La carte forcée de la clinique
26 février 2016

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Les introuvables
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Du côté de l’analyste, nous voici face à ce qui fait d’abord que la carte de la clinique est forcée : c’est qu’elle relève de ce qui est vu, à voir, elle est saturée d’imaginaire, et pour commencer, de l’imaginaire du corps. Le regard du clinicien, voit, adossé à ce qu’il ne voit pas, il voit de ce qu’il ne voit pas. Cette méconnaissance, ce scotome foncier vient souligner chez lui, chez l’analyste en position d’analysant, combien il est pris dans la passion de l’ignorance au moment même où son désir est pris dans le regard clinique. Mais il y a encore à avancer dans la voie de dénoncer l’image dans sa tromperie.

Je veux parler de l’illustration et de la quête de la signification. L’excès d’imaginarisation d’un trait clinique vient lui confirmer une Gestalt dont l’effet le plus certain est à la fois de s’opposer à la destitution subjective de l’analyste et de cacher ce que le sujet a de divisé chez le patient. C’est ce que l’on peut repérer sans peine chez certains analystes où se trouvent associées la virtuosité clinique et la pauvreté de la théorisation. Mais s’opposant à cet imaginaire illustrant, foisonnant, la carte forcée de la clinique peut émerger au contraire d’un imaginaire soutenant une logique spatiale ; je veux parler des schémas et spécialement des plus usuels parmi nous, ceux de Freud dans l’Esquisse mais surtout la Traumdeutung, et de ceux de Lacan. Il paraît essentiel de souligner à quel point ces représentations figurées que sont les schémas sont ce que nous savons, à savoir des instruments, et non des modèles, et aussi des prémisses à la topologie, prémisses en ce que les schémas comportent des lettres. Mais ils sont aussi frappés de l’infirmité figurative, dans la mesure où nous sommes pris en tant qu’analysant analyste, par notre regard, ou, mieux, par notre rêve. Les schémas, du côté de l’analyste, risquent d’être le support de la figurabilité de la mise en scène de son désir.

Mais si nous évoquons justement ce désir, et ces avatars, nous entendons bien que dans le jeu de cette carte forcée de la clinique le sujet barré de l’analyste est pris dans la logique de son fantasme précisément amarré à cette carte à jouer, à gagner ou à perdre. En effet, cette carte elle-même, qu’est-elle d’autre qu’un représentant représentatif de cet enjeu, à la fois figuration et symbolisation d’un cardinal, qui vient faire pièce à l’autre carte, à l’autre carte qui la force ; marquée de la tuché de la distribution, entraînée par l’automaton de la suite des coups, elle parcourt la chaîne du jeu de son corps blasonné de couleurs, de figures ou de chiffres. Et c’est de ce blason qui s’impose, entr’aperçu et anticipé, que l’analyste peut se trouver du côté de la phobie, de la phobie de la clinique. La castration située par Freud dans l’histoire du petit Hans se profile aussi dans la résistance à proprement parler émouvante de la phobie de la clinique chez l’analyste. Phobie qui peut se traduire par le symptôme de l’évitement, mais le plus souvent par une isolation sans cesse mise en acte dans l’acte analytique lui-même, entre ce qui revient à la théorie et concerne un savoir universitaire, – ce qui revient à la clinique, objet phobique de la cure, – ce qui revient à l’analyse qui a été celle de l’analyste lui-même, et dont il aurait dénié ce qui, dans son transfert, avait à voir avec la théorie dont se réclamait son propre analyste. Et c’est précisément ce qui, dans ce transfert, se répète sans cesse, qui confère, comme chacun de nous le sait, le caractère insistant de la phobie de la clinique chez certains.

S’il apparaît nécessaire d’insister sur les ravages de l’imaginaire introduits par la carte forcée de la clinique, c’est parce que la question de fond, la montagne, ce qui se met en travers, c’est le réel de la clinique. Rien de plus consistant. Pas d’intérieur et d’extérieur; nous ne pouvons l’aborder que par le symbolique. Dans ce jeu de la carte forcée, je ne peux jouer que la carte du signifiant.

C’est une affaire de phonétique, nous dit Lacan, de petite différence phonétique. Du coup, dans le champ de la parole et du langage, voici la clinique passer du regard, de la couleur et du blason de la carte à jouer, à l’écoute. Il s’agit du sujet qui parle et qui ne sait pas ce qu’il dit, puisque s’il savait ce qu’il dit, l’analyste n’aurait pas à l’entendre.

Et le moment me paraît venu d’aborder ce qui me paraît difficile à dire concernant la clinique. Comme on le sait, pendant des années à l’Hôpital Sainte-Anne, Lacan assumait ce qu’il appelait lui-même des présentations de malades adultes, entretiens qui avaient lieu dans la salle Magnan devant ceux qui pouvaient se libérer de leur service hospitalier à cette heure-là et participaient ensuite à la discussion.

Il existe dans Paris et parfois en province quelques présentations, je dirai du même style. Les présentations à Sainte-Anne assurées par Marcel Czermak avec Charles Melman pour les adultes et par moi-même pour les enfants et les adolescents, ainsi que les présentations à l’hôpital de jour du 1er et 2ème arrondissement faites pas Claude Dorgeuille, sont celles dont je peux parler le plus facilement car elles font partie de l’activité clinique de l’Association Freudienne. C’est de leur pratique, de leur évolution et de leurs impasses que je voudrais dire quelques mots pour rendre compte de ce que veut dire Lacan quand il parle des deux dangers qui nous guettent dans tout ce qui touche à l’appréhension de notre domaine clinique. Je le cite : « Le premier danger, c’est de ne pas être assez curieux. Le deuxième, c’est de comprendre, nous comprenons toujours trop, spécialement dans l’analyse. La plupart du temps, nous nous trompons ».

Voici donc de quoi il s’agit. Il y a de nombreuses années, je reçois dans l’urgence une jeune fille qui accourt vers moi après deux entretiens antérieurs, anciens de deux mois. Elle est poursuivie depuis la maison de ses parents, en particulier dans le train qui l’a amenée, par des voix insistantes et terribles qui disent de grossières injures et la menacent. Elle est dans une angoisse très vive. Au décours de l’entretien, elle m’explique que cela a commencé alors qu’elle se reposait dans sa maison et pour préciser le début de la chose, elle emploie une phrase au présent : « j’entends des pas dans le jardin ». C’est à ce moment que je souligne la proposition en la répétant, dans une équivocité complète en français : « j’entendais pas dans le jardin », qui devient ainsi une forme verbale négative au passé. Et c’est dans la scansion des mots, et non dans leur phonétique, que j’interviens. Dès lors, la crise s’apaise, les voix cessent. C’est seulement six semaines plus tard qu’elle fera allusion, à l’occasion d’un rêve, au moment où vers l’âge de cinq ans elle s’était placée derrière la fenêtre de la chambre des parents qui donnait sur le jardin, curieuse de ce qu’elle pouvait ainsi entendre. Ce « j’entendais pas dans le jardin » était à proprement parler le retour du refoulé. Je m’étais longuement interrogé sur la forme particulière de ce signifiant constitué par une phrase de six mots et m’étais beaucoup intéressé au rapport de la négation et du passage à la modalité de conjugaison de cette forme du passé que l’on appelle l’imparfait en français. C’est à l’occasion du travail clinique en cours ces dernières années et qui porte sur une série d’enfants de dix ans qui ne sont capables d’aucune lecture, même syllabique, que j’ai réfléchi aux différentes fonctions de la lettre, en particulier celles qui situent la lettre entre le savoir inconscient, lettres-support de la logique formelle, et la connaissance, qui se soutient de la syntaxe du discours. C’est à cette occasion que j’ai posé autrement la question ; à savoir non pas seulement dans le signifiant phonétique, mais aussi dans le réel de la lettre, qui vient ici se confondre avec le réel de la clinique, Réel dans lequel le symbolique de la lettre venait faire irruption dans ces hallucinations de la manière suivante que je vous propose :

j’entends des pas dans le jardin

j’entendais pas dans le jardin

– des, article indéfini pluriel : des quoi ?

– a-i, les deux lettres du savoir inconscient, inscrites et sans cesse insistantes dans ce qui est refoulé ; ou, dit autrement, dans ce cas, le trou, dans le symbolique, du Réel de ces deux lettres A et I, initiales de son prénom et de son nom.

Pour préciser ce en quoi, à mon avis, et qui est à discuter, la carte forcée de la clinique me paraît se trouver tout entière située autour de la lettre, j’évoquerai rapidement deux séances consécutives d’une patiente qui n’est plus en analyse. Elle rêve qu’elle est dans la maison de son grand-père, fondateur de la dynastie familiale, et elle se promène à bicyclette. Elle est intéressée très fortement par la marque de cette bicyclette, et la cherche avec intensité. Elle la découvre, mais elle se réveille et ne se souvient plus de cette marque, mot de 3 lettres, sinon de la lettre du milieu, un O. Son travail associatif est voué, dit-elle, à l’échec. C’est à la séance suivante, après quinze jours, qu’elle parle à nouveau de ce grand-père si important, et notamment de sa fierté de monter dans la voiture qu’il conduisait, une 202. C’est la carte forcée de la phonétique du O que le sujet qui parle tient absolument à maintenir du côté imaginaire de la lettre, imaginarisée dans le rêve, sur laquelle il ne peut que s’arrêter. Exactement comme le moine qui lisait des manuscrits se heurtait à l’enluminure qui inaugurait un nouveau verset, et devait s’arrêter devant les difficultés à lire la lettre ornée. Le parlêtre est prisonnier ainsi de l’imaginaire du O, et le sujet de l’inconscient ne peut advenir en disant zéro, le zéro qu’est le père inconsistant, à proprement parler illettré, et qui compte pour zéro devant la puissance du grand-père.

C’est ainsi que la carte forcée de la clinique nous conduit dans les registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire de la lettre.