Joyce, « chargé de père »
19 janvier 2001

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FELTIN Daniel
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L’œuvre-vie de Joyce est un démenti à la thèse proustienne que vous connaissez probablement, exposée dans le « Contre Sainte‑Beuve » : «Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Chez Joyce au contraire, vie et œuvre sont étroitement solidaires dans la mesure où il a fait de sa vie une œuvre et fait œuvre avec la texture même de sa vie.

Pour cette dernière, je me réfère à la biographie de Richard Ellmann, « James Joyce » (1959, traduction Gallimard 1962) qui fait autorité.

Joyce donc se laissa emprisonner dans sa famille avec son œuvre : nombre de ses proches apparaissent dans ses livres sous de légers travestissements, ceux qui portent le nom de Joyce sont présentés plus à leur avantage que ceux qui portent le nom de Murray (nom de jeune fille de sa mère). Joyce reprend le préjugé paternel selon lequel le nom de Murray lui laissait au nez une « odeur nauséabonde » alors que celui de Joyce répandait un parfum grisant.

De 1881 à 1894 sont nés quatre garçons et six filles. James, l’aîné naît en 1881. Son père John Joyce, nous dit Ellmann « avait empli sa maison d’enfants et de dettes », allant jusqu’à hypothéquer ses biens onze fois. Ellmann : « Il ne se considéra jamais comme un pauvre : il était un homme riche qui avait subi des revers ». Volontiers hâbleur, dépensier, aimant boire, parler, chanter, John le père s’identifie dans l’esprit de son fils avec « la force vitale elle-même » : mon père, ce héros. Ses enfants le prennent en aversion, mais James, son fils aîné, qu’il aimait particulièrement, lui rendait son affection. Joyce entretiendra toujours d’une part une surestimation imaginaire : le parfum grisant des Joyce dont on vient de parler et il dira après sa mort : « L’humour d’Ulysse est le sien. Le livre est son portrait craché » et d’autre part une lucidité que j’ai commencée par dire « symbolique » avant de me raviser. On sait qu’on peut être parfaitement lucide, comme dans les entretiens préliminaires, sans que l’énoncé soit soutenu par une énonciation. Lucidité sans illusions, donc : il reconnaissait le père, avec ses qualités et ses défauts. Il répondra à Louis Gilet qui lui demandait ce qu’avait été son père : « Banqueroutier », père en faillite. Rappelons que « banqueroute » vient de l’italien « banca rotta », comptoir brisé. C’est le lieu d’émanation des ressources financières et le domicile qui sont hypothétiques.

Peut-être peut-on relier à cette élection paternelle, la conviction précoce, chez Joyce, de son génie : il avait une extraordinairement haute idée de lui-même, ce qui ne veut pas dire que le Nom-du-Père ait pu se mettre en place.

Au commencement, pour Joyce, il y a donc ce père « soulographe », comme le qualifie Lacan, cette défaillance symbolique qui faisait qu’ « il avait la queue un peu lâche et c’est son art qui a suppléé à sa tenue phallique. Le phallus, c’est la conjonction de ce que j’ai appelé ce parasite, qui est le petit bout de queue en question, c’est la conjonction de ceci avec la fonction de la parole. Et c’est en quoi son art est le vrai répondant de son phallus ».

A la maison, ça ne va pas fort : en 1894, peu après la naissance d’un fils, Freddie qui mourut aussitôt, John Joyce, dans un accès d’alcoolisme, tente d’étrangler sa femme en hurlant : « Bon Dieu, il est temps que ça finisse ! ». James les sépare et en guise de défense il se blinde d’indifférence.

A partir de cette carence originaire fondatrice, organisatrice pour lui, Joyce se sera constitué une béquille avec l’enseignement des pères jésuites : « J’ai commencé avec les Jésuites, c’est avec eux que je veux terminer », maintenant avec constance la dimension du père Imaginaire.

Il commence sa vie sexuelle avec une prostituée et Ellmann nous dit que « cette expérience attache pour toujours en lui l’acte sexuel à une image de honte ». Nous pouvons aussi interpréter cela autrement : c’est la défaillance symbolique paternelle qui ne met pas en place l’autorisation permettant l’introduction au désir qui fige ainsi pour Joyce cette configuration du désir en ces termes religieux.

Il fait une retraite et sent, nous dit Ellmann, « qu’il fallait choisir entre une culpabilité continue et une disculpation hérétique de ses sens ». Il choisira la deuxième solution. Il n’est pas entré dans les ordres, il est entré dans l’ordre de l’errance. Remarquons que la carence paternelle s’accompagne chez James Joyce de trois conséquences :

– La 1° : une féminisation : à l’époque il était lié à un certain Richard Sheehy qui lui avait rappelé que Sheehy était une variante irlandaise du nom de Joyce. James remarquait que ce nom Sheehy était hermaphrodite puisque composé du prénom féminin « she » et du masculin « he ». Son apparentement avec ce nom concordait avec sa théorie ultérieure selon laquelle il devait être un homme féminin.

– 2° conséquence : l’absence de tout sentiment de la dette : Joyce considérera toute sa vie qu’il était tout à fait normal qu’on l’entretienne. Lorsqu’il tirera le diable par la queue à Trieste, c’est son frère Stanislaus qui subviendra quotidiennement à ses besoins, considérant,avec plus ou moins de bonne volonté d’ailleurs, qu’il devait bien cela au génie de son frère. Joyce vivra constamment épaulé par des mécènes : notamment une féministe anglaise, Harriet Weaver, sa future exécutrice testamentaire. Ellmann nous apprend qu’elle aura subventionné Joyce au niveau de ce qui atteindrait actuellement la somme d’un million d’euros. A une certaine époque, cette Harriet lui versait une rente mensuelle sans se faire connaître. Joyce n’avait aucunement la curiosité de savoir qui se cachait derrière ce bienfaiteur. On lui prêtait de luxueux appartements dans le 16°. Joyce trouvait cela parfaitement normal, considérant qu’on lui devait quelque chose. En résumé Joyce était un « tapeur » : « Il empruntait, nous dit son frère Stanislaus, à droite, à gauche… et au centre ».

– 3° conséquence : au mieux une indécision devant la filiation paternelle, au pire rejet pur et simple de cette même filiation. A la naissance de son fils Giorgio, il dit : « L’enfant paraît avoir hérité de la voix de son grand-père et de son père ». Deux mois après : « Je pense qu’un enfant devrait avoir le droit de prendre à volonté en grandissant le nom du père ou celui de la mère. La paternité est une fiction légale ». (Etonnamment moderne !). « A volonté » : la filiation n’est pas une inscription dans l’ordre symbolique, elle est un choix facultatif et alternatif du sujet.

Il abandonne peu à peu le catholicisme et parallèlement laisse grandir en lui sa foi en l’art. Il subit l’influence d’Ibsen, lui-même exilé, en qui il voit « un esprit de rebelle beauté virile » et chez qui il découvre l’importance de l’exil comme condition de l’artiste.

Joyce va, à partir de ce moment-là, rompre ses liens et entretenir le fantasme de ce qu’on pourrait appeler un auto-engendrement.

Il quitte le catholicisme, nous l’avons dit, et quand on lui demande : « Quand avez-vous quitté l’Eglise Catholique ? » il répond :« C’est à elle de le dire ». Je ne quitte pas l’institution, c’est elle qui se dissout lamentablement.

Il quitte l’Irlande, pays des ancêtres, pour Paris où il entreprend des études de médecine. Ellmann dit de cet épisode : « Il avait besoin de l’exil, comme d’un reproche adressé aux autres et d’une justification de lui-même ». C’est la terre qui est ingrate, je laisse derrière moi le sillage glorieux de la contrainte.

Il revient à Londres au chevet de sa mère, atteinte d’un cancer. Ellmann : « Sa mère était une parcelle de l’univers stable à quoi il voulait renoncer, mais il ne voulait pas qu’elle y renonçât ». Le père absent symboliquement, ne reste que la demande à la mère. Inquiète de son impiété, elle essaye de l’amener à se confesser. Joyce reste inflexible. Sa mère meurt alors qu’il a vingt et un ans. Il se met à boire et cela ne cessera jamais jusqu’à sa mort, au grand dam de Nora. Implacabilité du Wiederholungszwang, automatisme de répétition. Identification au symptôme paternel et retour dans le réel du refoulé.

Stanislas, son frère, trace de lui, un mois après la mort de sa mère, ce portrait : « Jim est un génie par le caractère. Il a un courage moral extraordinaire, et si grand que j’ai espéré le voir devenir le Rousseau de l’Irlande… Sa grande passion est un farouche dédain de ce qu’il appelle la « canaille », une insatiable haine de tigre. Il a la désolante habitude de dire très calmement à ses familiers les choses les plus choquantes sur lui-même et sur les autres, et qui plus est, de choisir les moments les plus choquants pour les dire, non parce qu’elles sont simplement choquantes, mais parce qu’elles sont vraies ». Peu de semblant, donc. On a le sentiment qu’il est aux prises directement avec un Réel.

Il se campe dans la posture du Solitaire et comme le disait Mallarmé : « Il se promène, lisant au livre de lui-même ». Au début de 1904 (23 ans), il va écrire en un jour et presque d’un trait un récit autobiographique qu’il intitulera d’abord « Un portrait de l’artiste », puis « Stephen le Héros », puis « Portrait de l’artiste jeune par lui-même » dix ans plus tard. « Stephen le Héros », et Lacan équivoque sur cet « hérétique » qu’est devenu Joyce, « ce pauvre hère qui s’est conçu comme un héros ». Intéressons-nous à l’évolution de ce titre : « Un portrait… » puis l’indéfini tombe. Cela devient « Portrait de l’artiste ». On sait que l’ellipse de l’article promeut le substantif et puis Lacan remarque que si Joyce a intitulé son livre : « Portrait de l’artiste », « s’il a dit « le» (défini), c’est bien qu’il pense que d’artiste, c’est lui le seul, que là, il est singulier ». Parce que le Nom-du-Père est aussi le père du Nom, « Joyce était chargé de père (comme on dit : avoir charge d’âme). Ce père, il doit le soutenir pour qu’il subsiste, c’est par son art que Joyce fait non seulement subsister sa famille, mais l’illustre, si l’on peut dire ». Face à la carence paternelle, « il valorise le nom qui lui est propre, aux dépens du père, c’est à ce nom qu’il a voulu que soit rendu l’hommage : « Je veux que les universitaire s’occupent de moi pendant trois cents ans ».

Attardons-nous un peu sur la dernière phrase du « Portrait de l’Artiste » : « Bienvenue, ô vie ! Je pars à la rencontre, pour la millième fois, de la réalité de l’expérience, afin de façonner dans la forge de mon âme, la conscience incréée de ma race ». Explication de texte : « Je pars à la rencontre ». Au début il y a l’exil, je pars comme un pionnier, c’est moi qui vais refonder ce qui n’a pas opéré. Joyce est spinoziste à sa manière : « Omnis determinatio est negatio ». (toute détermination est négation). Ce n’est pas moi qui ai à m’inscrire dans un ordre symbolique, je pars à la découverte, en aventurier. « Pour la millième fois » : travail toujours renouvelé, infini de l’écriture (« cent fois sur le métier… »). « Façonner » : je recrée à ma façon, à partir de presque rien, de toutes pièces, « dans la forge de mon âme », je suis un artisan au travail, travail de suppléance au dé-nouage, côté artisanal, avec la métaphore du forgeron, de cette mission d’illustration du nom, de refondation par le nom. « Conscience incréée de ma race » : c’est moi qui crée ma propre filiation. On voit à la place de qui il se met.

Quelques mots du rapport de Joyce aux femmes : nous avons vu dans quelles dispositions s’est faite sa première rencontre avec l’autre sexe. Sa représentation de cet autre était surprenante. Il avait choqué Stanislaus en citant un mot qu’il approuvait : « La femme est un animal qui pisse une fois par jour, qui défèque une fois par semaine, qui a ses règles une fois par mois et qui accouche une fois par an ».

Mais le 10 Juin 1904 il aborde une jeune femme, employée au Finn’s Hôtel : Nora Barnacle dont Ellmann nous dit qu’il peut signifier « crampon ». Le père de Joyce dira en apprenant ce nom : « Elle ne le quittera jamais ». Ils ont un rendez-vous le 16 Juin : ce jour est important car ce sera le début de l’action dans « Ulysse ». Ce jour-là, « Il entrait, nous dit Ellmann, en relation avec le monde extérieur et disait adieu à la solitude qu’il connaissait depuis la mort de sa mère ». Il dira à Nora « Tu as fait de moi un homme ». C’est une femme qui inscrit Joyce dans son sexe. Ellmann toujours : « Joyce a fait de cette femme ordinaire, avec son besoin de trouver l’extraordinaire dans l’ordinaire, l’Unique ». Elle ne s’entendait pas à la littérature (elle ne lira jamais « Ulysse » tout en disant que Joyce était le plus grand écrivain du siècle). Son père était boulanger, faisait subsister dans la pauvreté une nombreuse famille, était un grand buveur : on voit quel type de signifiant avait pu contribuer à les réunir.

Il va trouver chez elle une espèce d’identité. « Quand je suis avec vous je laisse de côté ma nature méprisante et soupçonneuse. J’ai mis une demi-heure à vous écrire ceci… Comment vais-je signer ? Je ne signerai pas, parce que je ne sais pas quelle signature est moi ».

Il décide de partir à Paris avec Nora, sans prévenir le père. Ils partent, mais pas ensemble. C’est un ami du père qui les voit ensemble et va le rapporter au père : on retrouve ce côté clandestin du désir, dans la mesure où il n’a pas été autorisé par le père.

Son rapport à Nora sera pris constamment entre deux registres : celui de l’adoration religieuse de La Femme-Mère et celui de l’obscénité (Je vous renvoie aux lettres de Nora publiées chez Payot). Il a cherché à reconstituer avec elle le lien filial rompu avec la mort de sa mère. Un jour il dit à son frère Stanislas : « Il n’y a que deux formes d’amour en ce monde, l’amour d’une mère pour son enfant et l’amour d’un homme pour ses mensonges ». Là où le Nom-du-Père est forclos, il n’y a de possible qu’une oblativité à la Femme. (Avec un grand F).

Ellmann le confirme : « Nora traitait Joyce comme un enfant et son livre comme un jouet assez dégoûtant. Un jour elle accueillit des visiteurs par ces mots : « Mon mari écrit un livre ; je vous le dis : das Buch ist ein Schwein ». Il était toujours déconcerté par sa suprême indifférence et même son aversion devant ce qu’il écrivait. Il résumait ainsi la qualité spéciale de Nora : « J’ai une certaine personnalité, je fais un certain effet sur les gens qui me connaissent et sont mes amis. Mais la personnalité de ma femme est absolument imperméable à toute influence de ma part ».

Et Brenda Maddox, auteur d’une biographie de Nora, nous dit que cette indifférence était pour Joyce comme une condition de son Désir. C’est ainsi qu’a fonctionné l’attelage Joyce-Nora, Joyce trouvant chez Nora ce point d’ancrage qui lui a certainement permis d’écrire.

Tout le monde s’accorde à penser que Molly, le personnage féminin d’Ulysse a bien des traits de Nora. Parodiant l’affirmation de Méphisto dans le Faust : « Ich bin der Geist der stets verneint » (Je suis l’esprit qui toujours nie), jouant sur l’homophonie, il l’inverse, il fait dire à Molly : « Ich bin das Fleisch das stets bejaht » ( je suis la chair qui affirme toujours). C’est le sens de la dernière phrase d’Ulysse : « Oui, j’ai dit oui, je veux bien, oui ». Avec cette équivoque qu’il n’y a qu’un terme en allemand pour évoquer à la fois la chair et la viande. Il y a dans son rapport à la femme, une dimension de Réel assez crue.

En tout cas Brenda Maddox nous dit que Joyce était férocement jaloux du passé amoureux de Nora, qu’il était maladivement possessif et qu’il ne pouvait faire un pas sans elle.

C’est Stephen, le fils de Giorgio, le petit-fils de Joyce qui nous dit peut-être la vérité sur le couple Nora-Joyce : « Nonna (la grand-mère en italien) était très forte. Elle était un roc. Je crois pouvoir dire que sans elle, il n’aurait rien fait, n’aurait écrit aucun de ses livres ». On peut dire que Stephen aimait beaucoup sa grand-mère, qu’il forçait un peu le trait, mais je suis sûr qu’il y a là un fond de vérité.

En conclusion, je dirais que j’espère avoir pu mettre en place un peu pour vous quelques linéaments de ce que Lacan a appelé le Sinthome de Joyce, comment à partir de cette démission paternelle, cette « Verwerfung de fait », Joyce a organisé une certaine suppléance de ce dénouage des trois registres : RSI.

Si se délie la chaîne borroméenne, pour une raison ou pour une autre, « Si, nous dit Lacan, le Symbolique se libère, nous avons un moyen de réparer ça : le Sinthome, à savoir le quelque chose qui permet au Symbolique, à l’Imaginaire et au Réel de continuer à tenir ensemble, quoique là, aucun ne tient plus avec l’autre… Je me suis permis de définir comme Sinthome ce qui, non pas permet au nœud à trois de faire encore nœud à trois, mais ce qui le conserve dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à trois… J’ai pensé que c’était la clef de ce qui était arrivé à Joyce… J’ai pensé que c’était de se vouloir un nom que Joyce a fait la compensation de la carence paternelle ».

Le Sinthome de Joyce a consisté à travailler la langue, à la tendre jusqu’à la désarticulation. Ellmann : « Parfois il se servait d’Ulysse pour montrer que même l’anglais, la meilleure des langues, était insuffisante. « L’anglais n’a-t-il pas assez de mots ? » lui demandait-on. « Si, mais ce ne sont pas les bons ». Il lui fallait des néologismes. « Prenez par exemple le mot « battlefield ». C’est un champ où la bataille fait rage. Quand la bataille est terminée et que le champ est couvert de sang, ce n’est plus un champ de bataille, c’est un champ de sang, un bloodfield ». Cette idée qui annonce « Finnegans Wake » (où il invente en une deuxième métamorphose « Bluddle filth », à peu près « ordure sangouine ») le préoccupait. « J’aimerais un langage qui soit au-dessus de tous les langages, un langage auquel servent tous les autres. Je ne puis m’exprimer en anglais sans m’emprisonner dans une tradition ». Il cherchait une « mathesis universalis » singulière, un principe qui rende compte de lui-même et des autres. Projet démiurgique d’un écrivain dont Lacan nous dit qu’il était « désabonné à l’inconscient », « dans la mesure, nous dit Marc Darmon, où il n’en paie pas le prix : castration et refoulement, avant d’en jouir modérément ». Je dis démiurgique parce que Joyce a voulu s’égaler aux dieux, en créant un langage qui n’appartînt qu’à lui, en désarticulant le langage, marque de trop de finitude. Comme Prométhée dérobant le feu, il en a été payé de retour par son mode à lui d’assumer la douleur d’exister. Proust écrivait la nuit dans une pièce capitonnée de liège, pour s’épargner le bruit du monde. Joyce écrivait n’importe où, n’importe quand : il s’est rongé le foie pris entre le marteau et l’enclume de l’écriture pour reprendre sa métaphore du forgeron.

Marguerite Yourcenar fait dire à l’empereur Hadrien : « A chacun sa pente : à chacun aussi son but, son ambition si l’on veut, son goût le plus secret et son plus clair idéal ». J’échangerais volontiers « idéal » contre « symptôme » ou pour Joyce contre « sinthome ».

Daniel FELTIN

Remarques supplémentaires :

Si Lacan nous dit que l’écriture a permis à Joyce de donner un semblant de consistance à son nœud borroméen, n’est-ce pas qu’il y a inclus dans l’écriture, structurellement, la dimension de la perte et par là, introduction à la castration ? L’écriture n’aurait-elle pas été pour Joyce une modalité de paiement de sa dette, mais finalement paiement toujours différé du fait du caractère démiurgique, excessif de sa tentative, où la dimension héroïque de l’exploit viendrait menacer constamment les limites de la castration sur le bord de la folie ? Ne serait-ce pas le sens de la formule de Lacan qui me reste encore énigmatique : « Il valorise le nom qui lui est propre, aux dépends du père » ?