La lettre dans l'inconscient
09 septembre 2002

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DARMON Marc
Textes
Concepts psychanalytiques



Pour éprouver l’instance de la lettre dans l’inconscient, il suffit d’examiner ces menus événements qui constituent ce que Freud appelait : "La psychopathologie de la vie quotidienne". Considérons l’exemple personnel suivant : je fus convié à dîner par un ami architecte auquel je venais de demander de diriger certains travaux et dont j’attendais avec impatience la transmission d’un devis. Cet ami me demanda de ne pas aborder ces questions professionnelles au cours de cette soirée. La conversation animée porta à un moment, je ne sais trop pourquoi, sur le problème de la corruption dans certains pays, et je me lançai alors dans la relation d’une aventure récente où une fâcheuse histoire de passeport fut promptement résolue avec quelques dollars discrètement remis à un chef douanier, pour obtenir le visa dans des circonstances plutôt comiques. C’est alors que je commis un lapsus et c’est le mot "devis" qui s’imposa avec insistance à la place du mot "visa". Au lapsus succéda un trou de mémoire et l’oubli du mot "visa" persista jusqu’au moment où un autre convive me le souffla.

Le lapsus et cet oubli de mot vérifient les conditions décrites par Freud pour expliquer la formation de ces symptômes. La première condition est un refoulement récent, ici l’interdiction dans la conversation de parler de notre affaire et donc du "devis". La seconde condition est ce que Freud appelle une association extérieure entre l’élément refoulé et le nouveau, avec ou non des relations internes, c’est-à-dire au niveau du contenu. Par relation interne facultative, Freud entendait une association au niveau du sens, mais l’association extérieure concerne la matérialité littérale des éléments associés, ici entre le mot "visa" qui était oublié et le mot "devis" réprimé.

Dans cet exemple, c’est le mot "devis" passé dans les dessous, plutôt que refoulé, qui fait retour, mais employé à la place d’un autre. Le mot "visa" est-il lui-même refoulé ? Non, il est oublié. A la limite nous pouvons dire que les trois lettres v, i, s (en tant que lettre muette) sont présentes dans le mot de substitution, mais que seule la lettre a demeure véritablement refoulée.

Sans entrer dans les détails des circonstances surdéterminant ce petit symptôme et qui sont banales lorsque relations d’amitié et relations professionnelles sont intriquées, le symptôme se produit dans un lien analogue à un transfert et l’élément refoulé, la lettre a, vise l’objet du désir en question ici, soit par métonymie l’argent, les devises.

Il me faut donc admettre qu’à mon insu tout un jeu de substitution littérale s’est effectué dans l’inconscient entre "devis" et "visa" produisant lapsus et oubli de mot. C’est une loi générale du fonctionnement inconscient, des assemblages de lettres se trouvent défaits et recomposés selon des règles de voisinage, parfois produisant des sortes d’anagrammes très complexes.

L’unité d’assemblage n’est pas forcément le mot ou la syllabe, il peut s’agir d’échange entre un mot et un bout de phrase à l’image des rimes composées de Mallarmé : ce l’est / bracelet, s’y lance / silence.

Le meilleur exemple de ce travail de l’inconscient est montré par Freud à l’occasion de l’analyse de l’oubli du nom Signorelli. Le nom oublié est décomposé en syllabes voire en lettres et recomposé dans les noms de substitution.

Ce caractère littéral du travail de l’inconscient a fait dire à Lacan à propos du lapsus, qu’il n’y avait pas de lapsus linguae mais que des lapsus calami.

Le rêve nous montre autrement le statut de la lettre dans l’inconscient. Les images du rêve sont à traiter dans l’interprétation à la manière d’un rébus, c’est-à-dire littéralement. Elles sont voisines à ce titre des hiéroglyphes égyptiens ou des caractères chinois, l’image d’un oiseau, un corbeau par exemple pourra être lu "corps beau".

Dans le rêve les images sont des représentations du mot au même titre qu’un mot écrit. Par exemple un homme fait le rêve suivant : il est à l’église, il se marie avec sa tante. La tante réelle de cet homme n’a bien sûr ici aucune importance, elle vient juste représenter le mot "tante" dans ce rêve de compromis chez un sujet troublé par ses désirs homosexuels.

Le caractère littéral de l’inconscient facilement démontrable dans les lapsus, oublis, actes manqués, rêves et mots d’esprit n’est pas moins déterminant dans les symptômes névrotiques ou autres. Prenons par exemple ce jeune homme dont parle Freud dans un article "Fétichisme". Pour ce sujet une certaine "brillance sur le nez" qu’il était d’ailleurs le seul à percevoir était la condition fétichiste de son choix d’objet. L’élucidation de ce symptôme énigmatique se trouve dans le fait que ce sujet avait été élevé en Angleterre avant d’aller en Allemagne où il oublia presque complètement sa langue maternelle. "Le fétiche, nous dit Freud, issu des premiers temps de l’enfance n’était pas à lire en allemand, mais en anglais". Tout repose sur la lecture du mot "Glanz" qui en allemand signifie "brillance" alors que "glance" en anglais signifie "regard". Ainsi la "brillance du nez" était à vrai dire "un regard jeté sur le nez", le nez comme substitut du phallus maternel dont le fétichiste dénie l’absence. Le signifiant "glance" coupé de sa signification tombe dans l’inconscient comme un mot écrit dans une langue étrangère. Ici le passage d’une langue à l’autre produit ce curieux fétiche comme la lecture d’un "faux ami".

Ce symptôme illustre bien cette phrase de Lacan sur la lettre comme "littoral entre jouissance et savoir". Il existe dans le savoir inconscient un trou, une mise en abîme, c’est le lieu de la jouissance, ici indiqué par l’absence du phallus maternel. La lettre, "glance" en l’occurrence, vient border ce trou et c’est ce que Lacan désigne d’une lettre a, l’objet du désir.

Pour faire image il faut distinguer d’une part le Ça, le fleuve du langage excepté le "je", l’ensemble des signifiants et la structure grammaticale qui participe à la signification, et d’autre part les alluvions qui se déposent, l’inconscient, lieu des représentations de chose, assemblages de lettres, en fin de compte non-sens radical, mais bordant le lieu de la jouissance et déterminant le désir.

L’inconscient est donc avant tout ce qui se lit. "Ce dont il s’agit dans le discours analytique, c’est toujours ceci — à ce qui s’énonce de signifiant vous donnez une autre lecture que ce qu’il signifie" dit Lacan dans le séminaire Encore.

Le psychanalyste lit autrement ce que dit l’analysant. Mais si c’est dans le dire que l’inconscient est à lire, Lacan en tire la conséquence qu’un écrit lui n’est pas à lire. Un écrit efface par sa nature propre cette dimension du dire, du désir, de l’inconscient et donc de ce qui se lit. C’est pourquoi en apparence de façon paradoxale, Lacan dont la tâche était de parler de l’inconscient rendait ses écrits si difficiles à lire.