Jouer le jeu ou jouer avec le jeu
22 mars 2003

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PÉRIN Jean
Textes
Addictions

Comment s’y prendre pour traiter la question du jeu en droit civil ? La société devient de plus en plus ludique. Les jeux télévisés et les jeux informatiques. Les médias font de la justice une justice spectacle. Mais le spectacle lui-même évolue. Certains metteurs en scène jouent avec la pièce d’un auteur et non la pièce. Un exemple, parmi d’autres : le Tarmerlan de Marlowe, joué à Chaillot, où l’on voit, sur scène, en guise de tente militaire, une couette de lit où évoluent les personnages. Imagination aidant, on pouvait y voir la reine des termites expulsant ses œufs, ou un club d’échangistes où se trouvait, sinon le slave, le suave Tamerlan le Grand ! Les acteurs alors, ne travaillent plus, ils jouent ! « Ils jouent Tamerlan le Gland ». Jadis, on disait qu’un auteur était joué, c’était de la rhétorique car c’était la pièce qui était jouée ou représentée. Il semble qu’aujourd’hui, la distance langagière ne soit plus de mise : l’auteur est réellement joué. Et le public est convié, cela s’appelle « l’interactif », à participer à la farce. L’objet monte en scène. Dans le Code, le législateur n’a pas voulu que ledit objet paraisse sur la scène du droit mais il tend, là aussi, à se présentifier. Le Droit manque de distanciation, qui opère par sondages. Des théories juridiques pensent le droit comme un jeu, avec ses joueurs et les enjeux. Le contrat est envisagé en termes de stratégie économique. Les jeux informatisés de stratégies sont familiers aux enfants. Est-ce encore du jeu récréatif ? Il est à craindre que cela ne soit plus du jeu. L’angoisse serait d’être joués par les lois si nous ne voulons pas jouer avec elles !

Que nous évoque le signifiant « jeu » ? Quatre pages du Littré ! Les enfants aussi jouent « avec », avec leurs jeux et leurs jouets mais, ils « jouent à » ; au papa et à la maman. Ils font, eux, un vrai travail, articulant corps et signifiant. Le jeu désigne un espace, l’aire de jeu. Dans RSI, c’est « le jeu de la corde jusqu’à ce que quelque chose la coince ». C’est ce qui définit « l’ek-sistence ». Dans le Code civil, existe un espace où les articles jouent les uns par rapport aux autres. Précisément les articles concernant le jeu et dont l’en-jeu est la dette de jeu.

Voici les articles :

Art. 1965 : « La loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou pour le paiement d’un pari »

Art. 1967 : « Dans aucun cas, le perdant ne peut répéter ce qu’il a volontairement payé, à moins qu’il n’y ait eu, de la part du gagnant, dol, supercherie ou escroquerie »

L’article 1966 pose une exception qui d’ailleurs vient fonder les autres articles : « Les jeux propres à exercer au fait des armes, les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature qui tiennent à l’adresse et à l’exercice du corps, sont exceptés de la disposition précédente.

Néanmoins le tribunal peut rejeter la demande, quand la somme lui paraît excessive. »

Le code civil n’interdit donc pas le jeu. Mais il ne reconnaît pas la dette de jeu ou de pari. C’est l’exception de jeu. Si le gagnant poursuit le perdant en paiement, ce dernier peut lui opposer l’exception de jeu : article 1965 du code civil. Et si le perdant a payé, il ne peut répéter : c’est l’article 1967 du code civil. Entre ces deux articles, l’article 1966 pose une exception pour les jeux qui tiennent à l’adresse et à l’exercice du corps. A condition que les sommes pariées soient modérées (1).

Il y a donc une bonne jouissance, celle de l’article 1966, et une autre jouissance qui est rejetée dans le non-droit. Le contrat de jeu figure au titre douzième parmi les contrats aléatoires, avec le contrat d’assurance et la rente viagère. La convention, le contrat, dépend donc d’un événement appelé l’aléa. Pour le contrat d’assurance l’aléa est un événement incertain mais le contrat reste équilibré. Il n’en est pas de même pour le pari et les jeux de hasard. Dans ce dernier, ce que l’un perd, l’autre le gagne. L’aléa reste absolûment en dehors de la volonté des parties. On peut dire que l’aléa, dans le jeu de hasard ek-siste. Quant à la convention, elle n’a pas de consistance. C’est pourquoi on a dit que le jeu était « à peine un contrat ». Le code, d’ailleurs, ne définit pas le contrat de jeu. L’exception bloque la procédure sans qu’on ait à examiner l’affaire au fond.

L’exception de jeu, dans son double aspect, est d’inspiration janséniste. Domat, le grand juriste du 17e siècle qui inspira le code, était ami de Pascal. Les deux énoncés de l’exception (les articles 1965 et 1967) clivent le sujet de droit. Ce dispositif est tout à fait étonnant (2).

Car pourquoi, si le contrat est nul, pourquoi prohiber la répétition. De fait, le fondement de l’exception de jeu est la cause immorale, soit l’objet impur du droit. Les analystes reconnaîtront l’objet petit a. C’est tellement vrai que la jurisprudence a fait jouer l’exception pour des contrats qui n’étaient pas des contrats de jeu. Ainsi pour le prêt consenti à quelqu’un pour jouer, comme si l’objet venait contaminer toutes les conventions ayant quelque rapport avec le jeu. On recherchera si le prêteur savait que l’argent servirait à jouer. Cela nous rappelle les contrats relatifs aux maisons de tolérance. Le marchand de spiritueux savait-il qu’il livrait du champagne à un bordel ? Et parfois il a été jugé que, même ne le sachant pas, il pouvait être débouté de sa demande. L’objet infecte la demande.

On a analysé l’interdiction de répéter par le sentiment d’honneur qui aurait poussé le perdant à payer sa dette. Mais là encore se profile l’ombre de l’objet. Et la deuxième séance de l’Homme aux rats nous donne la mesure de cette contrainte à payer. A travers la contrainte à rembourser le lieutenant A, l’Homme aux rats, ne fait que payer la dette de jeu paternelle. En allemand, la « cause », au sens de « l’aléa », est « die Sache ».

Le jeu est « à peine un contrat » dit le doyen Carbonnier. Cela se conçoit en effet, il est à peine dans le temps. Le jeu, le pari, se jouent au présent. Le joueur dépose sa mise, sans parler. Au casino, il paie au comptant avec les plaques qui lui ont été remises pour de l’argent. Quelle est la nature mystérieuse de cet échange3 ? ces plaques qui vous donne les j’tons ! C’est la survenance de l’aléa qui décidera du sens de la relation entre les deux joueurs, qui sera perdant et qui sera gagnant. Au sens juridique du terme, le jeu n’a d’objet que lui-même. C’est un pur trou. Les joueurs sont en position d’exclusion. Le code ne définit pas le jeu. Le maître s’oblige-t-il à définir ce qu’il prohibe ? Voici la définition du grand juriste Pothier, du 18e siècle : « Contrat aléatoire et intéressé de part et d’autre, par lequel deux joueurs conviennent que celui d’entre eux, qui sera le perdant, donnera une certaine somme à celui d’entre eux qui sera le gagnant. »

Il est évident que la réciprocité contenue dans cette définition ne rend pas compte de l’exception. Cette définition donne l’image de deux petits autres, parties au contrat4. L’exception, qui les met en état d’extériorité, comme le sentiment d’un Dieu caché, et d’une jouissance prohibée. La jouissance permise de l’article 1966 est phallique. Les jeux d’adresse favorisaient l’esprit militaire.

Aujourd’hui le jeu est devenu affaire d’État. Sont autorisés les loteries, les casinos, les courses, le tiercé, etc… Le jeu n’est plus le monstre hideux. Le jeu revient dans le droit, mais encadré par l’État qui en fait une source de profit. Du non-droit ou a-droit, il passe au droit.

Depuis le Code, plusieurs lois sont venues autoriser les jeux de hasard qui sont devenus l’opium du peuple. Que l’on songe au Tiercé hebdomadaire. Le jeu est donc autorisé. Mais le retour au droit fut-il si aisé ? Le plomb vil peut-il se transformer en or pur ?

La chambre criminelle de la Cour de Cassation n’a pas, dans un premier temps admis que les textes réglementaires autorisant les jeux dans les casinos puissent écarter l’application de l’article 1965 alors que les casinos avaient été habilités à recevoir et à escompter les chèques de leurs clients. Elle a permis au tireur qui avait bloqué sa provision de se prévaloir de l’exception de jeu. C’était lui permettre de répéter le paiement.

L’arrêt du 14 mars 1980 mit fin aux discussions byzantines : les chèques de casino non provisionnés constituent désormais « des titres cambiaires normaux » auxquels l’exception de jeu, tirée de l’article 1965, est inopposable. Mais la jurisprudence reste très ferme dans le cas où les casinos font des avances dans le but de continuer le jeu. Elle sanctionne le prêt en vue de jouer. Alors il y a retour au code et à l’exception de jeu. Les traces jansénistes du code ne sont pas tout à fait effacées. Mais peuvent-elles l’être ?

Prenons le cas de deux parieurs qui achètent en commun un ticket de Tiercé au PMU. Celui des deux qui a touché le montant de ce pari, est tenu, selon la jurisprudence, à verser à l’autre la moitié du gain. C’est un arrêt de la première chambre civile du 4 mai 76. La décision paraît juste. L’objet impur a-t-il disparu pour autant ? C’est que le jeu est devenu affaire de la société globale. Tout le monde est invité à jouer. Ne pouvons-nous soutenir, dès lors, que nos deux parieurs ont formé entre eux une petite société. Du contrat de jeu, nous passons structuralement au contrat de société. Il suffit pour cela que les deux joueurs gagnent. Nous entrons dans l’idéologie de la société de jeu. Le contrat social se présente comme un contrat de jeu, un contrat où tout le monde pourrait gagner. Société où les joueurs réinjectent la plus-value dans cette forme de consommation que sont les jeux. Avec effacement du A, au profit du contrat. Le jeu était « à peine un contrat », il le devient.

L’État a pris la succession des tripots ; cela nécessite, pour les sociétés de jeux, des réglementations d’où peuvent résulter certaines arnaques.

Un joueur de loto dont le bulletin n’a pas été transmis au centre de traitement informatique, voit son numéro gagner le gros lot. Ce joueur peut-il exiger son lot ? C’était le bon numéro qui avait été tiré ! La fortune était là, et vlan, elle file entre les doigts. L’objet était là ! L’article 9 du règlement du Loto ne lui offre, dans ce cas, que le remboursement de sa mise. Encore faut-il qu’il rapporte le volet B de son bulletin de jeu après compostage ! Le malheureux joueur n’a pas vraiment de protagoniste en face de lui. On peut être frappé, par ailleurs du nombre de paris gagnants qui figurent sur les listes mystérieusement disparues !

L’article 9 du règlement est une clause de non responsabilité en faveur de la société du » Loto ». Le joueur peut reprendre sa mise mais ne peut exiger son gain. Ce résultat nous ramène au code civil alors que la loi, maintenant, autorise le jeu. Alors, quoi ? Comment une défaillance minime de la chaîne des transmissions des ordres de jeu peut-elle être la cause d’un tel désastre ?

« A chaque pas que vous ferez dans ce chemin (de la foi) vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant de ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné » (Pascal). L’article 9 n’offre RIEN à côté de l’infini du manque (à gagner) !

Certains tribunaux ont accueilli les demandes de ces joueurs malchanceux. Ils ont alloué la somme demandée et condamné le Loto « tant à titre de paiement du lot que pour tenir lieu de dommages et intérêts ». Cette formulation, je crois de la Cour de Bordeaux, reste énigmatique. Des D.I. ? Pourquoi ? De quel préjudice autre que la perte se plaindrait le joueur ? Puisqu’il reçoit ce qu’il aurait touché si son bulletin avait été traité ? Il est évident que ce qui est appelé D.I. correspond au plus-de-jouir. L’embarras des magistrats, en la matière est manifeste. Car, pour bien juger, et puisque le Loto est un jeu de répartition (de la jouissance), il aurait fallu amputer de la somme soit disant gagnée, la différence entre cette somme et celle qui aurait été réellement touchée si le joueur avait effectivement gagné. Cette différence représente le plus-de-jouir. Cela met en relief ce qui est voulu par le joueur. Non pas le gain proprement dit mais le plus-de-jouir. C’est pourquoi le joueur aspire à perdre.

L’idéologie que tous pourraient gagner est faite pour stimuler la vie économique. Signalons que le contrat de jeu est lié au commerce, dès le Moyen-Age, chez le canoniste Jean d’Olivi. De nombreux jeux et concours, de loteries, présentés par des animateurs, promettent des lots. Mais souvent, les heureux gagnants de ces jeux se retrouvent le bec dans l’eau. L’arnaque consiste à présenter, sous forme de jeux une activité qui est en dehors du contrat de jeu, qui ne comporte pas d’aléa. Ainsi, par exemple un concours de slogans publicitaires organisés par une association de commerçants et animée par Guy Lux. L’association, dite Proqueurop, promettait au gagnant un grand prix nommé « Mystère » qui, en réalité était une Simca 1000. Le couple gagnant ne vit jamais la couleur de la Simca. Guy Lux avait un arrangement avec Simca qui donnait une voiture en échange de la publicité. Mais la voiture ne vint pas. Proqueurop opposa aux gagnants l’exception de jeu. La Cour répondit que le concours ne comportant ni aucune chance de gains, ni aucune chance de perte, ne constituait pas un contrat de jeu. Il n’y avait ni aléa, ni enjeu.

Pour terminer, encore une arnaque. Vous recevez d’une société de vente par correspondance ce document : « Cher M. X, votre nom écrit en capitales. Vous avez gagné 5000 euros. Renvoyez le bon de validation ci-joint et vous recevrez votre lot ». Évidemment le lot n’arrive pas. L’Autre rit, vous aussi. Vous laissez tomber. Mais certains le croient qu’ils ont gagné. Alors ils vont en justice. La Cour de Cassation répond et dit que « l’organisateur d’une loterie qui annonce un gain à une personne dénommée sans mettre en évidence l’existence d’un aléa, s’oblige, par ce fait purement volontaire, à le délivrer. »

Si vous comprenez quoi que ce soit à cet arrêt du 6 décembre 2002, je vous promets… Prudence, je m’arrête là.