L'(a) corps du psychanalyste
22 novembre 2009

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FLORENTIN Thierry



Dans le séminaire …Ou pire, Jacques Lacan revient sur les entretiens préliminaires et la conduite de la cure.

C’est qu’à la vérité, il est rare que le Discours Analytique, nous le savons au moins depuis le séminaire sur l’Envers de la psychanalyse, et l’écriture des quatre discours, se génère spontanément du simple libre emploi de la parole, ni de l’association libre, mais il relève plutôt d’une logique.

"Il n’y a pas plus de libre association qu’on ne pourrait dire qu’est libre une variable liée dans une fonction mathématique", dit Lacan le 17 février 1971, dans le séminaire de l’année précédente D’un Discours qui ne serait pas du Semblant.

C’est ce repérage, et surtout sa mise en tension, la mise en tension de cette logique génératrice du Discours Analytique, qui revient à l’analyste, qu’il lui revient d’opérer.

Ce sur quoi Lacan insiste dans Le Savoir du psychanalyste, le 02 décembre 1971 : "Chacun sait l’insistance que je mets auprès de ceux qui me demandent conseil, sur les entretiens préliminaires. Ça a une fonction, pour l’analyse, essentielle. Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse sans entretiens préliminaires".

Les entretiens préliminaires comme fonction, comme fonction au sens logico-mathématique, c’est ce qu’il m’a semblé intéressant, à l’issue d’un séminaire tout entier consacré à la fonction, de proposer à votre lecture, avec les limites et les risques interprétatifs inhérents à un tel exercice.

"Quand quelqu’un vient me voir dans mon cabinet", dit Lacan dans la dernière leçon du séminaire …Ou Pire, celle 21 Juin 1972, "pour la première fois, et que je scande notre entrée dans l’affaire de quelques entretiens préliminaires, ce qui est important, c’est ça, c’est cette confrontation des corps".

"Justement, continue-t-il, parce que c’est de là que ça part, cette rencontre de corps, qu’à partir du moment où on entre dans le Discours analytique, il n’en sera plus question."

Voilà donc ainsi déjà posé ce qui semble être un premier bornage des entretiens préliminaires, ce que Lacan nomme la confrontation des corps d’un côté, entrée dans le Discours Analytique de l’autre, bornage qui serait la condition du bon-heur de la rencontre analytique, de son nouage.

La rencontre des corps, "c’est de là que ça part", nous dit Lacan.

Ce thème de la confrontation des corps n’est pas un thème nouveau dans le paysage psychanalytique.

Déjà, dans les Ecrits techniques, en Janvier 1954, Lacan y consacrait quelques séances, commentant longuement Michael Balint, qui reprenait du psychanalyste anglais John Rickman le terme du two body’s psychology, la "psychologie des deux corps", où les affects contre-transférentiels de l’analyste seraient censés régler la marche de la cure et de l’interprétation.

Cette conception d’un corps à corps, qui voit l’analyste se proposer comme support de projections et de déplacements successifs, ne permet cependant pas de décoller d’un axe imaginaire, et donnait à Lacan l’occasion le 13 Janvier 1954, de rappeler magistralement la fonction majeure de la parole et du champ du langage : "Il n’y a pas de two bodie’s psychology si nous ne faisons pas intervenir ce tiers élément dont je vous ai déjà présenté une des phases sous la forme du rapport symbolique de la parole prise comme telle, et prise comme point central de perspectives, de points de vue, d’aperceptions de l’expérience analytique. C’est à dire que c’est dans un rapport à trois, et non pas dans un rapport à deux, que peut se formuler pleinement dans sa complétude, l’expérience analytique".

Au-delà de cette question centrale de la parole et du langage, ce qui est ainsi posé, nous rappelle Lacan, est la question d’un rapport à trois, dans lequel se profile déjà la tiercéité du Réel, de l’Imaginaire, et du Symbolique, et dans lequel seul, dit ainsi Lacan dès le début de son enseignement "peut se formuler pleinement, dans sa complétude, l’expérience analytique".

Revenons à cette leçon du 21 juin 1972, où Lacan évoque cette confrontation des corps comme inaugurale de la rencontre analytique.

Lacan ne parle pas de "confrontation des sujets", formule qu’il va employer pourtant dans "La chose freudienne", qui maintiendrait une relation duelle, en miroir, sur le plan de l’Imaginaire, mais de confrontation des corps.

Et dans cette même leçon du 21 Juin 1972, Lacan nous rappelle que ce qui fait support au symptôme, et donc à la jouissance, c’est le corps. "C’est quand même du discours", dit-il, "que Freud a fait surgir ceci, que ce qui se produisait au niveau du support avait à faire avec ce qui s’articulait du discours. Et le support, c’est le corps".

"Mais attention", poursuit-il, "quand on dit c’est le corps. C’est pas forcément un corps. Parce qu’à partir du moment où on part de la jouissance, ça veut très exactement dire que le corps n’est pas tout seul, qu’il y en a un autre."

"Le propre de la jouissance, c’est que quand il y a deux corps, on peut pas dire lequel jouit".

Voici donc ainsi reformulée la question de l’intersubjectivité, et du transfert, sous l’angle organisateur de la jouissance.

Et la confrontation des corps, c’est la confrontation des jouissances.

Car le corps est pulsionnel.

Il est organisé par la pulsion, il est pris dans un rythme, un battement d’ouverture et de fermeture, qu’orchestre, que dirige, autour de ses orifices naturels, dessinant et ourlant ses zones érogènes, la jouissance.

Et l’enjeu premier des entretiens préliminaires, ce que Lacan nomme la confrontation des corps, c’est de repérer ce qui s’articule, dans le dire du patient, des signifiants de sa jouissance comme de la jouissance de ces signifiants.

Car c’est à ces signifiants que l’analyste va s’accorder, donner corps.

Ce à quoi il s’agit de donner corps, pour l’analyste dans ces entretiens préliminaires, ce n’est pas tant au dire, au sens de ce que le patient amène dans ses propos, qu’au jouir, au jouir dans son dire.

Et d’instituer le transfert par le biais de la translation de ce jouir, qui se situe au niveau du Discours du Maitre, à son service, à un j’ouïr du Discours analytique.

La confrontation des corps serait donc l’opération qui par le biais de la reconnaissance par l’analyste de la dit-mension de la jouissance de l’être parlant qu’est le patient, et qui a pris pour mension le corps, a pour effet le déplacement des discours.

Le corps de l’analyste, parcouru d’une jouissance qui n’est pas la sienne, et qui n’est pas la jouissance phallique tend à produire un changement de discours, dans la mesure où il donne son accord à devenir le destinataire des signifiants de la jouissance.

Cependant, continue Lacan dans cette même leçon, il ne suffit pas de s’y accorder, il faut encore, je le cite, "bien tenir la corde pour ne pas glisser".

La corde de ces jouissances qui viennent dessiner, contourner, l’objet a de la satisfaction pulsionnelle de l’analysant, et dont les signifiants viennent s’enrouler autour du corps de l’analyste-supposé-savoir, une fois qu’il y a donné son accord, et qu’il va s’agir par la suite, dans la conduite de la cure, de prélever.

C’est cela occuper la place du semblant, terme sur lequel Lacan finalement ne nous donnera pas tant d’indications, la façon dont l’analyste se prête, donne son a-corps à la circulation des jouissances dans la cure.

C’est en occupant la place du semblant d’objet a, ce semblant même dont les contours ont été tracés par les signifiants de la jouissance tels que l’analyste a pu les repérer, par la relance qu’il exerce sur cette demande de l’analysant à laquelle s’attache cette part de jouissance, "Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça", que l’analyste s’y prend.

En corps, nous dit Lacan.

Récapitulons. Nous sommes partis d’une relation initiale où prévalait du Deux. Nous en avons fait du UN, un espace commun, l’espace de la cure, bordé par la circulation des jouissances.

Mais il s’agit d’un deux qui n’est pas fondu en UN, ni d’un Un fondé par deux pourrions nous écrire à la suite de Lacan, dans la leçon du 17 Mai 1972, car nous avons placé l’objet a à une place centrale, organisatrice, ordonnant et instituant le transfert et la cure, à la racine de la constitution du Un de la situation analytique généré du Deux de la confrontation des corps.

Nous ne pouvons donc écrire la relation analytique sans la présence de l’objet a, situation que je vous propose provisoirement de poser 1+a.

"Ils sont trois, mais en réalité, ils sont deux plus a, et ce deux plus a, au point du a, se réduit non pas aux deux autres, mais à Un plus a", dit Lacan dans la leçon du 16/01/73, du séminaire Encore.

Mais cette formule, ne peut cependant nous satisfaire, car elle ne rend pas suffisamment compte de cette centralité, référentielle, de l’objet a dans la cure, et, au-delà du récit, de la jouissance de l’objet a présente dans le dire du patient : "Tout ce qui est dit est semblant. Tout ce qui est dit est vrai, par dessus le marché, tout ce qui est dit fait jouir. Ce qui est dit", dit Lacan le 21 Juin 1972.

Et elle ne nous dit rien non plus, sur cette nécessité, pour l’analyste, afin d’être à même d’entendre cette jouissance, "qu’on dise, reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend" d’occuper cette place du semblant d’objet a, terme qui n’a rien d’évident à saisir.

Que l’analyste soit à la place du semblant, c’est à dire à la place de l’agent dans l’écriture des quatre discours, cela nous pouvons le comprendre, et ce d’autant que Lacan nous spécifie que quelque chose du Discours Analytique émerge toujours à chaque changement de Discours.

Mais le semblant d’objet a ?

Le 14 Juin 1972, un trublion viendra donner à Lacan l’occasion de préciser cette question :

A celui-ci qui croyait bon d’interrompre son séminaire d’un tonitruant "c’est une pollution", balancé du fond de l’amphithéâtre, Lacan répond ceci : "Monsieur, qui croyez avoir fait un coup d’éclat, vous abondez précisément dans le sens de ce que j’ai à avancer. Puisque c’est à la place du semblant que le discours analytique se caractérise de situer l’objet a. Et c’est de devoir, de cette pollution en faire en son corps, en son existence d’analyste, représentation, qu’il y regarde à plus d’une fois".

"Grâce à la logique, il n’est cependant pas tout à fait impossible de le faire un peu décemment, à savoir, d’une part de rendre supportable cette position que l’analyste occupe en tant que a dans le discours analytique (et Lacan avec beaucoup d’honnêteté reconnaît, je le cite "je ne suis pas non plus moi même dans cette situation plus à l’aise qu’un autre") et d’autre part de concevoir que ce n’est évidemment pas peu de chose que d’élever cette fonction à une position de semblant qui est la position-clé dans tout discours".

"Car c’est là qu’est le ressort de ce que j’ai toujours essayé de faire sentir comme la résistance, et elle n’est que trop compréhensible – de l’analyste à vraiment remplir sa fonction. "

Dans La direction de la cure et les principes de son pouvoir, Lacan écrit que l’analyste, "dans la mise de fonds de l’entreprise commune" ne paye pas "que de mots", il" paye aussi de sa personne", en tant que, écrit-il, "quoiqu’il en ait, il la prête comme support aux phénomènes singuliers que l’analyse a découvert dans le transfert".

Et "être le support", revenons à la leçon du 03/ 02 /1972, "ça veut dire seulement être supposé" précise Lacan, qui continue, dans la même leçon, "alors bien sûr, cela ne lui rend pas facile, naturellement, de bien saisir quelle est sa position. Mais d’un autre côté, elle est de tout repos, puisque c’est celle du semblant."

D’autant, dit Lacan, comme pour en rajouter, le 06 Janvier 1972, qu’"on ne peut même pas dire que l’objet a, en personne, c’est la position dans laquelle se porte le psychanalyste, il y est porté par son analysant."

Mais alors, s’il en est ainsi, une position de tout repos à laquelle l’analyste y est porté par son analysant, pourrait on se demander, pourquoi Lacan nous dit-il alors que l’analyste s’…ou pire ?

Nous cernons un peu mieux la difficulté à travers ce que Lacan va nommer la fonction de l’objet a dans cette même leçon du 03 février 1972 (Le savoir du psychanalyste) :

"L’objet a, c’est ce par quoi l’être parlant, quand il est pris dans un discours, se détermine. Il ne sait pas ce qui le détermine. En quoi il est déterminé, il est déterminé comme sujet, c’est-à-dire qu’il est divisé comme sujet. Il est la proie du désir. Ça a l’air de se passer au même endroit que les paroles, mais c’est pas du tout pareil, c’est tout à fait régulier, ça produit, c’est une production, ça produit mathématiquement, c’est le cas de le dire, cet objet a en tant que cause du désir : ce qui court tout au long de ce qui se déroule comme discours-discours plus ou moins cohérent – jusqu’à ce que ça bute et que toute l’affaire se termine en eau de boudin".

Nous y voilà. C’est l’objet a qui détermine le sujet, et sa division, nous rappelle Lacan. L’être surgit de la lettre.

Et c’est bien parce l’opération qui conduit à l’émergence du Discours Analytique dans la cure est une production que Lacan n’a pas utilisé le terme de substitut d’objet a, il se servira de ce terme à la fin du séminaire Encore, dans la leçon du 15 Mai 1973, mais de semblant, qui seul, est apte à rendre compte de cette production, de la nécessité de changement de discours, et de l’émergence du Discours Analytique dans la cure, du sens qui émerge d’une vérité qui ne peut que se mi-dire, le seul sens qui tienne, puisque l’objet a, dit encore Lacan, est bien entendu étranger à tout autre sens que ce sens giratoire de la ronde des discours, celui qui va permettre une "autre lecture" du symptôme, par le biais de la soustraction de jouissance, cette jouissance, qui dit encore Lacan dans la leçon du 20 Mars 1973, "ne s’interpelle, ne s’évoque, ne s’élabore, qu’à partir d’un semblant", et d’où nait le véritable savoir du psychanalyste, à entendre comme Lacan nous a appris à lire le génitif, cette merveilleuse figure topologique de la grammaire qui fait jaillir le sujet par le simple retournement du prédicat, le savoir qui émerge du Discours analytique, de cette opération de soustraction de jouissance, et que Lacan définissait quatre ans plus tôt, le 20 Mars 1968 dans le séminaire sur l’Acte psychanalytique : "réalisation signifiante accointée à une révélation de fantasme".

Lacan va nous donner un autre versant de l’objet a, sur lequel l’analyste n’aura pas loisir de s’…ou pirer.

Le 17 Mai 1972, il dit ceci : "L’objet a", dit-il, "j’ai commencé dans un petit graphe qui était fait pour donner os, ou repère, aux formations de l’inconscient, à le cerner dans un point d’où il ne pouvait pas bouger. Mais ce qu’il faut bien comprendre, et c’est bien ce qui rend la position du psychanalyste si difficile, c’est que l’objet a, sa fonction, c’est le déplacement. Dans la position du semblant, c’est beaucoup moins facile, beaucoup moins facile d’y rester. Parce que l’objet a, enfin, il vous fout le camp en moins de deux entre les pattes".

A cette insaisissabilité de l’objet a, il rajoutera le pire le 21 Juin 1972 : "Si, pour Aristote l’homme pense avec son âme, eh bien sachez que l’analysant analyse avec cette merde que lui propose, en la figure de son analyste, l’objet a".

Et à la toute fin du séminaire, dans cette dernière leçon du 21 Juin 1972, il réintroduit le terme de fraternité, notion qu’il a déjà longuement rabattue, qu’il n’a cessé de commenter tout au long de son enseignement, et qu’il va chercher chez Saint Augustin, dans les premières lignes des Confessions : "J’ai vu de mes yeux vu, un tout petit en proie à la jalousie. Il ne parlait pas encore et déjà il contemplait tout pâle et d’un regard amer son frère de lait", point de pâleur, de "jalouissance", dira-t-il dans Encore, qu’il désignera, à partir du séminaire sur l’identification, comme point de naissance du désir et de la constitution de l’objet a.

Mais ce qui nous intéresse ici est ceci :

"Qu’est ce qui nous lie", dit-il, "à celui avec qui nous nous embarquons, franchie la première appréhension du corps ? Qu’est ce qui nous lie", dit Lacan, "à celui qui, avec nous, s’embarque dans la position qu’on appelle celle du patient ?"

Cette barque où nous étions deux, qui font Un, reliés par la circulation de l’objet a, et que nous avons posé provisoirement 1+a, en attendant de pouvoir l’écrire autrement.

"Est-ce qu’il ne vous semble pas que si on le conjoint à ce lieu, ce terme frère qui est sur tous les murs (Liberté, Egalité, Fraternité)" – ce triple accolement que Lacan dans la leçon du Savoir du psychanalyste du 03 février 1972 qualifiera d’indécence – "je vous le demande, au point de culture où nous en sommes, de qui sommes nous frères ?"

"De qui sommes nous frères dans tout autre discours que le discours analytique ?" Et il insiste aussitôt : "Est-ce qu’il ne vous semble pas que le mot frère c’est justement enfin celui auquel le discours analytique donne sa présence ?"

Et là, Lacan répond :

"Nous sommes frères de notre patient en tant que comme lui, nous sommes fils du discours".

Face à l’objet a, analysant et analyste se retrouvent à la fois fils et frères.

Comme le père de la horde primitive, l’objet a porteur de la jouissance est dans la cure à une position d’extériorité et de référence, de présence et d’insaisissabilité.

A l’instar du patient, dépassé par son symptôme, et par la jouissance de l’objet a, l’analyste se trouve lui aussi dépassé par l’objet a, dont il ne pourra jamais que se faire le semblant, et dont la situation de transfert va en faire le dépositaire du temps de la cure.

Et ce dépassement a un nom. Il s’appelle la castration.

Nous pouvons reprendre notre formulation là où nous l’avions laissé, 1+a, et nous pourrions l’écrire 1/A, fraction de a, quotient de a, et ce d’autant qu’il s’agit toujours dans la cure de fragments de l’objet a, d’éclats pulsionnels, Lacan rappelle dans cette même leçon le génie de Freud d’avoir apporté la dimension de la surdétermination, et de ne pas s’être arrêté sur un déterminisme traumatique causal.

Mais ne sommes-nous pas arrivés maintenant à pouvoir écrire la formule des entretiens préliminaires ainsi, en nous inspirant de la formule du fantasme : Un poinçon de a, où le poinçon constitué comme vous le savez des symboles accolés de l’exclusion et de l’inclusion, mais aussi ce poinçon qui vient enfin trouer ce sac du UN, viendrait ainsi rendre compte du nécessaire de la place de l’objet a dans la cure ?