Avec son dernier livre La jouissance, enjeux et paradoxes Roland Chemama persiste et signe dans son mouvement de lecture des symptômes de notre époque et clôt une trilogie amorcée avec Clivage et modernité, puis Dépression, la grande névrose contemporaine, parus chez le même éditeur. Il le dit lui-même dans l’introduction de ce troisième livre : " le thème de la jouissance tellement présent dans chacun de ces livres, appelait une élaboration particulière… Il s’agira donc ici de questionner l’empire de la jouissance : l’autorité qu’elle a sur le sujet humain, mais aussi l’immense domaine qu’elle régit ". La question en effet est sérieuse à l’époque où les objets de jouissance affluent et où ils peuvent organiser empiriquement (sic) de nouvelles jouissances.
Y aurait-il du Freud en Roland Chemama ? Nous aimons à le penser… un premier clin d’oeil pourrions-nous dire se situe dans l’adresse : " Mesdames et Messieurs "… et ainsi que Freud dans ses conférences, Roland Chemama nous invite par l’écrit à partager ce qu’il a exposé toute une année, à partager ce qui le tient, que nous soyons clinicien, pédagogue ou simple sujet soumis aux objets du monde. Il tente donc la gageure de tricoter ensemble ce qui serait une introduction à la psychanalyse avec la jouissance, " à partir de quoi il faudrait aujourd’hui reconstruire tout l’édifice " pour un sujet curieux ou souffrant et qui ferait un travail analytique par exemple.
D’une manière astucieuse où l’on ne s’ennuie jamais, il nous fait relire Freud en commençant par L’introduction à la psychanalyse au chapitre des actes manqués nous menant ainsi à réviser les notions de base du désir, du plaisir, du refoulement et de la compulsion de répétition ce qui lui permet d’avancer avec une autre définition de la jouissance non seulement " comme tentative de combler un manque ", mais " une jouissance qui serait du côté de l’attachement à la perte " faisant référence au jeu du fort/da et de la bobine du petit-fils de Freud. De là Roland Chemama pose avec Lacan une question fondamentale : " le manque radical autour duquel s’organise notre subjectivité appele-t-il une jouissance absolue ? "
C’est avec Le Balcon de J. Genet que notre auteur nous fait ensuite progresser : la dimension sexuelle est l’une des coordonnées de la jouissance mais l’autre en est le rôle déterminant du langage montrant ainsi une face de la jouissance non conditionnée par une consommation d’objet. Rappelons simplement combien les jeux des petits enfants – et des moins petits – peuvent passer par un "traitement" de la langue à l’adresse des petits autres (injures, déformation du nom propre, répétitions, etc) dont le foisonnement (et la clinique journalière) nous en démontrent l’état de satisfaction pour l’un, et la marque indélibile sur l’autre. Duplicité du langage donc exemplarisé dans la " glorification de l’image et du reflet " du Balcon de Genet, et les pouvoirs de l’imaginaire et du symbolique : entrée en jeu de la loi dont les rigueurs mêmes procurent de la jouissance : le trait du coup annule le sujet dans son désir mais alors si duplicité siginiante il y a, quid de la loi, de la vérité ?
Roland Chemama nous invite alors à la relecture de L’Esquisse de Freud, très loin en arrière semble-t-il, où Freud tente une approche neurologique du fonctionnement psychique : quand le sujet tente de retrouver l’objet, une partie restera pour toujours incompréhensible, inassimilable : c’est la Chose, manquante et étrangère à la fois, faisant ainsi le lit de l’ambiguïté de la jouissance. Et Roland Chemama de citer Lacan dans L’Ethique : " l’accès à la jouissance, jusqu’à présent, c’est ce qui se présente quand on avance dans la direction de ce vide central " (que serait la Chose). Roland Chemama souligne ce " jusqu’à présent " de 1959 qui laisse ouverte la possibilité de penser aujourd’hui un autre fonctionnement. Va-t-il nous ouvrir à une autre possibilité ou à d’autres possibilités ? Un chapitre central titré " la fonction du phallus : à quoi renonçons-nous ? " produit des renversements, des retournements de ce signifiant à la fois du désir et de la castration et donnent à penser des liens entre les trois registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel.
C’est ensuite avec Les trois essais que Roland Chemama poursuit ses articulations de la jouissance : dans l’infantile, les perversions : y a t-il estimation, surestimation de l’objet qui commande et dont la prolifération aujourd’hui pose la question de ce qui fait autorité : avec Lacan il convoque Kant avec Sade et la question de la mort en rapport avec cette jouissance dans l’amour dévorant qui parfois se donne à voir entre une mère et son enfant.
" La modernité a refoulé le lien entre la sexualité et la jouissance (avec sa part de violence) mais en même temps elle rejette un sexuel qu’elle assimile à la violence. Aussi Roland Chemama reprend-il à partir de la jouissance masculine l’apport de Lacan : jouissance phallique, jouissance Autre, jouissance de l’Autre, jouissance de l’esclave, menant le plus loin possible ses interrogations et ce qu’il suppose de nos oppositions. Avec l’objet a que Lacan appelle plus de jouir le rapprochant ainsi de la plus value et dont il fait un équivalent de la jouissance, Roland Chemama cherche à comprendre ce que nous a laissé Lacan : " si l’homme n’a pas accès à la jouissance, il a du moins accès à cet équivalent ? ce n’est pas si simple : Lacan reporte à ce niveau la contradiction de la jouissance elle-même… si le plus de jouir est équivalent à la plus value, rappelons que celle-ci est en principe perdue… et réinvestie dans la production ". Notons là l’actualité singulière du discous de Roland Chemama.
Les conférences de l’auteur n’omettent pas les exemples cliniques, les références à la littérature, à l’art dans ce qu’il a de plus organique aujourd’hui. Remercions-le de ne jamais essayer de vulgariser des notions si difficiles soient-elles et de mettre à notre disposition l’arsenal de la ponctuation nous permettant ainsi de le retrouver dans son rythme, dans sa prosodie, son ton et ses emportements parfois calculés ainsi que dans l’humour nécessaire au sujet qu’il traite mais aussi à la science du pédagogue. Remercions le aussi pour sa petite note d’espoir : " je ne crois pas que le sujet contemporain puisse véritablement accéder à la jouissance sans limites qu’il vise ou qu’on lui prescrit de rechercher. Certes il considère désormais qu’en droit rien ne lui est interdit mais il bute, sans forcément le savoir, sur des limites de toutes sortes qui produisent d’autant plus de frustrations qu’il ne s’attendait pas à les rencontrer ". La cure analytique permet de donner un style à notre existence.