La fonction phallique est-elle toujours opératoire ?
22 mai 2025

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Yorgos DIMITRIADIS
Textes

Introduction

 

L’évolution rapide de mœurs sexuels que nous constatons tient surement aux remaniements de la vie sociale, aux métamorphoses de la famille, de la parenté et des rapports de « genre ». Ce dernier terme, émane du discours sociologique et selon Eric Marty aspire, à remplir une fonction de rupture car elle propose une rationalité et un savoir nouveau comme l’a pu le faire à son époque le signifiant marxiste « prolétaire ». Le « genre » dont la malléable à souhait est fréquemment revendiquée, succède à la montée en puissance de la liberté individuelle quant aux choix amoureux mais aussi à l’identité personnelle. Anthony Giddens s’interrogeait, déjà en 1992, sur la fantastique transformation de ces choix qui a fait d’un domaine strictement privé et caché, sur lequel s’exerçait le contrôle disciplinaire et répressif de la société, une affaire publique. Car, disait-il, « le sexe s’expose, s’exhibe et l’intimité a envahi le champ social […] Chacun recherche dans la rencontre de l’autre (parfois en série) la réalisation d’un projet de vie et d’une invention de soi. Le sexe est devenu ainsi affaire de choix personnel au sein des sociétés réflexives où les identités sont successives, plurielles et flexibles ».

 

Une trentaine d’année plus tard, Gilles Lipovetsky s’interroge sur le virement de la libération du choix sexuel de l’époque post 1968 – où la parole et les corps se libèrent au nom du droit à la différence at aux sexualités alternatives parmi lesquelles la pédophilie trouvait sa place à côté de l’homosexualité, de la zoophilie, de l’inceste – vers le punitivisme de notre époque contre la sexualité adulte prédatrice. Lipovetsky considère ce virement comme écho de la modification du regard social porté sur l’enfance « enclenché à partir des années 1970 et qui a fait advenir pour la première fois une société pédocentrée […] qui se traduit par une multitude de comportements ayant en commun l’obsession parentale pour la pleine réalisation subjective et affective de leur progéniture. Le sacre de l’authenticité porte deux logiques contraires : une revendication infinie de droits subjectifs à l’autonomie en même temps qu’une intensification des mesures de protection des victimes ».

 

Ces deux types d’évolution de mœurs se joignent, pourtant, au point de croisement qui valorise les droits individuels. Et, par là même, elles coïncident avec l’essor de la volonté de se façonner selon son propre choix, comme cela se passe avec les revendications identitaires actuelles, notamment en rapport avec l’identité sexuée. Ces revendications sont plus en rapport avec l’identité sexuée qu’avec le choix d’objet sexuel. Se dire « asexuée » est un exemple qui me parait éloquent quant à ce type de plasticité.Dans ce même contexte, la psychanalyse se voit accusée de binarisme et de phallocentrisme quoique cette dernière accusation date déjà du débat autour du primat de phallus des années 30’. Récemment l’imputation de phallocratie n’est plus tellement issue d’une critique psychanalytique féministe classique (différentialiste) telle qu’on pourrait la trouver avec le « speculum » de Lucie Irigaray et avec la « fonction génésique » d’Antoinette Fouque.   L’hégémonisme phallique est dénoncé au nom d’une caducité de l’organe pénien en tant que support imaginaire de près ou de loin du Phallus et le dit « phallus lesbien » est, peut-être, la forme la plus concrète, au niveau de cette rhétorique, pour dénoncer cet « ascendant » masculin. En effet, ce « phallus lesbien » prend dans la théorie de Butler cette place, de phallus imaginaire : activé à volonté, de manière performative ; ce qui n’est absolument pas le cas de son, si j’ose dire, archétype – qui subit de plein fouet les effets du langage.

 

Les psychanalystes sont, ainsi, actuellement interpellés pour s’interroger sur leurs concepts fondamentaux et notamment sur le Phallus, la fonction phallique et la différence des sexes.

 

Mais, profitons de cette interpellation pour s’interroger sur ces concepts.

 

 

La fin de la domination masculine et la dissymétrie

 

Si la famille nucléaire a pu, pendant longtemps, faire la jonction entre la sexualité et la transmission, son déclin vient nécessairement interroger la place de cette jonction, laquelle, de nécessaire devient de plus en plus contingente.  Ce déclin coïncide, et pour cause, avec le déclin du patriarcat. Pour Marcel Gauchet, dans son article la fin de la domination masculine, la domination des femmes par les hommes est en lien intime avec les religions : la domination de dieux. La religion venait donner une explication à l’invisible que la dimension du langage introduit pour l’humain. L’invisible était aussi bien ce qui pouvait donner âme au corps, forme au Phallus, pouvoir d’enfantement aux femmes, transmission d’une génération à l’autre à travers la culture, au-delà de la nature. L’invisible est ce qui fait aussi que nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes, que nous avons un inconscient, source aussi de transmission. La religion est devenue, à l’ère des monothéismes, de plus en plus patro-centrée et s’est perpétué en tant qu’organisatrice de la transmission culturelle pendant plusieurs millénaires et jusqu’au début de la fin du patriarcat (du moins dans une partie du monde) durant les années ’70. La différence sexuelle était ainsi, pour cet auteur, nécessaire dans ce dispositif, car elle mettait l’institution familiale à son centre en tant que moyen de transmission à travers des pratiques sexuelles bien cadrées, afin de servir à la reproduction. Mais rien ne permet d’affirmer, qu’actuellement, où ce ne sont plus les religions mais, comme le dit encore Gauchet, le politique qui régit notre vie en société, que la différence sexuelle reste la pierre angulaire de la société.

 

Dans notre société individualiste, la différence, et – même au-delà – la dissymétrie, ont tendance à être récusées à tous les niveaux y compris la sexualité et la parentalité au profit d’une fluidité. Selon Maurice Godelier « l’interdit de l’inceste est défini sous une forme propre à chaque société et entraine l’interdiction des rapports sexuels et de mariage avec des personnes considérées dans cette société comme trop semblables à Ego ». Les règles de parentés articulées par le symbolique cadraient cette dissemblance. Ce symbolique était lié à la fonction paternelle qui avait un caractère universel. De plus, l’empirisme scientifique a changé la donne quant à la place de l’invisible avec l’idée, qui est fausse par ailleurs, qu’on pourrait rendre tout visible, qu’on pourrait tout savoir. Les avancées technoscientifiques avec la contraception, la maitrise de la reproduction par les techniques médicales, l’érection médicalement assistée, les « sex-toys », les traitements de changement de sexe et la libération de la sexualité de la contrainte de la présence de l’autre corps – par le biais de la pornographie et par le sexe virtuel – ont changé aussi notre manière de concevoir la sexualité.

 

Dans son livre « L’homme sans gravité », livre qui date, je le rappelle, de plus de vingt ans, Charles Melman, interviewé par Jean-Pierre Lebrun, parle de manière fort étonnante et prémonitoire à ce propos. Je le cite : « qu’il ait trou de par le langage ne condamne pas forcément la créature à faire que ce trou concerne le sexe…[et] la différence des sexes n’est pas forcément liée à la castration ». Et il se demande si le fait que le signifié soit sexuel est un effet de notre religion, ou un effet de la structure, et ajoute qu’il aurait tendance à dire que c’est un effet de la religion. Et, à la suite de la question de Jean-Pierre Lebrun, à savoir de si Freud a désigné par l’inconscient la manière dont les humains s’arrangent pour transmettre le terreau qui leur est spécifique, il répond « que ceci pourrait n’être qu’une modalité ». Et, il ajoute, que « Lacan de son ‘il n’y a pas de rapport sexuel’ n’en faisait pas une fatalité et qu’il faudrait probablement incriminer le monothéisme dans cette cassure. Cela nous amène à supposer, dit-il, « un temps où la castration n’était pas garante du désir et où le discours n’était pas du semblant, ou il n’y aurait pas eu semblant d’homme, semblant de femme ».

 

Pourquoi le pénis est intrinsèquement lié au signifiant d’exception « Phallus »

 

 

Alors je vais parler de ce temps et du comment le Phallus a pu être considéré comme un signifiant d’exception à partir de l’organe – c’est à dire du pénis – auquel il renvoie de manière pourtant très imparfaite. C’est justement Lacan qui a pu faire une distinction nette entre le signifiant et l’organe. A cet égard, je vais prendre en considération l’absence d’os pénien chez l’homme, car elle peut donner un point de départ pour questionner la valeur du pénis en tant qu’organe qui donne sous sa forme d’érection, gonflé, le phallus.  Alors, presque tous les mammifères à l’exception de « singes araignées » ont un os, de taille variée, qui sert à l’érection du pénis, tandis que pour l’homme le même effet se produit par des moyens seulement hydrauliques.  Il se peut que cela soit la perte de cet os qui a donné l’imaginaire nécessaire pour le mythe de la Genèse selon lequel Eve a été créée par la côte d’Adam. Le substantif en hébreu tzela (tzade, lamed, ayin) a été traduit comme « côte ». Ce mot en hébreu pourrait effectivement signifier la côte au niveau costal. Mais le même mot pourrait être utilisé pour indiquer le support d’une structure. Il est donc possible que cela soit la perte d’un os servant de support au pénis qui a donné l’imaginaire nécessaire pour le mythe de la Genèse, selon lequel Eve a été créée par la côte d’Adam. Je dois cette trouvaille à Gisèle Chaboudez qui a cité un article de Scott Gilbert et Ziony Zevit dans lequel ces auteurs, respectivement biologiste et spécialiste de la littérature biblique, publié dans l’American journal of medical genetics en 2001, ont soutenu qu’il est bien plus probable que c’était l’os pénien d’Adam qui a été enlevé pour créer Eve. D’ailleurs, j’ai fait une petite recherche chronologique et j’ai trouvé que la date d’apparition du langage chez l’humain, et plus précisément le protolangage de l’homo erectus, coïncide avec la date supposée de la disparition de l’os pénien 1,9 millions d’années auparavant. Cela a impliqué probablement un tout autre rapport entre les hommes et les femmes qui avaient à se parler et de manière plus générale à se socialiser dans des cellules comme les familles pour perpétuer l’espèce par une sexualité qui n’était plus saisonnière. Comme le dit Lacan dans Ou pire… : « La détumescence chez le mâle a engendré cet appel de type spéciale qui est le langage articulé, grâce à quoi s’introduit dans ses dimensions la nécessité de parler. C’est là que rejaillit la nécessité logique comme grammaire du discours ». Tout cela pour dire que le langage et le pénis chez l’humain partagent une très longue histoire dans l’imaginaire, le symbolique et le réel que je vais essayer de développer cela par la suite.

 

            L’étymologie du mot « Phallus » en grec vient d’une racine indoeuropéenne qui signifie le gonflement. En latin entre les mots mentula et fascinus – pour pénis et phallus respectivement – il y a la fascination, du mot latin fascinatio, surement du fait de l’enchantement, par l’effet de l’érection. Cet effet implique que l’organe mâle n’est pas égal à lui-même selon les circonstances et, comme Claude Conté et Moustafa Safouan le soulignaient, dans leur article de l’Encyclopeadia  Universalis,  le Phallus  porte l’idée de la négativation, du discontinu et de la mort de l’objet par l’effet du symbolique. On parle d’ailleurs de « petite mort », comme le rappelait Lacan,  pour l’état après l’orgasme : « Cette négativation portant sur le pénis entre à son tour dans le jeu intersubjectif en tant que, intéressant l’image narcissique, elle vient marquer celle-ci d’une absence, d’une incomplétude ; et cette place du manque est seule à pouvoir orienter le désir ».

 

            Le pénis en érection a des capacités récréatives du fait de l’effet de jouissance et procréatives du fait de sa capacité de fécondation. Toutes ces capacités fascinantes renvoient aux particularités du langage, et notamment du fait de sa qualité d’équivoque, d’altérité par rapport à lui-même et de transcendance. Quelques phrases de la Beteundung du Phallus texte que Lacan a écrit en 1958 donne les raisons de cet accent :« Le phallus apparaît bien comme le signifiant privilégié destiné à désigner dans leurs ensemble les effets de signifié – en tant que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant […]. Ce signifiant est choisi comme le plus saillant de ce qu’on peut attraper dans le réel de la copulation sexuelle, comme aussi le plus symbolique au sens littéral (typographique) de ce terme, puisqu’il équivaut à la copule (logique). On peut dire aussi qu’il est aussi par sa turbidité l’image du flux vital en tant qu’il passe dans la génération ».

 

Donc, si le pénis a un fonctionnement si homologue au langage c’est, sans doute, en rapport avec ses capacités de transformation érectile qui est de surcroît jouissive et qui connaît la limite de la détumescence avec la période réfractaire qui la suit.  Jouissance limitée qui renvoie à la jouissance liée au langage que Lacan a nommé, de ce fait, phallique. Le pénis subit aussi des limitations par les effets du langage ; impuissance et éjaculation précoce sont autant d’incidents qui renvoient à l’aspect contingent du réel de cet organe qui n’arrive pas à être dompté. C’est d’une certaine manière la particularité de sa chair, du fait qu’elle subit, plus que d’autres organes, les effets du langage – surtout au moment où il s’agit de tenter de joindre les deux sexes par la copule – que cet organe prend la valeur en tant que signifiant, c’est-à-dire en tant que Phallus, d’être, selon l’expression de Lacan, « le seul réel qui vérifie quoi que ce soit ». Dans l’Étourdit il écrira à ce propos : « Rien n’opère donc que d’équivoque signifiante, soit de l’astuce par quoi l’ab-sens du rapport se tamponnerait au point de suspens de la fonction ».

 

 J’ai parcouru rapidement certains effets symboliques, imaginaires et réels du phallus en mettant l’accent sur l’absence, le manque et la limite.

 

C’est cette limite qui a été attrapée par les religions monothéistes qui l’ont scellée même par une circoncision en tant que marque de la castration symbolique, à savoir sa soumission à l’ordre patriarcal. Les hommes sont, ainsi, appelés à être les serviteurs et l’instrument de Dieu et à participer à sa création, et ils doivent déployer de manière constructive la matière brute dont ils sont les dépositaires.  Ainsi comme le disent Conté et Safouan : « La fonction pénienne et la détumescence soulignent chez l’homme le caractère discontinu et presque séparable de la jouissance sexuelle, et préparent ainsi la voie de l’impact symbolique ». La limite naturelle et l’interdiction se joignent à ce niveau, mais comme on voit par la récupération – historiquement repérable – d’un fait biologique lié à la fois à l’absence de l’os pénien et à une capacité langagière par des signes phonétiques et autres de l’homo erectus. Capacité qui a été propulsée considérablement par les aptitudes syntaxiques de l’homo sapiens, qui ne sont pas sans évoquer, par ailleurs, la copule entre les mots et les propositions logiques. Je rappelle que Lacan clôture son texte sur la signification du Phallus, en disant que « La fonction du signifiant phallique débouche ici sur la relation la plus profonde :  celle par où les Anciens y incarnaient le Νούς  (l’entendement) et le Λόγος». C’est aussi la raison pour laquelle la théorie qu’on a sur le phallus renvoie, de manière peut être mythologique, mais certaine, à la théorie qu’on a sur le langage.

 

Le « Phallus » signifiant d’exception, la fonction phallique et la sexuation

 

Mais posons-nous à nouveau la question : est-ce que la primauté du phallus est un fait de structure ? Ou est-ce que cette primauté a marqué depuis plusieurs millénaires l’humanité du fait du patriarcat ? Ainsi aurait-elle pu être récupérée par l’inconscient, avec la castration, l’imago de la mère phallique, l’envie du pénis et l’Œdipe ainsi que d’autres mythes qui rendent compte de l’intervention d’un tiers dans la relation mère enfant ? On peut, ainsi, s’interroger avec Gisèle Chaboudez : « Est-ce parce que l’inconscient des sujets comporte cette logique que les sociétés l’adoptent ? Est-ce parce qu’il fabrique un signifiant du phallus et du Père qu’elles en ont fait la clé de leurs institutions, de leurs religions, cette logique de l’Un qui élide l’Autre, au long de l’Histoire ? […] À l’inverse, est-ce aussi, voire d’abord, parce qu’il y eut ces sociétés patriarcales, dont la logique inconsciente est devenue aujourd’hui évidente, qu’on en retrouve les ressorts fantasmatiques dans l’inconscient des sujets ? »

 

            Si c’est le cas, que devient la fonction phallique dans les sociétés où le patriarcat est en train de reculer, et quid de la théorie psychanalytique qui voudrait rendre compte des phénomènes qui en découlent ?  La tragédie de l’Œdipe a servi à Freud de mythe pour saisir ses constats cliniques sur le plan de la théorie et sauver, en bon névrosé génial, l’imago du père qui était déjà à son époque en train de décliner, en laissant des traces des névrosés derrière lui. Nous pouvons se demander si le recul – actuellement massif dans certaines « niches écologiques » – du patriarcat aura comme effet l’effondrement de la primauté du Phallus et la transformation de la clinique qui compte, sans doute, moins de névrosés qu’au 20ème siècle, au profit des nouvelles pathologies psychiques. Doit-on réviser, pour autant, nos concepts afin de rendre compte de ces pathologies ? Comment la logique du langage qui, quant à elle, a peut-être des qualités invariantes pourrait nous instruire là-dessus ?

 

Remarquons que Lacan, comme le signale Guy Le Gauffey commence pendant le début des années ’70  à parler de la fonction du Phallus ou de la fonction phallique, tandis que, jusqu’alors, il utilisait plutôt le terme de « signifiant phallique » ou de « signification phallique », et je pense que, par ce changement de nomenclature, il a souhaité se démarquer, encore plus, d’une logique qui risquait de faire entendre une binarité entre avoir et être le Phallus (entre ceux qui l’ont et celles qui le sont ou ceux qui  n’ont pas sans avoir le phallus et celles qui ne sont pas sans l’être, pour les hommes et les femmes respectivement). Le terme de fonction qu’il emprunte surtout à la logique de Frege est, comme le dit Guy Le Gaufey, l’écriture d’un rapport d’éléments appartenant à deux séries disjointes qui correspondent aux deux logiques différentes du signifiant. D’un côté du tableau de la sexuation du séminaire Encore il y a la fonction de l’universel liée, entre autres, à la fonction mythique du père et, de l’autre, la fonction du singulier, du cas par cas, qui, quant à elle, est illimitée. Mais illimitée, tout en prenant en compte, tout en se référant, à la fonction du côté gauche.

                                  

                                     Le tableau de la sexuation

Ainsi homme et femme, comme Lacan le dit dans son séminaire « Les non-dupes errent», en tant qu’ « options, dites d’identifications sexuées » valent comme des semblants et, à ce titre, ces identifications peuvent concerner les deux sexes (ici au sens anatomique), identifications qui peuvent conditionner des choix sexuels variés, hétérosexuels ou homosexuels. Lacan avait rapproché, déjà en 1960, les hommes au mode de jouir fétichiste, parce qu’ils cherchent chez le partenaire le détail qui leur renvoie à leur objet petit a, tandis que pour les femmes la jouissance serait érotomaniaque, c’est-à-dire qu’elle exige que le partenaire parle et aime.  Les êtres parlants, anatomiquement homme ou femme, hétérosexuelles ou homosexuels, peuvent s’inscrire d’un côté ou de l’autre du tableau selon les modalités de leurs jouissances propres, selon la manière de se positionner dans le dire où pourtant il n’y a que deux places asymétriques. C’est, comme le dit Jean-Marie Forget, l’exercice de l’affirmation d’une parole du côté gauche et, côté droit, l’exercice qui consiste à en être l’adresse de l’autre: si Lacan lie la fémininité à l’altérité c’est pour indiquer ce qui échappe à l’affirmation (c’est-à-dire à l’énonciation par les signifiants) mais qui, en même temps, est la structure langagière.

 

C’est ce lieu radicalement Autre, le lieu έτερος de la structure langagière qui nous fait parler. C’est la raison pour laquelle Lacan dans L’Étourdit disait que l’hétérosexuel, est « ce qui aime les femmes, quel que soit son sexe propre ».  D’ailleurs, d’habitude se sont les femmes – et tant que mères cette fois-ci, comme le rappelle Jean-Marie Forget,  – qui initient les bébés à la structure langagière, en se faisant leur lieu d’adresse. Mais cette bipartition, comme le dit Lacan, dans Ou pire…, « à chaque instant fuyant […], de l’homme et de la femme » n’est pas une question d’un choix conscient.  Ce choix est soumis à ce qui a marqué le sujet au niveau signifiant et au niveau des évènements de son corps en tant qu’inscriptions de jouissance. Si ce texte n’a pas été inscrit par le sujet il aura, pourtant, à le signer, et c’est là où justement il s’agit de la responsabilité que chacun a de son inconscient.

 

             Donc, par rapport au tableau de la sexuation probablement la seule impossibilité est, comme le souligne, encore, Jean-Marie Forget, d’occuper à la fois ces deux places et je vais ajouter ici : dans le même temps ; car pour un sujet il y a des possibilités mais aussi des impossibilités pour s’inscrire d’un côté ou de l’autre selon les circonstances qui leurs sont assignées par l’Autre, par exemple sa langue maternelle et une langue qui lui est étrangère. Car quand Lacan parle d’une moitié de l’être parlant on peut supposer que chacun peut occuper ces deux places à des circonstances différentes dont il n’est pas, pourtant, le maître. La transcription du séminaire par Jacques-Alain Miller parle d’une moitié des êtres parlants ce qui n’est pas, comme le dit Christian Fierens, « sans ouvrir la porte au malentendu ». Ces positions, donc, ne se réduisent ni à l’anatomie, ni au choix d’objet sexuel, même si historiquement parlant les hommes avaient et, pour une grande part ont toujours, tendance à occuper la plupart du temps une place du côté gauche du tableau et les femmes du côté droit. J’ai essayé de montrer que ce fait n’est pas sans rapport avec l’anatomie, car pour l’homme avoir un organe génital qui a tendance à lui désobéir de manière si ostentatoire, le prédispose, peut-être, à une tendance à l’affirmation (pour tenir, par exemple, sa parole…), comme avoir un trou au niveau de l’organe génital, voire une capacité de réceptacle et des cycles menstruels, peut prédisposer à une réceptivité affinée pour la parole de l’autre, voire à une performativité de la parole…les toutes  jeunes filles parlent, on le sait, plus tôt que leurs congénères garçons. Mais actuellement cette anatomie fait beaucoup moins le destin qu’autrefois, du moins en ce qui concerne le monde occidentalisé.

 

L’anatomie et le réel

 

Toutefois, comme le dit Jean-Pierre Lebrun, l’anatomie « sans être ‘le’ destin, en reste toujours néanmoins ‘un’ » et cela dirais-je pour quelques raisons : La première est que l’anatomie arrive chez l’humain de manière aléatoire, ce qui peut avoir comme effet l’interprétation de ce hasard de la part de son entourage et de la part de l’enfant en tant que désir venant de l’Autre qui était autrefois la volonté de dieux. La deuxième est qu’elle fait parler les personnes qui accueillent l’enfant, lequel aura à se positionner par rapport à la manière que son sexe anatomique a été parlé par l’autre.  Comme le dit Colette Soler, « Ils ont le choix, pourtant l’anatomie tient à un réel, et le réel ne leur demande pas leur avis, ils s’y cognent. L’anatomie se marque dans l’image du corps ».  Le discours social en rapport avec son sexe anatomique entre en ligne de compte à ce niveau et change d’une époque à l’autre et selon les cultures. D’autre part, comme le dit, encore, Jean-Pierre Lebrun, « le trou anatomique du féminin n’est pas sans rapport avec le trou du langage ». Et, de manière plus générale ce n’est peut-être pas par hasard que les pulsions investissent de manière préférentielle les parties du corps qui ont une fonction orificielle. Nos orifices renvoient peut-être de manière métonymique au trou du langage. Dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », Lacan écrit : « La délimitation même de la zone érogène que la pulsion isole du métabolisme de la fonction […] est le fait d’une coupure qui trouve faveur du trait anatomique d’une marge ou d’un bord : lèvres, ‘enclos des dents’, marge de l’anus, sillon pénien, vagin, fente palpébrale, voire cornet d’oreille ». A condition bien sûr de faire une place à ce trou et de ne pas considérer que nous ne sommes pas sujet à l’Autre de l’inconscient. Lequel, est un être avec un trou par rapport au savoir, car comme Lacan le disait dans Encore « ce qu’il sait a des limites ».

 

On peut se demander si les revendications identitaires d’aujourd’hui ont quelque chose à voir avec la chute du Maître-Père, qui désespère quant à la possibilité d’être nommé   par lui. On peut donc supposer que l’on peut se nommer soi-même en revendiquant individuellement mais surtout à l’unisson en tant que membre d’un groupe cette nomination qui ne vient plus du côté du Maître qui tend à ne plus exister ! En supposant que la science tend à occuper sa place, ajoutons qu’elle est «acéphale». Serait-elle une nomination imaginaire qui est de nos jours revendiquée, d’où d’ailleurs l’importance qu’a pris l’image de soi et la malléabilité du corps dans le monde contemporain, les réseaux sociaux étant, bien sûr, un lieu privilégié à cet effet. Pour cette même raison, chacun d’entre nous est plus que jamais appelé à façonner son « sinthome » au point que nous tendons à devenir des « épars désassortis », comme l’écrivait Lacan, selon une logique cohérente avec celle de la partie droite du tableau de différenciation des sexes, mais qui est appelée au niveau du lien social à trouver une réponse dans la partie gauche.

 

            Comme le signalent Pierre Bruno et Fabienne Guillen, dans les conclusions de leur ouvrage « Phallus et fonction phallique » : « Après la mort de Lacan, la fonction phallique a souvent été exposée, dans des articles, des livres ou des dictionnaires, sans jamais être critiquée fondamentalement […] mais cet accord tacite ne va pas […] sans des divergences de lecture quelques fois difficiles à identifier. Il leur semble que deux « déviations » sont repérables : d’une part, une tendance à faire du Nom du Père l’objet d’une nostalgie (Sehnsucht selon Freud) dont le ressort tient dans une thèse sous-jacente que Lacan lui-même a récusée, à savoir celle d’identification du phallus et du S(Ⱥ) ; et d’autre part, une tendance à faire de la jouissance pas-toute une jouissance primaire, dont la phallique ne serait qu’un cas particulier, et ‘dégénéré’ ». Et les auteurs concluent que la question du phallus se démontre, dans la psychanalyse, récurrente et décisive et que le positionnement de chaque psychanalyste à l’égard de cette question a en effet des conséquences non seulement sur l’orientation épistémique, mais sur la direction de la cure. Erik Porge, dans son commentaire du livre de Gisèle Chaboudez « Ce qui noue le corps au langage », avance que : « Les pulsions sexuelles dites partielles suppléent au rapport sexuel qu’il n’y a pas (il n’y a pas de pulsion génitale au sommet des pulsions partielles) et de ce fait le représentent. Elles représentent le sexuel, ajouterai-je, alors que l’objet a n’est pas sexuel par lui-même, car il y a à la fois homogénéité de coupure entre phallus et objet a, et hétérogénéité entre les deux termes. Leur distinction n’est pas de départ et elle peut survenir au terme de l’analyse et participe de la sublimation.

 

Pour conclure

 

A partir de son séminaire « D’un discours qui ne serait pas du semblant » Lacan va souligner que s’il n’y a pas de rapport sexuel, s’il est intenable d’en rester d’aucune façon à cette dualité comme suffisante et c’est la fonction du phallus qui rend intenable cette bipolarité sexuelle. C’est-à-dire que si ce qui se passe avec la fonction phallique n’est en aucun cas une bipartition entre homme et femmes au niveau anatomique mais avec le rapport de chaque être parlant avec la jouissance. La question du non-rapport chez Lacan, avant de devenir « non-rapport sexuel », était, dans un premier temps de son enseignement, une question du rapport de l’objet petit a par rapport à l’unité de l’image au miroir et, dans un deuxième temps, unarité de la structure du signifiant qui se répète dans sa différence avec lui-même. Ce qui implique que, dans un troisième temps, le « pas tout » du côté « femme » et la jouissance Autre vont avoir la même place avec ce qui ne peut pas faire rejoindre l’objet petit a et le Un, pluralité alors sans clôture et une existence sans essence.  Selon Colette Soler, dans sa « Préface à l’éveil du printemps de Wedekind », Lacan a introduit un renversement par rapport à ce qu’il avançait dans le séminaire Encore : « comment savoir si le primaire de tout ça, ce ne serait pas la place vide, l’infinitude et que le  Y’a de l’un du père avec le Un phallique ne vient qu’en second  en quelque sorte – en second au sens logique et pas au sens temporel – en second pour figurer l’innommable originaire et irréductible ». Charles Melman insistait que ce qui est en position de commande est l’objet a et non pas « l’Un ». A ce titre, puisque dans le discours psychanalytique ce qui est en place d’agent c’est l’objet a – comme d’ailleurs le psychanalyste l’est pendant la cure – il n’y a pas de quoi désespérer quant à la place de la psychanalyse dans notre société et dans l’élaboration de ce qui régit son évolution actuelle.