Je vous propose d’entendre cet aujourd’hui de la formation des psychanalystes à partir de trois axes que je vais esquisser rapidement.
1) Tout d’abord, par rapport à l’histoire du mouvement analytique, « cet aujourd’hui » oblige à tenir compte de l’échec de la passe et des conséquences de cet échec.
Je vais commencer donc par citer Lacan dans le texte de clôture des journées de l’Ecole Freudienne de Paris consacrées à la transmission de la psychanalyse et qui date de juillet 1978 où il constate cet échec :
« Tel que maintenant j’arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il soit forcé – de réinventer la psychanalyse.
Si j’ai dit à Lille que la passe m’avait déçu, c’est bien pour ça, pour le fait qu’il faille que chaque psychanalyste réinvente – d’après ce qu’il a réussi à retirer du fait d’avoir été un temps psychanalysant – que chaque psychanalyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer »
Ce qui m’intéresse dans cette citation c’est d’avantage l’accent mis par Lacan sur la responsabilité accrue du psychanalyste que l’échec d’un dispositif. Cette responsabilité accrue me permet de mieux préciser mon propos:si nous sommes les uns et les autres forcés à réinventer la façon dont la psychanalyse peut durer – et cela est un enjeu fondamental, il en va de la survie de notre discipline et de notre pratique – nous nous devons de nous poser la question de savoir comment cette réinvention se pose aujourd’hui et bien évidemment si les conditions de cette réinvention sont les mêmes partout. Dimension forcément politique de la psychanalyse.
Je vais déplacer, et même délocaliser la question. Il s’agit d’un détour nécessaire, car il n’y a pas d’autre chemin que ce détour dit. Est-ce qu’un analyste qui travaille à Paris, ou à Recife, ou à Bruxelles, se trouve dans les mêmes conditions pour réinventer la psychanalyse ? Les mêmes conditions pour la faire durer ? Il peut avoir les mêmes outils qui sont ceux que Freud et Lacan nous ont légués, mais j’insiste, se trouve-t-il dans les mêmes conditions? Y compris pour soutenir son désir d’analyste ?Pour s’autoriser et assumer la responsabilité de son acte ?
La formation de l’analyste est certes censée être « garantie » (et je laisse pour la discussion les modalités de cette garantie) par les institutions analytiques mais cela n’empêche qu’elle soit aussi tributaire du lien social qui organise telle ou telle culture.
Dans un texte de 57, La psychanalyse et son enseignement, Lacan écrit ceci :
« Tout retour à Freud qui donne matière à un enseignement digne de ce nom, ne se produira que par la voie, par où la vérité la plus cachée se manifeste dans les révolutions de la culture. Cette voie est la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style ».
Reprenons le fil : Il n’y a pas d’universel dans ce domaine. On ne forme pas des analystes de la même façon au Brésil, en France ou au Maroc. Le polythéisme, la laïcité, le monothéisme ne témoignent pas de la même position du Un dans la culture – par exemple – et cela a des effets certains pour la pratique et la transmission de la psychanalyse.
Il faudrait évoquer ici les rapports de la transmission et de l’institution car comme vous savez cette question de l’institution psychanalytique n’a pas non plus la même presse ni le même fonctionnement partout. Nous savons que nombre de collègues pensent par exemple pouvoir s’en passer. Nous pouvons aussi nous demander comment fonctionne une institution analytique dans un lien social où la question de l’institution n’est pas institué pas exemple ? Est-ce qu’il faut un coup de force ? De quel ordre ? Est-ce que ça passe par instituer l’Unstitution ? Vous voyez là, encore une fois, le type d’embarras qui peut se poser car l’institution analytique n’est pas vouée à instituer le Un mais plutôt à faire valoir le trou. « L’institution est plutôt un trou» nous disait Lacan. Mais nous ne sommes pas sans savoir par ailleurs ce que fait le quotidien de notre pratique: il y a plusieurs façons de rien vouloir en savoir et plusieurs façons de venir border ou obturer ce trou.
Au delà de l’échec de la passe, et si on suit Lacan jusqu’au bout, la question plus radicale alors, serait celle de savoir si aujourd’hui nous pouvons nous donner les moyens de faire fonctionner une institution psychanalytique comme un nœud borroméen à 3 ronds ou si le nœud borroméen à 4 ronds sera toujours la seule possibilité. Pourquoi évoquer ces questions qui fâchent ? Parce que cela a des conséquences sur la façon de faire École et donc évidemment sur la formation des psychanalystes et sa garantie, il va sans dire.
2) Nous ne pouvons pas aborder la question de la formation des psychanalystes aujourd’hui sans évoquer la situation de la psychanalyse dans la cité.
Quelle est-elle ? Prenons juste le biais du débat actuel sur l’autisme qui est la pointe de l’iceberg d’un biologisme ambiant mais qui est un débat qui se répand actuellement partout dans le champ de la psychopathologie et ailleurs.
Il faut savoir néanmoins que même si le discours officiel et scientiste jette la psychanalyse aux orties publiquement, en suivant les recommandations de la Haute Autorité de Santé, cela n’est pas sans créer quand même un embarras, car le Conseil d’État sollicité par voie juridique par notre association réserve, depuis un an déjà, sa réponse sur notre demande de retrait de la dite recommandation.
Vous me direz : est-ce nouveau ? Depuis Freud la psychanalyse porte la peste. Mais peut-être ce qui est nouveau c’est que nous vivons dans une époque où les traitements contre la peste sont de plus en plus efficaces.
Mais je pourrais poser la question autrement et d’une façon plus vive : Qui veut encore être psychanalyste aujourd’hui ? Qui veut encore parier sur une cure par la parole ? La psychiatrie a perdu ses lettres de noblesse cliniques et se retourne de plus en plus, malgré quelques résistances remarquables, vers le DSM. La psychologie semble vouée à un mariage de raison avec la neurobiologie. Dans ce contexte, qui veut encore prendre en compte la dimension du discours ? Qui veut encore se coltiner le réel de la clinique ? Qui veut encore répondre d’un transfert ? Qui prend encore le risque de soutenir ce discours dans la cité ?
Le paradoxe c’est qu’il en a, malgré tout. On peut légitimement se demander pourquoi. On peut penser que malgré la difficulté à se faire entendre dans la cité, le discours psychanalytique avec les « outils » qui sont les siens permet de lire les tourments de la subjectivité contemporaine mais aussi d’y proposer quelques réponses si on accepte de prendre en compte les déplacements du réel à l’œuvre.
Faut-il avancer pour autant que la psychanalyse serait un dernier humanisme ? Comment le comprendre ? Dans un moment sociétal où la tendance est à l’effacement de l’impossible, la psychanalyse resterait- elle le seul domaine où le réel en tant qu’impossible a encore droit de cité ? Cela humanise, bien sûr ! Mais encore faut-il le faire valoir.
3) Comment penser la formation des analystes suite aux déplacements du réel à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines ?
La transmission de la psychanalyse, la formation des psychanalystes et les institutions analytiques elles-mêmes, n’échappent pas aux mutations du lien social contemporain. Dans ce lien social de plus en plus marqué par le libéralisme économique et par le scientisme ambiant on peut se poser la question de savoir par où passe la formation de l’analyste ?
Par quel chemin soutenir l’hypothèse du sujet de l’inconscient ? Quels types de résistances le discours analytique peut-il susciter à tel ou tel moment ? Sont-elles les mêmes ? Quels effets pour l’enseignement de la psychanalyse, pour sa transmission ?
Si nous savons qu’aujourd’hui en France c’est à une pseudo scientificité que nous devons les attaques les plus féroces à notre discipline comme la polémique soulevée autour du traitement de l’autisme encore une fois nous le démontre, au Brésil, par exemple, c’est du champ du religieux que les résistances sont les plus offensives. Pour vous donner une idée, c’est aux députés de l’Igreja Universal do Reino de Deus (une église pentecôtiste) que nous devons un projet de loi de réglementation de la pratique analytique. Car il faut le savoir, les offres de formation psychanalytique émanant des églises évangélistes sont très nombreuses. Pourquoi un tel intérêt de la part de ces églises pour le champ analytique ? Pour esquisser une réponse il faut reprendre l’hypothèse de la psychanalyse comme un lieu de résistance d’un type nouveau : il s’agirait alors pour ces églises de venir déloger le réel là où il a encore fonction d’impossible.
Que dire aujourd’hui du rapport au texte, à l’image et au corps ? Quid de la fonction de la lecture dans la formation des analystes ? Pour être psychanalyste il faut savoir lire : les textes fondateurs, son propre symptôme dans la cure, la parole du patient. Fonction de la lettre dans l’inconscient nous disait Lacan. Fonction du Collège à l’ALI : apprendre à lire. Apprendre à lire Freud et Lacan, apprendre à lire ce que la parole a de l’écrit, apprendre à lire la lettre, apprendre à lire l’inconscient.
Je vais rapidement conclure par un mot de Lacan dans « La Troisième ». Il nous met en garde : « Le piquant dans tout ça, c’est que ce soit le réel dont dépende l’analyste dans les années qui viennent et pas le contraire. Ce n’est pas du tout de l’analyste que dépend l’avènement du réel. L’analyste, lui, a pour mission de le contrer. Malgré tout, le réel pourrait bien prendre le mors aux dents, surtout depuis qu’il a l’appui du discours scientifique ». C’est un texte de 74, d’il y a 40 ans donc. Je crois que nous pouvons dire que le futur est déjà là. Parlons au présent : comment former les analystes quand le réel prend les mors aux dents? En avons-nous pris parfaitement la mesure ?