Qu’est-ce qui incite le sujet à se choisir un maître ? On peut
sans doute là-dessus partir de très loin. On peut évoquer
cette incertitude du sujet sur ce que l’Autre lui veut. Bien sûr le partenaire
imaginaire, le semblable peut répondre à sa demande. Mieux, ce
partenaire peut lui-même lui demander quelque chose, ce qui est plutôt
rassurant. Reste que la question demeure : au-delà de ce que ce partenaire
demande, qu’est-ce qu’il me veut vraiment ? Cette seule question suffit à
ce que se profile et la dimension de l’Autre, du grand Autre, et la place d’un
signifiant manquant là où on attendait sa réponse. Le choix
d’un maître vient ici déplacer la question à défaut
de la résoudre. La difficulté semble n’être plus nécessaire
mais contingente. Là où l’absence de réponse est structurelle,
le sujet s’imagine qu’elle est purement circonstancielle, qu’il lui suffit de
trouver le bon maître, celui qui dispose du savoir adéquat et qui
veut bien le communiquer.
D’une certaine façon l’expérience psychanalytique peut redoubler
cet appel à un maître. Il faut dire rapidement pourquoi.
Charles Melman nous disait un jour que la psychanalyse a quelque chose d’irréfutable.
Le sujet qui fait un lapsus sait bien qu’il ne peut nier ce qu’il a dit. C’est
comme ça. Pas moyen de revenir en arrière. C’est dit, c’est dit.
Il y a ici un caractère immédiat de la vérité qui
ne peut que frapper ceux qui se sont véritablement engagés dans
cette expérience.
Mais en même temps, malgré cela ou à cause de cela le sujet
peut éprouver de façon très forte que cette vérité
n’est en rien garantie. S’il y a quelque chose d’irréfutable, ce n’est
pas un irréfutable que le sujet observerait de l’extérieur, et
pour lequel il disposerait de critères explicitables. C’est un irréfutable
qui se soutient de l’assentiment subjectif, même si cet assentiment s’inverse
d’abord en dénégation. C’est un irréfutable qui concerne
l’énonciation, non l’énoncé, et en tant que tel il se plie
mal au critères de vérité à l’aide desquels on juge
généralement de la valeur des propositions. Vous savez qu’à
la suite de Popper nombreux ont été ceux qui ont critiqué
la psychanalyse, en arguant que ses propositions, n’étant pas falsifiables
n’étaient pas non plus vérifiables. Un de leurs arguments les
plus courants consiste à dire que lorsque le sujet éclaire par
association le sens d’un oubli ou d’un acte manqué le résultat
n’est en rien probant. Un autre aurait pu faire valoir des associations tout
à fait différentes, qui auraient conduit à un résultat
tout autre. Certes nous savons quoi répondre : que la psychanalyse ne
cherche pas à établir des modèles fonctionnant de manière
telle qu’ils feraient abstraction des individus qu’elle concerne. La vérité
de l’association, c’est précisément une vérité pour
tel sujet, une vérité qui inclut le sujet comme étant supposé
à ces signifiants là et pas à d’autres. Mais même
celui qui sait tout cela pourra se trouver déconcerté de se soutenir
de certitudes si peu garanties. D’où le désir, peut-être
plus accentué encore qu’ailleurs, de se trouver un maître, un maître
dont le savoir et l’autorité viendraient parer à ce défaut
dans l’Autre dont la psychanalyse fait faire l’épreuve. En ce sens, il
ne s’agit pas ici de jouer au non-dupe, et de dénoncer la vocation du
disciple. Cet appel à un maître est sans doute lui-même déterminé
par la structure, même si on peut espérer en saisir mieux le fonctionnement
et en limiter certains effets pernicieux.
Alors, comme les autres personnes qui parlent cet après-midi, j’ai souhaité
pour avancer dans nos questions, me référer aux disciples de Freud,
et plus particulièrement à Ferenczi dont Rosalba Galvagno vient
de nous parler. La situation des disciples de Freud peut en effet jouer le rôle
d’une loupe, qui en grossissant certains traits, aide à mieux saisir
leur configuration. C’est sans doute que ces disciples ne pouvaient voiler ce
défaut de garantie derrière un corpus théorique aussi impressionnant
qu’il l’est aujourd’hui ; et pas davantage derrière l’autorité
de quelque société internationale digne et respectable. De là
la place surdéterminée qu’avait pour eux le fondateur de la psychanalyse.
Il n’en demeure pas moins que chacun s’adresse à lui à sa façon,
que Ferenczi notamment ne lui demande pas la même chose exactement que
les autres. Ainsi, au-delà de ce qui vient d’une situation historique
déterminée, au-delà aussi de ce qui est peut-être
à référer à la personnalité de chacun, on
peut prendre l’histoire des rapports de Ferenczi à Freud comme exemplaire
d’un style de rapports du disciple à son maître, comme une des
façons de s’inscrire dans le système de places que détermine
la relation maître-disciple.
La correspondance entre Freud et Ferenczi a été, comme vous le
savez, éditée il y a quelques mois, du moins en ce qui concerne
les années 1908-1914. Elle a déjà donné lieu à
des journées d’études organisées par Conrad Stein et la
revue Études freudiennes, journées durant lesquelles j’avais
proposé une première version de ce dont je vais vous parler ici.
On voit dans cette correspondance Ferenczi se situer dans une demande insistante
envers Freud. Il lui demande son soutien parce que dit-il, après dix
ou douze heures par jours occupées à réprimer son contre-transfert
il se sent bien seul. Il lui demande aussi de bien vouloir le prendre en analyse,
ce que Freud diffère assez longtemps. Entre temps il lui confie rêves
et associations, et tente d’obtenir de lui interprétations et interventions
de toutes sortes. J’ai été pour ma part attentif à ce qui
dans cette correspondance traduit la représentation que Ferenczi se fait
de la pratique psychanalytique, représentation sans doute corrélative
de la façon dont il se situe comme disciple. Et l’on peut sans doute
aussi, à partir de la position de Freud, commencer à dégager
ce qui pourrait venir limiter certains développements peu souhaitables
dans la relation du disciple à son maître.
C’est dans les lettres qui suivent immédiatement l’incident de Palerme
que les choses sont les plus claires. L’incident lui-même pourrait sembler
mineur. Freud et Ferenczi voyagent en Sicile durant l’été 1910.
Ils ont le projet de travailler ensemble sur la paranoïa. Lorsque le premier
soir, cependant, Freud propose à Ferenczi d’écrire quelque chose
sous sa dictée, celui-ci se révolte, bondit sur ses pieds, et
déclare qu’il ne conçoit pas de cette façon le travail
en commun. Ferenczi rapportera l’incident à Groddeck quelques années
plus tard. » Alors, c’est comme ça que vous êtes « ,
dit Freud étonné. » Vous voulez manifestement prendre
le tout « , et dès lors il travaille seul tous les soirs, sans
d’ailleurs ajouter, semble-t-il, le moindre commentaire. Cet épisode
va profondément mortifier Ferenczi, et l’amener à développer
toute une conception de la » franchise psychanalytique » à
partir de laquelle nous aurons à articuler nos questions.
Évoquant l’incident Freud assure Ferenczi, le 2 octobre 1910, qu’il
aurait préféré que celui-ci se comporte » de pair
à compagnon « . Ferenczi lui répond que c’est aussi ce qu’il
demandait. Mais il n’est pas difficile de saisir qu’il entend par là
tout autre chose que Freud.
Pour Ferenczi la psychanalyse doit permettre d’établir une relation
de réciprocité entre deux partenaires auxquels elle permettrait
une sincérité absolue. Le thème de la » franchise
psychanalytique » revient sans cesse sous sa plume. Déjà
dans ses rapports avec sa maîtresse, Mme G, il s’efforce, dit-il, d’atteindre
à la franchise mutuelle absolue. Il pense, dès lors, que »
cette franchise est possible entre deux personnes à orientation psychanalytique
qui peuvent vraiment tout comprendre et s’efforcent de chercher les déterminants
des impulsions au lieu de porter des jugements de valeur « . Pourquoi
Freud n’a-t-il pas à Palerme, été totalement franc ? Pourquoi
ne lui a-t-il pas dit, sans ménagement, tout ce qu’il avait à
lui dire ? Cela aurait assurément tout réglé.
Il n’est pas indispensable de recenser ici les nombreux passages des lettres
qui témoignent de cette demande rétroactive. On n’aura aucune
peine à y découvrir :
1. Une représentation de la vérité comme totalité
accessible au sujet, sauf mensonge ou réticence de l’autre.
2. Une représentation du rapport analytique comme congruent à
cette définition de la vérité ; transparent dans les deux
sens.
3. et c’est à peine paradoxal, une représentation implicite du
psychanalyste comme pouvant soutenir ce tout de la vérité et garantir
cette transparence, bref l’appel à un grand Autre sans faille là
où l’on croyait devoir attendre seulement un petit autre spéculaire.
Examinons donc ces trois points.
La première thèse, nous n’aurions, en tant que lacaniens, aucune
peine à la discuter, puisque nous savons que la vérité
n’est pas toute, qu’elle ne se manifeste que dans un mi-dire. Freud aurait-il
du être plus franc, dire plus complètement ce qu’il avait à
dire ? L’analyste sait qu’il est illusoire de croire qu’une explication puisse
aller à son terme. C’est sans doute pourquoi il évite de faire
rebondir certaines polémiques stériles. Mais il est peut-être
plus intéressant de relever que l’idée d’une vérité
en droit accessible dans sa totalité est assez naturelle au disciple.
Ayant pris connaissance de l’oeuvre du maître au moment où
celle-ci est déjà constituée, il peut faire abstraction
de tous les doutes, de toutes les incertitudes, qui accompagnèrent son
élaboration, ou du moins les prendre pour des points de détail.
Lui-même d’ailleurs supporterait mal qu’une seule de ses thèses
ne soit pas immédiatement considérée par le maître
comme partie intégrante de la vérité doctrinale. Ferenczi
devait souvent assurer Freud de ce souci, notamment à l’époque
où il écrivait avec Rank un article sur les Perspectives de
la psychanalyse dont il n’était pas assuré qu’il reçoive
le même assentiment que ses travaux précédents.
Venons-en à présent à l’exigence de sincérité.
Elle est assurément centrale. On pourrait la relier à de très
nombreux fils dans la vie de Ferenczi, à commencer par ce fait, rappelé
lors des journées sur la correspondance, que le patronyme encore porté
par le père, » Fraenkel « , signifie lui-même » franchise
« . Elle se définit comme un idéal de transparence dans les
deux sens, de transparence réciproque. On sait à cet égard
que Ferenczi devait, vers la fin de sa vie, concevoir quelque chose qu’il appela
» analyse réciproque » : préoccupé d’éviter
que les sentiments cachés, voire inconscients, de l’analyste ne bloquent
la cure de son patient il imagina un dispositif selon lequel à certains
moments c’était l’analyste lui-même qui s’analysait en présence
du patient. Mais là encore il convient peut-être de rapporter cet
idéal de transparence réciproque à la position du disciple
cette fois un peu plus spécifiée. C’est peut-être en effet
une des options possibles pour le disciple que de tenter de s’installer dans
une position où le maître et lui-même viendraient à
des places exactement symétriques. Ferenczi a été obligé
pendant quelques années d’accepter comme allant de soi l’idée
que le successeur évident de Freud était Jung. Mais à chaque
fois qu’il l’a pu il s’est apparemment consolé avec cette idée
que Freud et lui pouvaient partager une plus grande complicité intellectuelle
du fait notamment de leurs origines communes juives. On a beaucoup commenté
ce qu’il pouvait y avoir, entre les deux hommes d’un lien homosexuel sublimé,
lien dont eux-mêmes d’ailleurs ne se privent pas de parler. Mais peut-être
y a-t-il pour tout disciple la tentation de chercher dans la relation au maître
l’occasion d’abolir toute altérité, de s’installer dans une relation
au même. La transmission, dans cette perspective, ne se fairait jamais
mieux que lorsqu’elle contourne la dimension de l’Autre comme tel.
Et pourtant cette dimension de l’Autre va resurgir sous une autre forme. Là
où Ferenczi revendique une sincérité qui semble devoir
être parfaitement réciproque il met en place un grand Autre sans
faille, grand Autre qu’il incarne dans la personne de Freud. L’Autre parfaitement
sincère c’est celui qui peut dire à la fois l’estime, l’amitié,
l’amour, mais aussi, Ferenczi y insiste, les choses les plus désagréables,
les plus terribles. C’est celui qui répond, de toutes les façons
possibles et à tous les niveaux. Freud pensait que Ferenczi le prenait
pour son père. Certes, mais nous savons qu’il y a le père symbolique
et le père imaginaire, même si on laisse de côté le
père réel ; et de plus il n’est pas du tout impossible que la
forme pressante de la demande d’amour vise aussi bien quelque personnage maternel.
Là aussi, dans cette façon de situer Freud à toutes ces
places symboliques ou imaginaires, il y a sans doute quelque chose qui est propre
à Ferenczi ; toute sa vie celui-ci semble avoir tenté d’éviter
de choisir, comme on le voit dans l’histoire de ses relations avec Gizella Palos
et sa fille Elma, mais comme il est déjà clair aussi en ce qui
concerne la seule Gizella dont il dit qu’il » trouve trop en elle, maîtresse
amie, mère, et en matière scientifique l’élève,
c’est-à-dire l’enfant « . Mais plus structuralement on peut se
demander si cet appel à un grand Autre pouvant répondre à
tous les niveaux, disons un grand Autre non barré n’est pas un effet
déductible de la tentative d’éviter précisément
cette dimension de l’Autre.
A mon sens nous touchons ici à un des paradoxes essentiels que nous
pouvons saisir dans la question de la transmission, dans la psychanalyse au
moins, peut-être ailleurs aussi.
Il y a une dissymétrie de principe chaque fois qu’un sujet s’adresse
à un autre pour obtenir de lui quelque chose, et bien sûr d’abord
un savoir. Cette dissymétrie est inscrite dans la structure même
de la communication puisque c’est de l’Autre que nous attendons le sens de ce
que nous demandons, puisque c’est par là même l’Autre qui a barre
sur nous. Il semble bien que plus nous nions cette dépendance, plus elle
tend à s’imposer, de façon cette fois illimitée, donc sans
solution envisageable.
Il y a d’ailleurs encore un second paradoxe, que l’on peut aborder à
partir de Ferenczi, même si ici les choses ne sont qu’esquissées.
Dans une des lettres qui a suivi l’incident de Palerme, le 3 octobre 1910,
Ferenczi pour expliquer sa nostalgie d’un confident parfait, fait valoir à
Freud que depuis plusieurs années il ne s’occupe que des produits de
son esprit. Entièrement voué à la défense et à
l’illustration de ce qui vient de Freud il n’est pas étonnant que lui-même,
réciproquement, » veuille le tout « , si l’on veut reprendre
l’expression de Freud à Palerme. Mais le second paradoxe qu’il y aurait
à saisir c’est que lorsque quelqu’un s’est mis dans une telle position
il ne peut que rejeter à un moment ou à un autre ce qu’il a fait
ainsi peser sur lui. Avec Ferenczi les choses n’en vinrent jamais à un
conflit massif, grâce précisément à Freud qui réussit
à saisir que Ferenczi n’était pas un autre Jung ou un autre Adler.
Peut-être put-il percevoir, à cette occasion que la question de
ce qui peut faire l’embarras d’un disciple n’était pas réglée
par la psychanalyse, et qu’il n’y avait aucune raison de le faire payer à
Ferenczi.
Puisque nous en sommes à Freud il conviendrait à présent
d’envisager quelles réponses peuvent être données à
celui qui risque de s’enfermer dans cette position de disciple s’il est vrai
que celle-ci peut avoir, entre autres, quelques unes des conséquences
que nous avons relevées.
On sait que Jung reprochait à Freud de ne pas accepter une sorte de
règle du jeu implicite concernant la possibilité d’une analyse
mutuelle : lui ne livrait pas volontiers des associations trop personnelles
concernant des rêves par exemple. Lorsque Ferenczi se plaint à
Freud de son manque de sincérité il semble de même lui reprocher
une sorte de réserve orgueilleuse qui le mettrait au-dessus de son interlocuteur.
Freud insiste beaucoup, en revanche, pour se décrire comme un homme ordinaire,
peu soucieux de pontifier. Ne peut-on déjà y voir une formulation
de ce qu’aujourd’hui, après Lacan, nous repérons mieux : que le
transfert met en place un, » sujet-supposé-savoir « . Mais que
le lieu de l’Autre, où l’analysant installe ce sujet supposé savoir,
est un lieu vide. Qu’il n’y a pas dans l’Autre, en particulier, un Père
qui garantisse que tout puisse se dire et qu’une » sincérité
psychanalytique » parfaite soit envisageable.
Évidemment on ne peut faire dire plus à cette histoire, et notamment
à cette correspondance, qu’elle ne recèle. Que Freud, par exemple,
déjoue les pièges de la symétrie et de l’analyse mutuelle,
c’est déjà beaucoup. Ça lève les obstacles à
ce que l’analyste puisse apparaître dans la cure comme tenant lieu d’objet
a, ça ne suffit pas à le constituer explicitement comme
tel. En revanche ce que Freud fait pour s’effacer un peu comme Autre sans faille
va peut-être plus loin. On s’est beaucoup demandé pourquoi Freud
a différé si longtemps l’analyse de Ferenczi, pourquoi pendant
si longtemps il l’a plutôt renvoyé à un transfert sur son
oeuvre qu’à la possibilité d’analyser le transfert sur sa
personne. Sans doute prenait il les choses par là où dans le meilleur
des cas elles auraient du finir. Par ce qui aurait pu faire de Ferenczi un analyste
animé par un désir de savoir, désir qui n’aurait plus dépendu
de l’assentiment de Freud, mais qui n’aurait pas visé non plus à
se libérer d’une dépendance. Sans doute était-ce trop attendre,
et supposer d’emblée réglée la question que pose le disciple.
C’est précisément pour envisager réellement ces questions,
me semble-t-il, que nous avons organisé ces journées.