Les liens d’amitié et de travail que Jacqueline Bonneau et moi-même entretenons avec des responsables de la ville de C.[1] nous ont permis de partager leur étonnement du développement subtil de l’organisation d’entreprise qu’entretient le commerce du haschsich.
Les halls d’immeubles sont colonisés par les dealers masqués. Ils sont protégés par des guetteurs hors de l’immeuble. Ils bénéficient d’un service d’ordre qui, à visage découvert dans le hall, exige que quiconque veut pénétrer dans l’immeuble doive justifier de son identité en présentant sa carte d’identité ! Ils accompagnent soigneusement les visiteurs à l’appartement qu’ils ont désigné être leur destination. C’est ainsi qu’ils assurent la sécurité des appartements des « nourrices », où se trouvent entreposés les stupéfiants. C’est ainsi qu’ils s’assurent de l’impossibilité pour la police de venir subrepticement occuper un appartement sans locataire qui permettrait une surveillance du trafic. Bien entendu, toutes les fonctions sont régulièrement rétribuées en proportion de leur importance. Le commerce est à ce point lucratif que les « cadres » de cette entreprise ont fêté leur million d’euros de bénéfices en s’offrant un séjour en Thaïlande !
L’organisation de cette économie de consommation se révèle étroitement calquée sur celle du monde actuel, avec ses rémunérations adaptées à la spécialisation de chacun, avec son service d’ordre et sa police. La fête est aussi au rendez-vous pour marquer les succès de l’entreprise. On ne peut qu’être sensible à ce fonctionnement qui dans la transgression singe l’économie de consommation, comme de multiples manifestations symptomatiques révèlent la perversion du monde actuel, à laquelle elles empruntent ses règles de fonctionnement. J’ai déjà pu souligner que les « happy slapping » sont la téléréalité avec un grain supplémentaire d’authenticité[2].
Nous pouvons aussi relever que « l’interdit » qui frappe les substances toxiques ne correspond peut être pas actuellement à ce qui serait radicalement un interdit. Peut-être est-ce plutôt une frustration exercée par ceux qui possèdent les richesses et qui ne permettraient pas l’accès du plus grand nombre à une jouissance qui pourrait être également partagée. L’exercice de cette frustration ne peut que susciter l’envie, l’envie d’avoir accès à une jouissance, non pas interdite, mais à la fois exposée et inaccessible. Ce n’est plus le réel de l’objet qui est inaccessible par un inter-dit, du fait du détour de la parole, c’est une jouissance qui est l’enjeu d’une frustration entretenue.
Si ceci est juste, comment faire valoir dans la vie sociale actuelle le tranchant radical de l’interdit de la parole qui rend compte du caractère insaisissable de l’objet du désir ? Il nous faut ouvrir les yeux sur ce qui risque d’être une méprise : ce que nous supposons être un interdit ne serait qu’une incitation pour le plus grand nombre à envier une jouissance dont ceux qui possèdent la richesse voudrait priver les autres.
L’illégitimité des drogues agit-elle donc actuellement comme un interdit, ou comme une incitation de consommation ? Ce qui peut être une méprise pourrait inciter le législateur à des exigences éthiques qui soient conséquentes.