LA HAINE, ENCORE ?
01 février 2023

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MORALI Marc
Notes de lecture
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LA HAINE, ENCORE ?

« Le Discours de la Science a des conséquences irrespirables pour ce que l’on appelle l’Humanité. La psychanalyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi l’on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de Jouissance du parler pour que l’histoire continue ». Jacques Lacan à Rome, 1974 in La troisième.

L’irrespirable, nous y sommes ! et il faut reconnaitre que ce constat nous engage aujourd’hui bien au-delà du discours de la science !

Certes, la chose n’est pas nouvelle : le siècle dernier reste marqué par une explosion de haine aboutissant à la tentative d’effacer, par l’extermination, la dette envers tous ceux qui présentifiaient l’origine des croyances antécédentes. Brecht déjà, bien avant Lacan, nous avait averti : la bête immonde n’est pas morte, et pour cause, elle sommeille en chacun de nous, à la racine de notre être. L’impossible se déguise en interdit, ce qui crée la transgression, comme il est écrit : « Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur ». (Lévitique 19/17).

Aujourd’hui, la haine explose aux quatre coins du monde, se démarquant des mécanismes connus du malaise ordinaire dans la civilisation et des vicissitudes habituelles de la démocratie et de la science, conditions essentielles, selon Lacan, d’apparition de la psychanalyse. Ceci souligne la relation étroite aperçue par Freud entre la psychanalyse et le champ du politique : ce qui menace la démocratie, déjà pour Aristote, relève de l’exacerbation des passions et l’invention de la démocratie se fait par l’exportation de la haine en dehors de la cité, faisant ainsi taire le ressentiment. C’est en cela que le psychanalyste est concerné, dans sa pratique mais au-delà : par ce qui vient modifier notre rapport à la parole, à la constitution du semblant, à la singularité d’un lien social au Un par Un, en reconnaissant l’impossible rapport entre les mots et LA Chose.

Il s’agit moins de guerres actuelles que des pseudos discours qui les justifient, par le refus de tout référent autre, par des paroles clivantes d’autant plus efficaces qu’elles circulent, anonymes, sans que quelqu’un en endosse la responsabilité, dans ce que nous devrions appeler réseaux asociaux sauf à être contraint d’accepter que, dans ces espaces virtuels, la haine comme logique de l’exclusion fait lien social. Pensons également à cette étrange exigence de choisir le savoir auquel adhérer : il doit être confortable certes, mais il s’agit surtout refuser qu’un savoir, fut-il organisé par la science et garanti par l’expérience, puisse faire effraction dans un monde horizontal qui, au moment de la mondialisation, paradoxalement, se rétrécit comme peau de chagrin. Tous pareils dans la solitude !

La haine est le nom générique de manifestations différentes : Brutale et violente dans la passion, traumatique dans le jaillissement de La Chose, silencieuse dans la pulsion de mort et dans ses effets de désintrication pulsionnelle, la haine se déguise en hainamoration, prétendant faire couple avec l’amour dans un de ces effets de miroir dont Freud est coutumier. Parfois même, elle semble se civiliser en empruntant le visage de la courtoisie, de l’oblativité, ou de la condescendance… Agressivité, destrudo, ou encore puissance dispersante de la bile noire, défiance quasi paranoïaque devant l’altérité non accessible au refoulement, la haine est néanmoins à la racine de la constitution du parlêtre. Lacan précise dans le séminaire Encore qu’il convient de distinguer deux formes de haine : une haine érotisée, mais également ce qu’il nomme haine primitive qui renvoie au premier schéma de la constitution du Moi primitif.

Ces quelques remarques constituent une esquisse de ce qui, nous l’espérons, trouvera son développement dans le numéro à venir de notre revue : Que dire de la haine actuelle qui aujourd’hui se déploie dans un rejet du langage et du sexuel ?

N’est-elle qu’un prolongement des mécanismes repérés dans le champ social et dans la clinique en 2002 par Charles Melman, ouvrant à l’hypothèse d’une nouvelle économie psychique ? Faut-il y voir une torsion supplémentaire, le déchainement — la désintrication comme le disait Freud — de la haine de soi, c’est-à-dire l’exacerbation d’une contradiction interne au parlêtre, un côté de lui-même repoussant l’autre, que nous pourrions nommer une « passion du Réel » ?

Si tel est le cas, sommes-nous condamnés à une exclusion de plus en plus large, qui visera tout autant le sujet en l’Autre — de nouveaux génocides sont inévitables ­— que le sujet en soi — à savoir l’autodestruction ? Le poumon d’acier au UN par UN comme sinthome­ peut-il encore faire symptôme dans le champ social ? Ou pour le dire autrement, quelle valeur accorder aujourd’hui à l’affirmation de Lacan : l’inconscient, c’est le politique ?

Marc Morali, pour le comité de rédaction, le 19 janvier 2023

Argument du n° 24 de la Revue lacanienne