Pour aborder la question de la métaphore paternelle et de la tromperie sous-jacente à ce procédé substitutif, nous dessinerons les contours intersubjectifs du fils aimé sur les frontières du peuple élu, étendu au complexe monothéiste (1). Nous choisirons comme figure Joseph (celui qui rassemble), onzième fils de Jacob, enfant chéri du père, né d’une femme désirée.
S’engageant sur la question risquée de la tromperie, nous prendrons appui sur le corps, la peau, terreau de l’imaginaire mais aussi du symbolique, car la peau est le support d’une écriture dont on aurait refoulé la lisibilité. Pour Freud, la première identification c’est l’incorporation au moment de la référence primordiale, la plus mythique, la plus idéalisante, celle où se structure la fonction de l’idéal du moi, la référence primordiale se fait sur l’évocation du corps.
Pour Lacan la première identification est une dévoration fondamentale qui va de l’être à l’être. La forme sous laquelle se présente l’être du corps, d’être ce qui nous nourrit, nous renvoie toujours à l’essence absente du corps.
Nous nous référons donc, dans cette première identification liée au corps au père imaginaire. Mais ce que l’on peut lire sur cette peau séchée, lissée du Père-Mort qui sert de support à l’écriture sera fixé comme loi et se réfère au père symbolique. Cette écriture s’inscrit sur le dos du Dieu Un, du Dieu au nom imprononçable, celui du monothéisme. Ce qui se lit précisément, de la métaphore paternelle qui vient en place du signifiant phallique, s’articule grâce au déchiffrage que fait Charles Melman et à l’alphabet lacanien : c’est que, le sujet ne peut affirmer son existence qu’au dépens d’un père mort dont il s’attribue la faute. Si le complexe d’Œdipe révèle la séparation d’un objet idéal, le complexe de Moïse révèle celle d’un moi idéal, car la faute ne porte pas sur la mère mais sur le fils qui rêvera par ses idéaux à sauver le père, déjà mort.
Parler du monothéisme ou faire parler la peau de ses acteurs morts ou vifs, c’est un peu la même chose, car le père symbolique reste, lui immortel, maintenant vivante la culpabilité du fils et en éveil le narcissisme, toujours prêt à redorer le blason du père imaginaire possesseur de la mère.
Avec Joseph, nous sommes dans la peau du rêve, son tissu, dans le corps même du texte. Et si la religion, cette grande illusion convoque les croyances, avec ses guerres et ses batailles autour du sens, on croit avec son corps, comme l’impose le premier commandement : "Croissez et multipliez-vous !" et cela jusqu’à la mort nous projetant dans le tombeau de la déréliction.
Réalisant à notre tour une métaphore, nous relèverons la chevelure de l’histoire pour déchiffrer le codicille inscrit sur la nuque raide du fils aimé, Joseph, porteur du destin messianique. Mais la peau du jeune frère s’entredéchire dans les mains de ceux nés du même père, elle suscite la haine, comme y incitait sa belle tunique bigarrée, cousue entre les doigts du père. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ce Dieu Un, n’est-il pas un Dieu trompeur, porteur d’illusions, ce Dieu trompeur qui tricherait dans la résolution des équations elles-mêmes, est encore un Bon-Dieu pour Descartes, nous dit Lacan. Toutefois toujours selon Lacan nous devrions avoir les mêmes exigences pour le je pense dans l’affirmation : je pense donc je suis que pour le je mens. Lorsque je dis, je mens, dis-je la vérité ? De la même manière, peut-on dire d’emblée je pense et en faire une démonstration ontologique ? Nous ne pouvons tout au plus qu’affirmer, je pense que je pense. Mais nous aimons nous tromper, c’est même une passion.
Le sujet supposé savoir serait le sujet de la tromperie, mais avant de tracer l’itinéraire de la fonction leurrante du transfert, retrouvons la duperie inscrite dans la filiation. L’histoire de Joseph est la première histoire d’amour non équivoque entre un père et un fils que l’on rencontre dans la Bible. Ce père et ce fils séparé par la bande des frères finiront par se retrouver, réalisant ainsi les rêves de Joseph faits en terre de Canaan et exaucés en Egypte sur la terre de Goschen. J’essaierai simplement de restituer les différents moments du récit qui auront inspiré Freud.
Mais pour parler de Joseph et de la tromperie, nous devons le resituer dans l’histoire du père et des trois patriarches.
Qui était le père de Joseph ?
Jacob est le fils préféré de sa mère Rébecca, son nom signifie : chemin sinueux, emprunté par malice, celui qui supplante. Il est en soi une métaphore. Dans la Bible Jacob a, à la fois l’image du juste, de l’intègre mais aussi de celui qui utilise la ruse. Jacob qui, à la naissance tenait le talon de son frère, trompera par deux fois son frère jumeau Esaü. La première fois pour usurper son droit d’aînesse, qu’il achète contre un plat de lentilles. La seconde en volant la bénédiction du père avec la complicité de sa mère Rébecca. Il tapisse sa peau de celle de deux chevreaux pour méprendre le vieil Isaac qui le confond avec son frère.
Jacob devra alors s’exiler pour fuir Esaü et sa mère lui suggère comme retraite la maison de son frère Laban (le blanc), l’Araméen, le sorcier. Celui qui vient du pays d’Aram, c’est le ramaï, le trompeur, l’envers d’Aram. La tromperie se dénonce grâce aux vertus du signifiant. Comme son père Isaac, Jacob va rencontrer près d’un puits Rachel, il demande sa main à Laban et son oncle lui réclame en échange de travailler sept années à son service. A la date marquant la fin du service, Laban substitue Léa, l’aînée aux yeux ternes mais féconde, à Rachel dans la couche nuptiale. Jacob devra travailler sept autres années pour le compte de Laban avant d’épouser la femme désirée, Rachel. Et Rachel finira par lui donner un fils, Joseph, nom au sens opposé (celui qui manque qui fait défaut, qui ôte la honte et celui qui ajoute) Jacob s’étant affranchi de Laban devra tout de même fuir avec femme, enfants et troupeaux pour retourner au pays de Canaan et devra aussi affronter Esaü dont il craint la vengeance. C’est là que Jacob va lutter toute la nuit dans le ravin de Yabbocq avec l’ange, peint par Delacroix dans les couleurs froides et violentes de sa force tourmentée. Jacob blessé à la cuisse, obtient la bénédiction de Dieu dont il voit la face et le rebaptise. Circoncision, rite de passage à l’intérieur du récit biblique, de ce combat onirique, fantasmatique ou réel avec l’ange-homme, Jacob sort avec un élément de doute, la blessure à la cuisse qui se transmet de génération en génération. Et le récit ajoute : "c’est pourquoi les enfants d’Israël ne mangent pas le nerf sciatique là, où fut touché Jacob" Cette castration symbolique devient alliance, Jacob se nomme désormais Israël. Le deuxième fils du troisième patriarche devient le père des douze tribus d’Israël, devient prince et intègre.
Lors du séminaire de Lacan Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lucien Israël pose la question de ce nom propre qui lui est cher, celui que va conquérir Jacob, Israël, constitué par les initiales des trois pères et des trois mères : "Le nom propre qui devient celui d’un peuple et d’un lieu, que vous lirez à la verticale. Est-ce pour connoter ou commémorer le souvenir un combat ou est-ce pour clore la période patriarcale ?"
I saac, Jacob
S arah
R ébecca, Rachel
A braham
L éa
De retour au pays de son père (Canaan), l’histoire de Jacob est subordonnée à celle de Joseph. L’histoire du père est celle du fils. L’inversion se produit lorsque Rachel meurt en mettant au monde un deuxième fils, Benjamin. Bien que ce ne soit pas notre propos, nous entrevoyons des arguments en faveur d’un Filioque qui trouverait son ressort en suivant la trajectoire de la littéralité du nom de Joseph dans ce texte.
Et le récit de Jacob-Joseph commence par celui de ses rêves. Joseph sera le dépositaire à la fois des rêves et de la haine des frères. Ses talents d’interprète lui vaudront l’exil, la liberté et l’ascension sociale.
Est-il trompé par ses rêves, espace du mens-songe qui le sépare de ses frères ?
Le célèbre épisode de madame Putiphar, sera la scène d’une nouvelle tromperie dont Joseph sera l’objet. Madame Putiphar, accuse le brillant esclave d’une tentative de viol car le jeune éphèbe ne succombe pas à ses attraits. Cette nouvelle victimisation renvoie Joseph en prison qui, du fond de son trou va attirer l’intérêt et la distinction du Pharaon grâce à ses talents d’interprète.
Les rêves du maître échanson et du maître panetier arrivent comme un même rêve ou comme des interprétations possibles d’un même rêve, l’une favorable et l’autre défavorable, comme les mots au sens opposé.
Joseph se défend d’être l’interprète des songes, c’est Dieu qui interprète à travers lui. Selon le Talmud, la signification des rêves est contenue dans le récit même des rêves, pour Freud également, il n’y a pas de différence entre le rêve et son récit, le commentaire lui-même fait partie du rêve. N’est-ce pas une autre manière de dire qu’il n’y a pas de métalangage, celui-ci étant relégué au registre de la prophétie. Freud tel Joseph, au moment où son père le quitte, se retire de sa communauté pour écrire la Traumdeutung et apporter une nouvelle interprétation des rêves à l’aube du siècle qui porte en son sein les deux totalitarismes les plus fratricides.
Au moment où les frères de Joseph viennent en Egypte s’incliner devant lui, en lui réclamant du blé, Joseph se souvient de ses premiers rêves et leur dit : Vous êtes des espions, vous êtes venus voir le sexe de la terre. Pour Lacan, la haine de l’aîné pour le puîné est fondamentale, elle est une sorte de paradigme de la haine. Mais si Joseph, suscite la haine fraternelle c’est parce qu’il constitue un obstacle à la jouissance narcissique des frères. Nés d’une autre mère, ils devront s’incliner devant lui, comme le signifiait les premiers songes dont il leur fait état, lui fils de la femme désirée du père.
Lacan dit d’Alcibiade qu’il s’approche de Socrate et veut le séduire pour lui ravir la seule chose qu’il possède, c’est-à-dire : son désir. Joseph ne place-t-il pas ses rêves dans la boite de Silène, secret convoité par les frères et par Mme Putiphar pris dans le transfert et prêts à la tromperie qui est l’essence même du transfert.
Nous mettrons en continuité ces deux assertions l’une de Freud et l’autre de Lacan : Le rêve est l’accomplissement d’un désir. Le rêve est son interprétation.
Nous ajouterons que la tromperie et le ment songe considérés avec la prophétie comme l’essence du rêve seront avec Lacan l’essence du transfert. Dans Les quatre concepts Lacan dit, que le transfert est impensable sinon à partir du sujet supposé savoir, car le sujet est supposé savoir la signification et cette signification implique le désir. Le sujet est supposé savoir de seulement être : sujet du désir. Et il se passe, un effet de transfert. Cet effet est l’amour. Comme tout amour, il n’est repérable que dans le champ du narcissisme. Aimer c’est essentiellement vouloir être aimé. Ce qui surgit s’oppose à la révélation, l’amour intervient dans sa fonction essentielle de tromperie. La tromperie concerne le sujet supposé savoir via le transfert qui tend à s’exercer dans le sens de la fermeture de l’inconscient. Et c’est cette tromperie qu’il s’agit de liquider.
Voici une manière de savoir se servir du Nom-du-Père.