Jesus just left Chicago… (2ème partie)
21 mars 2011

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REBOTINI Manuella
Textes
Musique

 

 

Les bamboulas

L’évangélisation des esclaves fut aussi déterminante par la mise en place d’une loi symbolique commune entre maîtres et esclaves. Comme le stipulait déjà le Code Noir à l’article 6 (7), le dimanche jour du Seigneur est un jour de repos pour tous. A la Nouvelle-Orléans, dès le début du XVIIIe siècle, certains maîtres autorisèrent même les esclaves à organiser des fêtes le dimanche et à jouer de la musique. L’utilisation du tambour sera alors autorisée. Ces fêtes seront appelées Les « bamboulas » d’où proviendra l’expression « faire la bamboula » qui signifie « faire la fête ». Or au masculin, « un bamboula » est à la fois une variété de tambour africain, une danse effectuée sur le son de cet instrument et une œuvre musicale. Le terme est dérivé de « kam-bumbulu » et de « ba m\’bula » en langues bantoues qui signifie « tambour ». Les maîtres surnommèrent alors les esclaves « les bamboulas ». Ce signifiant peut donc tout à la fois définir un lieu de plaisir, un objet, une personne ou une œuvre musicale. « Bamboula » n’est pas utilisé en anglais, ce qui n’est pas le cas dans les langues francophones où le S1 du maître planteur prévaut dans son utilisation contemporaine, « bamboula » étant usité à des fins péjoratives et racistes, faisant abstraction complètement de l’objet ou de la musique.

Pourtant plus tardivement, le signifiant « groove » apparaîtra dans la langue anglaise. Il se traduit par « sillon » ou « rainure » et en argot il se traduit aussi par « s’éclater », « faire la fête ». Jamais traduit de l’anglais dans une phrase, il peut tout aussi bien être sujet, verbe ou complément : « on a le groove », « ça groove » qui signifie « avoir le rythme dans la peau ». Ce terme fut tout d’abord essentiellement utilisé par les musiciens de jazz avant d’être repris dans les années 70 en discothèque à l’âge d’or de la période disco quand le public demandait au disc jockey de « passer le bon groove ». Il s’agissait en fait de jouer le bon disque pour que le public danse. De ce tambour, de ce groove et par le jeu métaphoro-métonymique du signifiant peut se repérer la mise en place d’un fantasme par l’incorporation de l’objet petit a dans le corps. On a le tambour dans le corps. Le jazz et la musique funk en sont très certainement les exemples les plus probants. Le groove se traduit principalement par un embellissement de la section rythmique ou le rajout d’une note qui vient redoubler la première. Ces nouvelles notes sont placées entre les notes initiales, dans l’espace vide, le trou et comme l’affirme le bassiste Bootsy Collins (compositeur et bassiste funk américain contemporain) : « Le groove c’est ce qu’on ressent entre les notes ». Or, même s’il peut être écrit, il n’est jamais tout à fait possible de définir le groove. On parle d’impressions, de sensations dans le corps, dans le jeu d’un instrumentiste, dans un placement de voix, dans une composition. C’est un point du Réel où l’écriture ne suffit pas et nous laisse à penser que le groove serait le pas-tout du rythme. Il y aurait donc des notes communément appelées « les notes en l’air » qui ne feraient pas partie d’un universel. On peut effectivement tout aussi bien ressentir ou ne pas ressentir le groove, savoir ou ne pas savoir jouer groovy. Il est même communément admis que les Noirs groovent plus que les Blancs et qu’ils possèdent un savoir sur le rythme que les Blancs ont beaucoup de difficultés à repérer, à comprendre et à jouer. A la fin des années 60, s’unira au groove le signifiant « afro » imposant le retour d’une culture qui avait été jusqu’à présent opprimée et mise en musique par exemple, par James Brown chantant : « Dis-le fort, je suis Noir et j’en suis fier ». (b) 

Très attirés par ces bamboulas, certains maîtres demandèrent aux esclaves de venir animer leurs fêtes du dimanche. Furent ainsi donnés des instruments de musique européens aux esclaves comme le violon, le piano, la guitare et c’est avec plaisir qu’ils interprétèrent librement les quadrilles. Ce changement de place fut fondamental pour les esclaves car ils n’étaient plus simplement une main d’œuvre gratuite mais bien les détenteurs d’un savoir sur une jouissance spécifique. Le talent des instrumentistes fut d’ailleurs très vite reconnu et augmenta considérablement le prix des esclaves lors de leurs ventes. Nombreux sont les témoignages d’une jouissance partagée le dimanche, je ne cite ici qu’un seul exemple, l’extrait du journal d’un jeune marin, Nicholas Creswell, écrit en 1774 et tout juste arrivé par bateau en Louisiane :

« Vers midi, on vint inviter le capitaine à un barbecue. Je l’ai accompagné et ai été grandement diverti. Ces barbecues se composent de cochons rôtis entiers. Cela se passait sous un grand arbre. Des jeunes gens venus nombreux se sont rassemblés autour d’un violoniste et d’un banjoïste noirs, le punch coulait à flot, pour le plus grand plaisir des femmes et des hommes présents. J’imagine qu’ils ont dansé et bu jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule personne sobre dans l’assistance. » (8)

 

Le blues 

En 1865, l’abolition de l’esclavage aux États-Unis ratifiée par le 13e amendement permettra une diffusion plus grande de la musique noire. Les musiciens sont partout dans le Sud sur les routes mais la plupart migreront vers le Nord et essentiellement à Chicago pour échapper à la répression et tenter leur chance. Ils se surnomment les « rolling stones » (les pierres qui roulent) mais que l’on traduit par « vagabond, errant ». La musique sera pour beaucoup leur seul moyen d’existence ayant pour unique compagnon leur instrument de musique. La guitare et l’harmonica seront les deux instruments les plus prisés car peu coûteux. Les airs qu’ils entonnent sont appelés les « hollers » (les braillements) et symbolisent la naissance du blues. C’est une musique simple, de l’immédiateté où les paroles sont très souvent improvisées. Il n’y a pas d’écriture. Les thèmes principaux abordés sont les contes et les légendes empruntés au vaudou, les femmes et la sexualité, les tracas de la vie quotidienne, la dépendance à l’alcool, la solitude et la tristesse. On appelle cela les « floating verses » (les vers flottants) ; il s’agit de formules plus ou moins fixes qui sont réinterprétées, réarrangées ou commentées d’une chanson à l’autre. Toute l’énergie était mise à chercher des couplets qui riment, le signifiant prévalant sur le signifié. Il est à noter cependant la récurrence du floating verse « ma mère m’a dit que… ». C’est en effet une parole féminine qui conduit la chanson, le chanteur ne faisant que reprendre ce qui a été dit par l’Autre maternel. Fils d’une filiation en souffrance, celle des « bluesmen » (les hommes du blues), où la mère par le don de la vie a automatiquement été porteuse et marquée de l’insigne phallique ; le blues serait le chant des fils du matriarcat qui pleurent une instance qui ne les aurait pas reconnus comme légitimes. – C’est peut-être pour cela que peu de femmes chanteront du blues… – Notons aussi l’emploi systématique des signifiants « man » (mec) et « brother » (frère) qui, comme des points de capiton, viennent scander, marquer et rythmer toute la chaîne.

William Christopher Handy, le premier bluesman à avoir transcrit du blues sur une partition (le « Memphis blues » en 1912) disait :

« Tous mes blues sont tirés de vieilles chansons noires du Sud, des vieilles chansons qui appartiennent aux souvenirs de mon enfance et de ma race. » (9)

Enraciné dans les work-songs, le blues appelé alors « country blues » (le blues du pays) ou le « folk blues » est devenu la mémoire d’un peuple opprimé victime de déculturation. C’est pour cela qu’il ne se rattache en rien à la musique africaine. Il s’inspire de la gamme pentatonique mineure traditionnelle répandue dans les folklores européens (essentiellement d’Écosse, d’Irlande et de Bretagne) et introduite sur le territoire américain par les colons. Sa structure de base se compose de douze mesures et de couplets très courts répétés (AAB), les chansons ne dépassant pas deux à trois minutes. Le blues se joue principalement en mi tout simplement parce qu’il s’agit de l’accord standard de la guitare. La virtuosité n’a jamais été le moteur principal du blues mais bien au contraire la spontanéité du geste. C’est une approche instinctive de l’instrument. Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones dira ainsi :

«  J’ai oublié de mentionner que, pour moi, jouer le blues était un moyen de m’évader de l’alignement méticuleux des portées, avec leurs mesures comme autant de barreaux de prison et leurs notes entassées derrière comme des détenus à la mine triste. » (10)

La gamme blues est ainsi tombée des doigts, utilisant la quinte diminuée (+6 demi-tons par rapport à la fondamentale, le célèbre Diabolus in Musica) et donnant ainsi un effet de tension et d’instabilité à la structure harmonique accentuée aussi par l’invention du bottleneck, un goulot de bouteille en verre coupé et placé sur un doigt pour glisser le long du manche de la guitare.

Dans l’usage ordinaire, le blues traduit une tristesse de l’âme, une souffrance, « on a le blues », « les idées noires ». La langue anglaise utilisait alors l’expression « blue devils » mais les chanteurs éludèrent le signifiant « devil » (diable) parce trop évident pour eux, le diable était dans cette musique, dans le chant et dans le corps. Par exemple, le célèbre Robert Johnson affirmera lui avoir vendu son âme en échange de son talent… Notons cependant que le signifiant blues provient aussi du signifiant « bluette » de l’ancien français qui signifie « histoire personnelle, chanson sans prétention, amourette, fantaisie, mot d’esprit, étincelle ». Cet apport du français provient essentiellement de la présence des cajuns qui vivaient dans les bayous avec les esclaves. Ils étaient les paysans français qui furent chassés d’Acadie en 1755 par les Anglais. La plupart émigreront en Louisiane parce que française mais chassés par l’aristocratie des planteurs, ils s’installeront dans les bayous avec les esclaves. Ils seront appelés les « cajuns » par les maîtres et non plus les acadiens. Ce mot d’esprit et cette étincelle propres au blues se caractérisent par l’utilisation systématique d’un double langage ou pour reprendre Charles Melman de « doublon » (11) (« double sens » se traduit d’ailleurs par « double entendre » en anglais). L’exemple le plus connu est le doublage du signifié « rock’n’roll ». Si on le traduit, cela signifie « bercer, balancer, basculer » (to rock) et « rouler » (to roll). Mais dans l’équivocité « to rock’n’roll » est une allusion à l’acte sexuel. Le diable aurait ainsi investi tout le corps opérant une levée du refoulement dans un véritable retour au pulsionnel. Étymologiquement, le signifiant « diable » provient du latin « diabolus », du grec ancien « diabolos » et du verbe « diaballein » qui signifie « désunir, calomnier ». Ajoutons aussi les expressions « avoir le diable au corps » ou « être possédé par le diable » très pertinentes pour notre propos car le blues ne peut être pas simplement défini comme une musique sombre et mélancolique. C’est aussi une musique entraînante et très suggestive. Promotion du sexuel, du sexuel qui titille le corps, de ce diable qui fait bouger, danser, abréagir le désir. Commença ainsi la fièvre du samedi soir où les Noirs se retrouvaient dans les bals, lieux de liberté parce qu’aucun Blanc n’était présent. Son House dans une interview racontant ses débuts avec Willie Brown et Charley Patton disait ainsi :

« Nous jouions tous dans les bals du samedi soir, moi, Willie et Charley. Tous les mecs jouaient à cette époque. Les bals de campagne étaient chauds ! C’étaient dangereux, mec ! Ça démarrait bien, tu sais. Tout le monde était heureux, dansait, puis ça devenait de plus en plus bruyant. Les femmes trempaient du tabac à priser et l’avalaient avec du whisky de maïs, ça s’échauffait assez vite, oh frère ! » (9)

Dans les années 50 en Angleterre, le bleu sera aussi synonyme de pornographie, les films classés X seront appelés « blue films » et représentera aussi une forme d’humour « the blue » communément appelé « l’humour anglais », frôlant souvent le non-sens ou la bêtise (comme par exemple Les Monty Python, Benny Hill ou Mister Bean).

Le blues ne rentrera véritablement sur le marché du disque qu’en 1920 avec le titre « Crazy Blues » (Le blues fou) interprété par la chanteuse Mamie Smith et en 1922 avec « My daddy rocks me with one steady roll » (Mon homme me baise d’un balancement régulier) de Trixie Smith. C’est effectivement avec les femmes que le blues arrivera sur le devant de la scène. Depuis le début du siècle, les chanteuses noires se produisent dans des cabarets. Elles accompagnent les premières formations de jazz et apparaissent dans les très populaires tournées de vaudeville. Très en vogue, les dancings attirent un large public blanc car le charleston fait fureur – comme par exemple, le Cotton Club à Harlem où les plus grands comme Duke Ellington et Louis Armstrong se produisirent -. Le schisme entre blues et jazz s’articulera ainsi. Le jazz ne cessera pas de travailler son perfectionnement, sa complexité, formant des ensembles d’instrumentistes, des écoles pour la transmission, se produisant dans des lieux reconnus et validés par les Blancs alors que le blues gardera une spontanéité, une simplicité de la technique instrumentale et se produisant dans des lieux illicites.

Pourtant avec les lois ségrégationnistes, les compagnies phonographiques voulant séparer la musique noire de la blanche créent des séries spéciales (regroupant blues, negro spirituals, gospel et jazz), bon marché appelées « colored » ou « race records ». Entre 1919 et 1933, période de la prohibition et d’Al Capone and Co, se constitue un ghetto à Chicago où des groupes de musiciens se forment. Il y a moins de solistes, la section rythmique s’enrichit d’une batterie. Cette période sera appelée « le blues urbain ». En 1950 est créé le label Chess, se traduisant aussi en anglais par « jeu d’échecs ». Remarquons évidemment la métaphore utilisée ici : les Noirs contre les Blancs. Véritable marque commerciale ce label signera les plus grands artistes de l’époque comme Bo Diddley, Chuck Berry, Howlin’Wolf, Little Walter, Muddy Waters, Willy Dixon. Ce sera « le Chicago Blues », Chicago étant devenue La ville du blues. On nomme aussi cette période « le blues électrique » car l’utilisation de la guitare électrique deviendra systématique ; la raison fondamentale sera de pouvoir se faire entendre dans les clubs…