La folie à deux, un épisode délirant expérimental ?
01 mars 2004

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DISSEZ Nicolas
Textes
Psychoses-Névroses-Perversions



J’ai souhaité remettre en lumière cette entité clinique un peu désuète de la psychiatrie classique française qu’est la folie à deux (1). Elle m’a semblé, en effet, pouvoir se proposer comme modèle quasi-expérimental de ce que serait un épisode délirant. Je veux dire que ce tableau clinique permet d’isoler une conjoncture spécifique qui aboutit presque automatiquement à ce qu’un sujet développe une symptomatologie d’allure délirante. On y vérifie également que la sortie de ce contexte permet au sujet de voir se résoudre cette symptomatologie et de retrouver son assise antérieure.

Cette entité clinique a donc la particularité de mettre en jeu, non pas un, mais deux sujets, voire plus. Si l’on excepte les rares cas de "folie simultanée", c’est-à-dire des cas qui concernent deux sujets psychotiques, le tableau regroupe un premier patient authentiquement délirant, en général paranoïaque, et un deuxième sujet, (voire un groupe de sujets) qui n’est pas de structure psychotique. Ce deuxième sujet, à la faveur d’une situation de confinement particulier et d’une conjoncture qui exclut bien souvent toute influence extérieure, va progressivement adopter la conviction délirante du patient paranoïaque dont il partage la vie. Il va faire sienne la certitude de l’autre, reprenant un à un les termes de sa construction délirante, se montrant littéralement aspiré par sa conviction, au point d’y perdre tous les repères symboliques qui lui étaient propres. La principale mesure thérapeutique préconisée par les aliénistes qui ont initialement décrit ce tableau clinique, consiste à séparer les deux sujets. Celui des patients qui n’est pas psychotique renonce alors assez rapidement à cette croyance d’allure délirante, et retrouve son assise symbolique antérieure, tandis que son alter ego maintient intacte sa conviction. Dans la folie à deux ou "folie communiquée", indique Régis, "un aliéné fait partager ses conceptions délirantes à une ou plusieurs personnes de son entourage, sans que celles-ci puissent être réellement considérées comme atteinte (XXX) de folie". "Entre ces deux sujets, souligne de Clérambault, existe toujours une ligne de démarcation infranchissable. L’un est fou au sens social et légal du terme, l’autre ne l’est pas".

C’est une entité clinique qui paraît avoir passionné toute une génération d’aliénistes. Les premières descriptions sont dues à Legrand du Saule qui, en 1871 décrit dans son ouvrage sur "le délire des persécutions", ce qu’il appelle des "idées de persécution communiquées ou délire à deux et à trois personnes". Baillarger y consacre un premier article en 1873 et un second en 1890. En 1877, Lasègue et Falret publient ce qui est certainement le meilleur écrit consacré à cette entité, intitulé La folie à deux. Régis y consacre sa thèse en 1880. Enfin on oublie souvent que près d’un quart des Oeuvres psychiatriques de Gaétan Gatian de Clérambault sont consacrées à ce qu’il nomme les "délires collectifs".

Lacan paraît être un des derniers cliniciens à avoir porté un intérêt à la folie à deux. En 1931, alors qu’il est interne il écrit avec Henri Claude, son chef de service à Sainte-Anne, un article intitulé "Folie simultanée". En 1933, sort dans la revue Le Minotaure, un texte commandé par les surréalistes au jeune docteur Lacan, dont la thèse commençait à avoir quelque écho. Ce texte intitulé "Motifs du crime paranoïaque", est consacré au cas des soeurs Papin qui défrayait la chronique judiciaire et journalistique de l’époque. Lacan n’omet pas de rappeler qu’il s’agit d’un authentique cas de folie à deux, et y fournit un certain nombre d’indications cliniques sur lesquelles nous reviendrons. Enfin au cours du séminaire sur "les structures freudiennes des psychoses", il évoque le fait qu’il a reçu, au cours de sa présentation clinique, une mère et sa fille qui constituent un cas de folie à deux. Ce cas est resté dans les mémoires à la faveur du bref moment hallucinatoire présenté par la fille : "Truie ! Je viens de chez le charcutier". Lacan ramasse à cette occasion en une formule, sa définition de l’entité : "Vendredi dernier à ma présentation de malade, dit-il, j’ai présenté deux personnes dans un seul délire, ce que l’on appelle un délire à deux".

Ce tableau clinique paraît ensuite tomber dans l’oubli. Rabattu au rang de curiosité clinique, il disparaît quasiment des grands manuels et traités de psychiatrie, celui d’Henri Ey en particulier. Notons cependant, qu’en 1997 dans l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale, Georges Lantéri-Laura vient souligner la valeur doctrinale d’un certain nombre de tableaux cliniques inclassables, voire oubliés et qu’il regroupe sous le titre "Psychoses délirantes chroniques en dehors de la schizophrénie". Ces descriptions, hormis la paranoïa, recoupent celles sur lesquelles le Docteur Marcel Czermak a su dans le cadre de l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne faire porter une attention renouvelée : l’érotomanie, le syndrome d’illusion des sosies de Capgras, le délire des négations de Cotard, le transsexualisme… Georges Lantéri-Laura y ajoute la folie à deux. On peut faire ici l’hypothèse que si cette entité a disparu des manuels de psychiatrie moderne, si elle en a été refoulée, c’est bien qu’elle vient souligner la fonction de cet objet dont le névrosé ne veut rien savoir et que la clinique des psychoses vient amener au premier plan. La folie à deux, a également le mérite de venir indiquer combien cet objet n’est pas sans concerner et impliquer les autres structures cliniques.

Il s’agit donc de cerner au plus près les phénomènes en cause dans ce tableau clinique singulier qu’est la folie à deux. Georges Daumézon signale en 1955, au cours du congrès des médecins aliénistes et neurologistes, qu’il est essentiel de distinguer ces phénomènes du simple registre de la persuasion psychologique, ou de la transmission d’idées erronées. On peut bien plutôt prendre la formule de Lacan "deux personnes dans un seul délire", au plus près de ce qu’elle indique, quelque chose comme "deux personnes dans un seul habit". Dans la folie à deux, on assiste en effet à la disparition subjective d’un des deux protagonistes qui en vient à quitter tout lieu psychique qui lui était propre, pour être littéralement aspiré par l’Autre. Ce premier point paraît essentiel à éclairer la clinique des épisodes délirants. S’il ne s’agit pas à proprement parler de mort du sujet, au sens où Jacques Lacan fait usage de cette formule dans son article "D’une question préliminaire à tout traitement possible des psychoses", c’est bien ici à la faveur de la disparition, même transitoire, d’un des deux sujets que se développe la clinique du délire à deux.

Le cas des soeurs Papin peut ici nous servir de référence. "Au juge, signale Lacan dans l’article qu’il leur a consacré, elles ne donneront de leur acte aucun motif compréhensible, aucune haine, aucun grief contre leurs victimes ; leur seul souci paraîtra de partager entièrement la responsabilité du crime". Les deux soeurs se refusent en particulier à ce qu’aucun des coups portés ne puisse être attribué à l’une d’entre elle plutôt qu’à l’autre. Leur voeu se révèle bien ainsi d’être impliquées au même titre, c’est-à-dire au titre d’une seule place dans l’acte criminel qu’elles ont commis. "A lire leurs dépositions après le crime, dit le Docteur Logre un des aliénistes intervenant au cours de leur procès, on croit lire double". C’est bien ce registre de l’accolement des deux soeurs qu’il est ici essentiel d’examiner. Cette unification, ce voeu de faire un avec l’autre, paraît ici réalisé, abolissant toute distance entre les deux sujets. Il permet, par exemple, d’expliquer ce fait si surprenant que les passages à l’acte qui émaillent régulièrement la clinique des délires à deux, n’impliquent jamais les protagonistes entre eux, mais sont toujours tournés vers l’extérieur, comme c’est le cas dans le crime de Christine et Léa Papin. Jacques Lacan note à ce sujet : "il semble qu’entre elles, les deux soeurs ne pouvaient même prendre la distance qu’il faut pour se meurtrir. Vraies âmes siamoises, elles forment un monde à jamais clos". La clinique de la folie à deux vient donc ici illustrer de façon particulièrement éclairante, les modalités selon lesquelles un sujet aspiré par un Autre, ici bien réel et incarné, en vient à disparaître comme tel. L’hypothèse que je formule ici est que, bien plus que la reprise à son compte de propos délirants, c’est cette disparition réalisée du sujet qui donne à la folie à deux sa dimension d’"épisode délirant expérimental".

Ces quelques remarques soulignent combien les premières descriptions des cas de folie à deux, appréhendées par le biais d’une conception imaginaire de la "contagion du délire", masquaient ce qui fait la particularité de cette entité. Le tableau vient bien plutôt révéler, des formes extrêmes de la "servitude volontaire" de tout sujet à l’égard de l’Autre. Cette clinique souligne en effet combien le voeu le plus intime d’un sujet peut être, non pas de se libérer de ses jougs, de se connaître, ou de se réaliser, mais constitue bien plutôt un voeu de servitude. Ce souhait, dans des conditions spécifiques, peut se manifester comme demande d’être soulagé de sa propre division, c’est-à-dire de s’abolir comme tel. De telles conjonctures soulignent donc le statut précaire du sujet dans le langage, sa place n’y étant jamais garantie de façon absolue.

Notons que les circonstances de survenue du délire à deux se retrouvent, sur un mode analogue, dans la clinique du syndrome de Stockholm. Là encore, nous retrouvons un groupe de personnes mis en contact avec des terroristes à la conviction sans faille, partageant leur conditions de vie dans un espace confiné pendant une période prolongée et soumis à la persécution extérieure réelle du risque d’intervention des forces de l’ordre. Vous savez comment, dans ces conditions, tout un groupe d’otages, peut en venir à adhérer quasi-automatiquement aux revendications de leurs ravisseurs, voire à mettre leurs vies en jeu pour défendre une cause qui, quelques jours auparavant, leur était tout à fait étrangère.

Je reviens sur la folie à deux et sur l’étrange couple que cette clinique met en place. "Je crois bien que dans une autre vie, je devrais être le mari de ma soeur" déclare Christine Papin. La jouissance qui anime un tel couple mérite d’être précisée. Au cours du séminaire RSI, Jacques Lacan nous fournit à ce sujet un certain nombre d’indications qui me semblent pouvoir ici se révéler précieuses : "Il n’y a pas de doute, quiconque vient nous présenter un symptôme y croit. Qu’est-ce que ça veut dire ? S’il nous demande notre aide, notre secours, c’est parce qu’il croit que le symptôme, il est capable de dire quelque chose, qu’il faut seulement le déchiffrer. C’est de même pour ce qu’il en est d’une femme pour un homme, il y croit. A ceci près, ce qui arrive mais qui n’est pas évident, c’est qu’on croit qu’elle dit effectivement quelque chose, c’est là que joue le bouchon. Pour y croire, on la croit. On croit ce qu’elle dit. C’est ce qui s’appelle l’amour. Et c’est en quoi c’est un sentiment que j’ai qualifié à l’occasion de comique. C’est le comique bien connu, le comique de la psychose : c’est pour ça qu’on nous dit couramment que l’amour est une folie. La différence est pourtant manifeste entre "y" croire au symptôme, ou "le" croire. C’est ce qui fait la différence entre la névrose et la psychose. Dans la psychose, les voix, tout est là, ils y croient. Non seulement, ils y croient, mais ils les croient. Or tout est dans cette limite. (…) L’amour passion c’est l’amour majeur, c’est celui qui est fondé sur ceci : c’est qu’on la croit, qu’on la croit parce qu’on a jamais eu de preuve qu’elle ne soit pas absolument authentique. Mais ce la croire est quand même quelque chose sur quoi on s’aveugle totalement, qui sert de bouchon".

Il est sensible que le registre déployé par la clinique de la folie à deux met en jeu, un sujet, embarqué dans la conviction du paranoïaque, qui se met à prendre au sérieux, au pied de la lettre, les propos de l’autre. Ce que l’autre dit, non seulement donc il y croit, mais il le croit, ce qui détermine habituellement le registre de l’amour passion. Cette opposition entre "y croire" et "le croire" situe le franchissement d’une limite, celle qui vient marquer, au sein même du couple, le passage de la jouissance phallique à la jouissance de l’Autre. Ce registre conduit dans la folie à deux, nous l’avons vu, un des protagonistes à se trouver littéralement aspiré par l’Autre, jusqu’à disparaître comme sujet, c’est-à-dire à réaliser le mythe d’Aristophane : faire Un avec l’autre. "Il n’y a de vrai couple que quand au moins un des deux partenaires est psychotique", indique le Docteur Czermak, la clinique de la folie à deux indique bien les modalités selon lesquelles entre deux sujets, quand l’un des deux est psychotique, il peut y avoir du rapport, précisons cependant que ce rapport n’a alors plus rien de sexuel.