussi, le symbole de ce qui peut manquer (voir le texte « La signification du phallus » dans les Écrits de Lacan). Si l’objet réel est perdu, sa perte est ainsi représentée par un signifiant, le phallus qui est à la fois une image de la puissance et le symbole de la perte.

Le signifiant main, se range bien dans la catégorie phallique: la main est célébrée comme cette chose magnifique qui, avec la station debout, « érigée », différencie l’homme des animaux. Mais dans le même temps, perdue comme objet pour chacun, elle est aussi manque et défaut.

Mon travail de neurologue avec des patients hémiplégiques en cours de rééducation, patients chez qui le fonctionnement réel de la main est perdu, m’a permis de rencontrer ces différents aspects de la main. Les divers modes de « représentation » de la main seront développés ici à partir des paroles et des autoportraits de sujets sains, de patients hémiplégiques sans troubles de l’image du corps, de patients hémiplégiques présentant de tels troubles. C’est pour les commodités de l’exposé que cette clinique semble venir illustrer la théorie lacanienne.

Ceci ne saurait faire oublier que c’est mon expérience d’analysante qui m’a permis d’écouter les patients, et que c’est aussi bien le dialogue avec eux qui a guidé ma lecture des écrits théoriques ou littéraires.