Introduction
En 2015, la Direction des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques (DREES) a mis en évidence que l’âge moyen du décès des hommes en EHPAD est de 86 ans et 9 mois, après un séjour de 2 ans et 8 mois, alors qu’il est de 90 ans pour les femmes après un séjour de 3 ans et 4 mois. Les hommes ont en moyenne trois ans de moins que les femmes lorsqu’ils entrent en EHPAD, mais ils y vivent en moyenne 8 mois de moins.
Etant en perte d’autonomie plus tôt qu’elles, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils décèdent avant. Néanmoins, je me suis demandé pourquoi ils perdent leur autonomie plus rapidement que les femmes et quelle est incidence de leur séjour en EHPAD sur leur dépendance ?
Il s’avère que les soins dispensés aux résidents les mettent dans une position infantile. La façon dont leur corps est pris dans le rapport au langage du personnel soignant rend bien souvent inopérante la fonction phallique. Ils ne parviennent pas à trouver dans le discours de l’institution de référent pour se soutenir d’un semblant.
La fragilité de l’homme est constitutive de sa structure, car contrairement à une femme, il est entièrement déterminé par la castration, puisqu’il n’est soumis qu’à la jouissance phallique. Par conséquent, lorsque la fonction phallique n’opère plus, l’impact que cela a sur son corps et sur son dire est beaucoup plus radical qu’il ne l’est chez une femme : son discours n’est plus ordonné et son corps est meurtri. Il est pris par l’angoisse dont le surgissement résulte de la carence du phallus : « C’est l’évanouissement de la fonction phallique à ce niveau où le phallus est attendu pour fonctionner qui est le principe de l’angoisse de castration. »[1]
Dans la position masculine, le petit garçon tombe amoureux de sa mère et ne change pas d’objet d’amour contrairement à la petite fille.
Les formules de la sexuation présentées dans le Séminaire XX, Encore, au chapitre Une lettre d’âmour, mettent en évidence qu’à la différence de l’homme, la jouissance par laquelle une femme accède à la castration se produit en deux temps. Elle s’identifie tout d’abord au père avant de s’identifier à la mère. Elle ne peut donc être dépositaire de la nomination paternelle, c’est-à-dire d’un au moins un. Elle migre du côté du réel en un lieu où il n’y a pas d’identification possible. A la place de l’exception qui ordonne la jouissance phallique, il n’y a rien.
Nous allons examiner à présent, ce qui se produit chez un homme, lorsque la fonction phallique n’opère plus.
Le cas clinique de M. Beurk
Monsieur Beurk est né en 1932 à Alger d’un père Kabyle, serveur dans un café, et d’une mère au foyer, originaire de Paris. Il avait une sœur qui était née en 33, décédée depuis 50 ans.
« J’ai eu une enfance mouvementée. Mon père et ma mère ne s’entendaient pas, c’était une famille à problème. Ma mère vivait l’enfer à côté de mon père. Il la battait. Il n’y avait aucune issue. Il battait tout le monde. Ma sœur a réagi différemment de moi. Je suis trop sensible, les choses me travaillent plus qu’elle. Ma sœur s’est faite toute seule au milieu, moi je n’y arrivais pas. »
« Le climat de tension permanent me faisait souffrir. Ma mère qui était dans les petits nuages. Elle croyait aux forces occultes. Elle plantait des aiguilles dans des os qu’elle allait acheter chez le boucher. Je réalisais que ce n’était pas normal, ma mère était toujours avec ses esprits. »
Pour fuir sa famille, il s’est engagé durant deux ans en tant que volontaire dans l’armée puis il s’est installé à Paris où il a pu se former à la soudure à l’AFPA (Association Française pour la Formation Professionnelle des Adultes) qui ensuite l’a recruté comme formateur. Il voulait fonder une famille et a rencontré sa future femme dans un magasin où elle était vendeuse. Ils se sont mariés, ont eu un fils. Sa femme n’a plus voulu de lui, ils ont divorcé, mais il n’a jamais accepté la séparation. Il a rencontré d’autres femmes mais ne s’est pas remarié. Il a vécu seul chez lui, jusqu’à ce qu’il n’en soit plus capable. Il a alors rejoint l’EHPAD où je travaille, le 9 février 2024.
J’ai commencé un suivi thérapeutique avec lui il y a 6 mois, par la suite d’un désaccord sur sa prise en charge. On lui avait mis une grenouillère pour l’empêcher de retirer ses protections, car il urinait dans son lit et par terre. Il a réussi à déchirer la grenouillère et a continué à retirer sa protection.
« J’ai toujours appris à être propre, c’est humiliant la grenouillère, je ne supporte pas d’être serré. J’ai été élevé dans la propreté ».
J’ai appelé ce patient M. Beurk. Il s’agit d’une anagramme que j’ai construite sur une partie de son nom. J’ai fait ce choix en raison de l’odeur nauséabonde qui imprègne sa chambre depuis qu’il est alité après s’être cassé le col du fémur le 5 septembre 2024
Cette chute inaugurale va être suivie de beaucoup d’autres. En tombant, il met en scène sa peur de l’abandon qui rend compte de sa difficulté à se séparer : « S’il n’y a personne pour me soutenir, je tombe comme un sac de pommes de terre. A chaque fois que je me suis levé, je suis tombé plus ou moins gravement et c’est comme ça que je me suis cassé le col du fémur. »
Il tombe car il ne trouve pas de semblant dans la parole de l’autre pour se soutenir :
« Il y a des femmes qui sont décourageantes, la façon dont elles vous parlent, vous adressent la parole, vous sentez le mépris. »
« Comment vous réagissez ? »
« Je courbais le dos, je me suis rebellé, je leur dis leurs quatre vérités, vous n’êtes pas là pour me faire des reproches ».
La forme passive de son discours renvoie à sa passivité à l’égard de ses sphincters qu’il ne contrôle plus et auquel il ne veut surtout pas penser : « C’est un passage, cela ne vaut pas le coup d’en parler. », « C’est tellement extraordinaire que je n’y pense même pas. ». « J’ai été pris par une course de vitesse ».
Au début de nos séances, M. Beurk restitue ce qu’il vit sur un registre uniquement opérationnel. Rien n’était énigmatique pour lui. Il décrit l’embarras auquel le confronte son pénis qu’il ne peut commander, comme le ferait un petit garçon qui doit faire face à une angoisse de castration : « J’avais une démangeaison au sexe. Ça a été très bref. Ça m’a gêné pendant 3-4 minutes, mais cela a été très vite. Je ne m’y attendais pas et c’est parti aussi vite que c’est venu. Ça démange comme quand vous avez envie de vous gratter quelque part. »
Il s’épanche sur son urine comme s’il se confiait sur son éjaculation et sa masturbation. Il vit celle-ci à la fois sur le registre de la pulsion et donc du besoin, « cela a été très vite », mais également sur le registre du manque qui renvoie au désir : il s’agit d’une démangeaison, d’une envie de se gratter.
Il passe de l’infantile au sexuel et réciproquement. Ainsi, pisser au lit lui rappelle son énurésie. C’est pourquoi il essaie d’uriner en dehors du lit. « Je ne suis pas très raisonnable. Je sais que je ne peux pas me lever. Je me lève quand même. Je ne veux pas pisser au lit ».
Le vécu de sa dépendance au sein de l’EHPAD a réactivé ce trauma : « J’ai eu une jeunesse extrêmement perturbée. Jusqu’à un âge très avancé, je faisais pipi au lit. La perturbation, le déséquilibre, le manque d’affection. C’était l’enfer. Pour être tranquille, il fallait se réfugier chez mon oncle ou chez quelqu’un de la famille ».
Dans l’extrait suivant, il compense le délitement de sa structure par un délire :
« J’ai appris qu’on allait me couper la jambe droite et la jambe gauche. Ils vont me couper les jambes. Je l’ai appris par téléphone »
« Pourquoi on vous couperait les jambes ? »
« Parce qu’il n’y a pas d’activité, l’inactivité a provoqué un manque de vitalité »
Qui vous l’a dit par téléphone ?
« Ma belle-fille et mon fils. C’est ma belle-fille qui s’occupe de moi. Elle n’a pas du tout été surprise que je ne marcherai plus.
Cela fait plus d’un mois que je n’ai pas vu de kiné. Ils sont de passage. Je n’ai pas de séance de kiné. Je suis resté plus d’un mois couché sans avoir aucun mouvement. Il va se passer quelque chose. Là je ne peux rien faire, je suis cloué au lit. Je suis complétement perdu. Je ne sais pas où j’en suis. Qu’est-ce que vous me conseillez ? »
On lui coupe les jambes parce qu’on ne lui propose pas d’activité. Son discours relève d’une castration imaginaire. Cette métaphore « couper les jambes » renvoie à son inertie. Il se positionne en tant qu’objet de la violence de l’autre qui veut l’amputer. Il rend compte de son angoisse de castration et de son impuissance et me met ainsi que sa belle-fille à cette place de l’Autre maternel tout puissant.
En revanche lors d’une séance ultérieure, la disparition de la fonction phallique qui a désorganisé son corps, engendrant la perte de la motricité a produit un délitement de sa structure. Celle-ci évoque la psychose où le Nom-du-Père est forclos et où la signification phallique est évacuée le confrontant au non-sens de l’Autre : M. Beurk est perdu car il ne sait pas interpréter la façon dont il est débordé par son corps :
« Je suis convaincu qu’il y a une erreur ou une fausse interprétation de la part du public. Une erreur sur ma situation. Je ne souffre pas. J’ai un comportement tout à fait ordinaire. Je pense qu’on m’a accusé de choses qui ne sont pas. C’est une maladie qui n’existe pas. »
« -De quelle maladie vous parlez ? »
« On m’a accusé d’un comportement qui n’est pas normal. J’ai un comportement qui n’est pas normal. Il me semble que j’ai été accusé de choses qui ne sont pas. »
« -C’est quoi ces choses ? »
« Un excès.
Pourquoi je suis en procès actuellement ? Je me sens fautif mais je ne sais pas de quoi. Je pense qu’il y a une erreur de jugement, d’appréciation qui m’a conduit à cette situation qui n’est pas… C’est un comportement déviant. »
« -C’est quoi un comportement déviant ? »
« C’est la question que je me pose. Je pense que je fais l’objet d’une erreur médicale, d’une erreur d’appréciation qui m’a conduit à cette situation. C’est une opération, ça ne tient pas debout. Je pense qu’on s’est trompé. »
« -Qui ça ? »
« Le docteur qui me suit. Je me pense que c’est une erreur d’appréciation énorme. Je n’ai aucun symptôme de ce qui s’est passé. Je pense que quand on m’a dit qu’il fallait porter des protections. Je pense qu’il y a eu une erreur parce que je n’ai jamais souffert de quelque chose. »
« -Quel lien faîtes-vous entre la souffrance et la protection ? »
« D’un excès sexuel. »
« -A quoi cela vous fait penser souffrir d’un excès sexuel ? »
« A rien du tout, je n’ai jamais souffert de ma situation sexuelle. »
« -Elle est comment votre situation sexuelle ? »
« Elle est normale. »
« -C’est comment une situation sexuelle normale ? »
« C’est le processus que j’ai vécu. Je n’ai jamais souffert de cette situation. »
« -ça voudrait dire quoi de souffrir de cette situation ? »
« Vous me collez. Je suis convaincu qu’il y a une erreur d’appréciation. Je me trompe peut-être. J’ai toujours pensé que le docteur qui m’a mis dans cette voie. Je pense que j’ai eu une fausse interprétation de mon comportement. »
« -Pourquoi vous avez eu une fausse interprétation de votre comportement ? »
« En dehors du normal, de ce que c’est en dehors du normal. Je me rends compte que je n’ai jamais souffert de mon comportement sexuel, cela a été une erreur de le croire qu’il était pas normal.
Quand on m’a fait porter des protections, je l’ai interprété comme une déviation sexuelle. Je suis en train de crier justice. J’ai un comportement sexuel normal, il n’y a pas d’excès. »
« -C’est quoi un excès ? »
« C’est un débordement qui fait qu’on s’est enfoncé dans cette voie alors qu’il n’ y avait pas lieu. »
« -Qu’est-ce que cela vous évoque un débordement ? »
« C’est ce qui va au-delà d’une situation normale. C’est une erreur médicale, il faut porter des protections, c’est injustifié. Je n’ai jamais eu la moindre anomalie. Ce n’est pas venu tout d’un coup. Je suis perdu. Peut-être que cela n’existe pas. Peut-être que c’est une fabulation de ma part. Les protections, c’est répugnant, c’est humiliant. Je ne suis pas ce qu’on pense. Pourquoi me met-on des protections ? »
« -C’est une très bonne question. »
« Je me trouve normal dans mon comportement sexuel. »
« -A quoi cela sert les protections ? »
« A protéger. »
« -De quoi ? »
« Cela veut dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Des choses qui n’existent pas. C’est un rapport à ma sexualité. »
J’interrompt la séance car son fils et sa belle-fille entrent dans la chambre.
Il affirme une chose et son contraire. Il dit qu’il y a un excès et en même temps qu’il n’y en a pas. Il ne parvient pas à interpréter ce qui lui arrive parce qu’il n’a plus de référent.
Au cours de la thérapie, il a trouvé lui-même une suppléance à la perte de contrôle de ses sphincters. Il a demandé au personnel soignant de lui confier un urinoir médical, ce qui a eu un impact dans son discours. Il relie dans sa parole à la fois des propos ayant trait à son fonctionnement avec un questionnement, parce qu’il a pu éprouver un manque dans son corps : « Est-ce que je peux changer la situation ? Pour l’instant cela m’échappe ».
Dans le Séminaire X, L’Angoisse, Lacan écrit à propos du phallus :« il est présent partout où il n’est pas en situation »[2]. La fonction phallique est de nouveau opérante, si bien que son discours n’est plus dissocié.
« Si j’urine malgré moi, quand ça vient, c’est tout de suite, je n’ai pas le temps de me retourner. » Je n’ai pas l’habitude de déranger les gens. Y a peut-être à revoir quelque chose de mon côté, de penser que c’est mon travail. Je me demande si c’est un faux problème de voir les choses comme ça, faire une mise au point de ma situation générale, voir si je peux repartir sur des nouvelles bases. Ce qui me tue, c’est cette surprise. Je me dis que je me suis enfoncé jusque-là, c’est qu’il y a des raisons. C’est toujours la surprise quand ça vient. Quand je me réveille, c’est immédiat. Faut peut-être que je pose mes valises, prendre un temps de réflexion, un temps mort, mieux saisir le problème. »
Il a essayé de combler un manque symbolique par un objet de médiation. Cet urinoir lui avait été déjà proposé, mais il n’avait pas réussi à s’en servir et n’en gardait aucun souvenir. De nouveau, cette solution s’est avérée être un pis-aller car son pénis se dérobe. L’embouchure n’est pas adaptée à son hernie testiculaire : « je n’arrive pas à rentrer dedans ». « Quand j’ai compris que le pistolet ça ne marcherait pas, je suis à la merci de mes envies et de mes besoins ».
« L’urinoir, c’est pas si facile, on dirait que l’orifice est très très petit. Je pense que l’échec avec ma première femme a été un signe malheureux. J’ai eu l’impression de me tromper. La première femme autoritaire, cassante, blessante. Il y avait de l’eau dans le gaz et les conditions de vie qui étaient difficiles ne facilitaient pas la relation. Il s’est passé un problème que je n’ai jamais expliqué, qu’elle soit aux anges quand elle a eu son fils, elle m’a ignoré, méprisé, il n’y avait que son fils. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi ce n’était pas partagé. Je n’ai jamais accepté au fond qu’il y ait eu séparation et je ne comprends toujours pas pourquoi cela n’a pas marché et j’en ai beaucoup souffert.
Mes rapports avec elle, c’étaient des rapports amicaux. J’étais loyal, j’acceptais de recevoir ses amis intimes. Je ne m’en suis pas sorti, la preuve. Je voulais toujours aller vers elle, la comprendre c’est vital. Vous devez penser que je suis à moitié fou. Je ne m’en suis jamais remis. Je ne m’en suis jamais remis. Je me suis rapproché d’elle, on s’est mariés. De ce jour-là, ça a été la cassure. « Toi c’est toi. Moi c’est moi » (paroles de sa femme). Depuis le jour où on est passés devant M. Le Maire, j’ai senti une cassure. Je suis trop sensible. Toute ma vie, j’ai été sensible, j’ai eu l’impression de ne pas arriver au bout de ce que je souhaitais. J’étais un idéaliste. Je cherchais la perfection. Je cherchais à être irréprochable dans tous les domaines. Cela toujours été mon idéal, j’y ai cru. Je pense que cela explique beaucoup de choses »
Il associe l’usage de l’urinoir avec l’absence de rapports sexuels avec sa femme. Il a essayé de pallier son impuissance en faisant entrer chez lui les amants de celle-ci. Dans cette position de voyeur, sa femme devient objet de sa manipulation perverse. Il vit alors sa sexualité par le biais d’un tiers, considérant qu’il a la possibilité de récupérer la perte de cet objet d’amour, mais présente son acte comme une preuve d’amour.
Dans un lapsus, il met sa mère à la place de sa femme : « Du jour où mon fils est né, ma mère a tout ignoré de moi, de mon existence, elle ne s’est occupée que de lui. » Dans sa parole, il est en position d’enfant en rivalité avec son fils. Voudrait-il supplanter la place de celui-ci, qui le prive de sa mère ? Sa réaction révèle son identification au phallus imaginaire comme objet de désir de la mère.
N’ayant pas renoncé à être le phallus, Il répond au désir de l’Autre par un fantasme de perfection qui vise à combler le manque qu’il a repéré dans l’Autre. Est-ce pour cela qu’il n’a jamais compris sa séparation avec sa femme qui l’a laissé tomber, puisqu’il a tout fait pour la satisfaire en accueillant ses amants ?
Il interroge le Réel sur lequel il bute entre l’Imaginaire de la perfection et son impossibilité de l’atteindre : « Je voudrais un peu plus de fermeté de ma part. Je souffre quand on me prend en charge. Je voudrais faire mieux et je voudrais faire plus. Je voudrais toujours mieux faire, je voudrais être plus ouvert, plus compréhensif, aller vers le mieux, je suis un grand rêveur. De ne pas y arriver, je ressens une frustration. Je voudrais être parfait. »
La perte de sa motricité et le délitement de son discours qui surviennent lorsque sa fonction phallique est inopérante produisent chez lui une régression au stade phallique.
Toutefois, l’absence de discontinuité entre un temps de rétention de son urine et un temps où il ne contrôle plus ses sphincters et urine, soulève également la question d’une régression au stade anal. Ce qui est étonnant, c’est que cette discontinuité existe la plupart du temps chez lui pour la défécation.[3]
Pourquoi peut-il symboliser l’absence qu’implique la discontinuité entre la rétention et l’expulsion lorsqu’il s’agit de ses fèces et qu’il n’y parvient pas lorsqu’il s’agit de sa miction ?
Son problème physiologique peut expliquer en grande partie cette situation. Cependant, j’émets l’hypothèse que M. Beurk ne vit pas de la même manière la symbolisation de la perte selon qu’il expulse un boudin fécal ou de l’urine. Le boudin fécal est solide contrairement à l’urine. Il permet de garder plus longtemps le contact avec les sphincters. L’urine étant liquide, elle s’évacue plus vite du corps et donc la perte est plus rapide. Sa représentation de la discontinuité pour le caca pourrait comprendre trois temps : rétention-conservation expulsion. Pour l’urine, un seul : l’expulsion.
La symbolisation de la perte pourrait être plus difficile à concevoir pour lui lorsqu’il s’agit de la miction, si bien que la dimension de l’agressivité adressée à l’autre en serait amoindrie. En effet, dans sa régression anale, il exprime son agressivité verbale par la dénégation, c’est-à-dire qu’il prend conscience du refoulé : « La corvée est moins forte pour la femme de chambre. Elles ont davantage de travail que quand j’urine dans mon lit, ce n’est pas pour moi la solution de facilité de faire par terre. »
Dans son texte de 1925 sur la négation, Freud écrit : « Un contenu de représentation ou de pensée peut donc percer jusqu’à la conscience à condition qu’il se laisse nier. La négation est une manière de prendre connaissance du refoulé, à vrai dire déjà une annulation [Aufhebung] du refoulement, mais évidemment pas une acceptation du refoulé. »
Certaines aides-soignantes ont projeté sur lui une intention délibérée de salir ses draps et le sol en urinant. Elles l’ont crédité d’un pouvoir, lequel lui donne l’illusion de maîtriser la situation. Du reste, il retire sa protection, affirmant ne pas en avoir besoin.
Cette discontinuité qui lui fait défaut pourrait-elle revenir en passant par une phase où l’autre résisterait à l’épreuve à laquelle il le soumet en retirant sa protection pour uriner, en acceptant d’être le réceptacle de son agressivité ?
La maîtrise des phases de rétention et d’expulsion de l’urine pourrait-elle lui permettre d’en symboliser l’absence ? S’en séparer résulterait alors pour lui d’un choix engageant sa subjectivité, qui aurait pour effet de restaurer sa confiance en soi.
Du reste, ce processus rappelle le jeu du Fort-Da[4] où le petit fils de Freud parvient à symboliser le déplaisir généré par l’absence de la mère en lançant de manière répétitive la bobine qui la représente pour la faire disparaître et la faire revenir.
Lorsque M. Beurk teste la qualité de son lien avec celles qui se chargent de sa toilette, se demande-t-il si sa bobine leur revient ? : « Il y en a avec qui le dialogue s’établit plus facilement. »
Dans sa parole, il passe de l’infantile au sexuel, comme si l’analité et la sexualité génitale se confondaient. Il attend d’elles « Un soin plus rapide. » qui lui permettrait de les soumettre à son désir sans qu’il ait à contrôler ses sphincters.
Toute sa vie, il s’est défendu d’avoir des pensées « pas propres » et n’a jamais assumé sa sexualité. Il a contre-investit son impuissance en séduisant les femmes. Sa DMLA (Dégénérescence Maculaire Liée à l’Age) qui l’empêche de lire et de regarder la télévision ne le gêne pas pour les complimenter. Quand il est arrivé à l’EHPAD et qu’il était valide, Il pelotait souvent Madame B, qui elle était en fauteuil et dont le mari vivait également dans l’établissement. Madame N., sa voisine de chambre vient chaque jour lui rendre visite. Il a aussi une compagne, Madame G, une martiniquaise beaucoup plus jeune que lui, qui vient le voir quotidiennement et le masturbe. Dans cette position passive, il se comporte en objet du désir de l’Autre.
Quand il parle de ses sphincters qu’il ne contrôle pas, c’est un moyen inconscient pour lui d’évoquer son éjaculation : « C’est comme si j’avais pas de protection, ça passe au travers, ça coule à côté. La solution, c’est de serrer un peu plus les cordons, mais ça me gêne. Je n’ai jamais cru que j’avais une maladie vénérienne. J’ai 92 ans, comment voulez-vous que j’aie un rapport à 92 ans ? »
Il assimile la protection à un préservatif, fait l’hypothèse qu’il pourrait avoir des rapports et une maladie vénérienne.
La protection semble jouer chez lui le rôle d’un objet de médiation qui paradoxalement l’empêcherait d’être dans le jeu. M. Beurk l’associe à la prison et à la propreté : « La protection c’est l’emprisonnement. Chez moi c’était la prison. Ma mère avait peur de mon père. J’ai toujours été insatisfait de mon sort, j’aurais voulu davantage de liberté. On m’obligeait à essuyer les meubles, alors que je voulais sortir. »
Conclusion
La protection contribue à l’effondrement de la fonction phallique. En mettant des protections à un sujet âgé qui ne contrôle plus son corps pour qu’il y urine et défèque, on l’infantilise.
L’emploi du terme « protection » dans l’institution est utilisé à la place de celui de couche qui y est proscrit[5]. Cette négation de la dépendance vient souligner combien la situation de la personne âgée rappelle celle du nourrisson.
Toute prise en charge d’un homme en EHPAD conduit-elle donc inexorablement à un délitement de son corps et de son langage ?
Quelles sont les paroles qui pourraient par exemple accompagner l’utilisation des protections pour que les soins prodigués n’annihilent pas toute possibilité de se soutenir d’un semblant ?
Il s’avère que l’utilisation des protections n’a pas cet effet chez les hommes qui ont choisi de vivre en institution. Ils sont minoritaires et ont pour particularité d’avoir occupé une place reconnue dans la société. Chez eux la fonction phallique est toujours opérante quelles que soient les modalités de soins qui leur sont dispensées.
M.W, 91 ans en est un exemple. Il a pris la décision de vivre en EHPAD pour rester avec sa femme, aujourd’hui décédée.
Récemment il est tombé la nuit en revenant des toilettes. Il en a fait un récit héroïque en soutenant sa perte d’autonomie par un fantasme de toute-puissance. Durant une demi-heure, Il a rampé, fait des petits mouvements jusqu’à ce qu’il réussisse à poser sa tête sur le lit, laquelle précise-t-il pèse 16 kg. Allégé de ce poids, il est parvenu à tendre le bras et à atteindre la sonnette.
Ainsi, avoir fait le deuil de la perte de ses capacités, sans pour autant céder sur la mort, pourrait être la clé pour bien vivre en EHPAD. Je conclue par cette vérité de la Palice : ceux qui sont passés par la castration symbolique s’en sortent mieux.
[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, (1962-1963), Paris : Seuil, 2004, p.300.
[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, (1962-1963), Paris : Seuil, 2004, p.311.
[3]« L’excrément est précisément le premier cadeau, une partie du corps du nourrisson dont il ne se sépare que sur l’injonction de la personne aimée et par quoi il lui manifeste sa tendresse même sans qu’elle le lui demande : car, en règle générale, il ne salit pas les personnes étrangères. (Mêmes réactions quoique moins intenses avec l’urine.) La défécation fournit à l’enfant la première occasion de décider entre l’attitude narcissique et l’attitude d’amour d’objet. Ou bien il cède docilement l’excrément, il le « sacrifie » à l’amour ou bien il le retient pour la satisfaction auto érotique et, plus tard, pour l’affirmation de sa propre volonté », Freud S., La vie sexuelle, « Sur les transpositions de pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal » (1917) traduit de l’allemand par D. Berger, J. Laplanche, Paris : Seuil, 1969, p.109.
[4] Freud S., Au-delà du principe de plaisir, (1920), traduit de l’allemand par S. Jankelevitch. Paris : Payot, 2010, ch.2.
[5] Chaque employé reçoit lors de son embauche, un lexique des termes et expressions qui sont recommandées et celles qui sont proscrites.