« Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo », c’est à cette phrase citée par Freud, en tête de sa Traumdeutung , que Lacan se réfère lorsqu’il introduit cette Trinité infernale, dit-il, cette Trinité infernale : R.S.I, le nœud borroméen. Si je ne fléchis pas ceux d’en haut, je mettrai en mouvement l’Achéron. Lacan commente cette phrase citée par Freud en soulignant qu’en fait le désir de l’homme, c’est l’enfer.
R.S.I, c’est un séminaire qui tranche. Jean-Jacques Tyszler vient de nous parler du nouage, mais R.S.I, c’est aussi un séminaire qui tranche. C’est un séminaire qui tranche par rapport aux séminaires précédents, par rapport à tout le cheminement de Lacan, de ses premiers séminaires jusqu’à Encore, jusqu’à Les non-dupes errent. C’est un séminaire qui tranche puisque la rencontre de R.S.I, du nœud borroméen provoque une rupture. Lacan reprend quasiment tout ce qu’il a avancé, tous ses concepts, toutes ses notions, c’est-à-dire non seulement les concepts freudiens mais ce qu’il a avancé lui-même, y compris ses propres mathèmes, à la lumière du nœud borroméen. Il introduit ce nœud de façon quasiment axiomatique. Bien sûr cette rencontre avec R.S.I qui lui va comme une bague au doigt, dit-il, a été préparée de longue date puisque la référence au Réel, au Symbolique et à l’Imaginaire est inaugurale dans l’enseignement de Lacan. Mais de les introduire tels quels, c’est-à-dire avec une certaine équivalence entre les dit-mensions, c’est quelque chose de radicalement neuf.
Pourquoi un nœud, comment se fait ce nœud ? Dans la première leçon Lacan s’interroge sur ce qui fait le nœud et sur ce qui distingue les trois ronds, faire le nœud cela suppose une équivalence des trois ronds et une distinction entre les trois. Et cette question, de ce qui fait en quelque sorte la différence entre les trois et l’identité entre les trois, court tout au long du séminaire puisque d’un certain point de vue, s’il y a équivalence on ne peut pas distinguer les trois, et d’un autre point de vue, il faut qu’il y en ait trois. L’équivalence, elle est topologique puisque chaque rond a le même rôle dans le nœud borroméen à trois, il n’y a aucune distinction topologique entre les trois, et la différence, Lacan la situe dans le sens, c’est parce que Réel, Symbolique et Imaginaire ont des sens différents qu’ils se distinguent. Mais dans sa démarche, donc je le répète, axiomatique, qui consiste à ce que tout découle du nœud, on se donne quelque chose de pur et de minimal et on fait découler tout le reste. Donc dans cette démarche, si le sens est ce qui va distinguer Réel, Symbolique et Imaginaire , le sens lui-même fait partie du nœud, le sens ne vient pas de l’extérieur, ce n’est pas une entité à laquelle on ferait appel de l’extérieur, mais le sens est lui-même un effet du nœud et plus précisément au niveau du recouvrement du Symbolique et de l’Imaginaire. Donc, dans un premier temps, ce qui apporterait une distinction des trois, c’est le sens et c’est quelque chose qui se situe dans le nœud. L’Imaginaire apparaît donc essentiel à la constitution du nœud. Vous voyez, c’est déjà quelque chose qui surprend par rapport à ce que l’on sait de Lacan jusqu’alors, n’est-ce pas, ce qu’il nous a appris jusqu’alors, c’est-à-dire en quelque sorte la domination dans son discours du Symbolique. Il est surprenant de faire de l’Imaginaire, l’instance, la dit-mension qui va apporter quelque chose d’essentiel aux trois, c’est-à-dire leur distinction et leur consistance. L’Imaginaire a une place aussi privilégiée que les deux autres, donc l’Imaginaire relevant du corps, c’est là que se constitue cette consistance.
Il y a une succession de triades tout au long du séminaire et ces triades sont axiomatiques, pourrait-on dire. En premier, la triade du Symbolique, du Réel et de l’Imaginaire, leur nouage et puis la triade consistance, trou et existence qui est examinée, qui est pliée dans tous les sens au cours du séminaire, la consistance étant rapportée à l’Imaginaire comme on vient de le dire, le trou au Symbolique et l’ex-sistence au Réel. Mais cette triade qui se combine avec la première, avec cette trinité du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, va complexifier notre axiomatique, puisque consistance, trou et ex-sistence vont concerner chacun des ronds. Réel, Symbolique et Imaginaire. Les trois vont eux-mêmes avoir chacun trois dimensions : la dimension de la consistance concerne chacun des trois ronds, la dimension du trou qui est proprement symbolique va aussi se retrouver dans les trois et cette dimension de l’ex-sistence relève du Réel, mais c’est ce qui tourne autour des consistances, là où se noue proprement le nœud. Le nouage lui-même relève donc du Réel. Donc, cette nouvelle triade va se combiner à la première et Lacan va en tirer des conséquences tout au long du séminaire.
Troisième triade, pourrait-on dire, c’est celle des jouissances. Lacan va inscrire sur le nœud borroméen mis à plat, mis à plat non pas par fantaisie, mais par une nécessité qui tient à notre appréhension du nœud lui-même. En effet, la dimension imaginaire fait partie du nœud et conditionne notre approche du nœud, notre façon de le saisir, donc on le met à plat puisque notre représentation nécessite cette mise à plat. Et quand on le met à plat, on peut le mettre à plat d’une façon la plus réduite possible, c’est la figure du nœud que vous connaissez, ce qui ne veut pas dire que ce nœud se présente réellement ainsi. A plusieurs occasions, Lacan nous dit que le nœud est la plupart du temps embrouillé.
Dans cette mise à plat nécessaire, Lacan inscrit certains termes : au centre l’objet a résultant non plus d’un découpage, comme dans le découpage des surfaces topologiques précédentes, mais d’un coincement. Alors, on peut se demander au sujet de ce coincement, est-ce que l’objet a, c’est simplement le coincement des trois ou est-ce un objet qui est pris dans le coincement ? Si on s’en tient à cette démarche axiomatique, on pourrait dire que l’objet a, c’est simplement le coincement, c’est-à-dire cette place qui peut être serrée jusqu’au rien, mais pourtant on sait bien que cette place va être occupée par ce qu’on entend habituellement par objet. Donc au centre est l’objet a. Le phallus se trouve détrôné de cette place centrale. Ce n’est plus le phallus qui est au centre comme dans le cross-cap. Lacan le situe à un croisement du nœud entre Réel et Symbolique, d’une façon décentrée en quelque sorte. De même, la jouissance phallique se trouve décentrée. Nous obtenons donc une troisième triade, la première c’est R.S.I, la deuxième c’est consistance, existence et trou, il y a une nouvelle triade : la jouissance phalliques, le sens, la jouissance de l’Autre. Lacan dans sa démarche, je répète, axiomatique, va combiner ces différentes triades, ainsi la jouissance phallique va être située dans ce champ de l’ex-sistence, le sens on sait déjà que c’est lui qui donne la consistance et la jouissance de l’Autre va répondre au trou.
Et la nouvelle combinaison de ces trois, de ces trois qui se répètent, et qui se combinent, la nouvelle combinaison va effectuer une sorte de croisement. Par exemple, de la combinaison du Réel et du sens découle que le Réel réponde au niveau du sens à la réduction de ce sens, c’est-à-dire que le triangle du sens, le recouvrement du Symbolique et de l’Imaginaire bordé par ce Réel, lorsqu’il est réduit à un point triple, va donner sens au Réel, le Réel qui est justement ab-sens. L’effet de sens réel se produit de la réduction du sens au littéral.
Autre combinaison de ces trois par trois, on peut effectuer la même opération au niveau de la jouissance phallique et de l’Imaginaire ; c’est-à-dire que l’Imaginaire apparaît comme ex-sistant à cette jouissance phallique, l’Imaginaire qui se caractérise par l’absence de cette jouissance hors-corps.
Troisième combinaison de ces trois par trois : le trou du Symbolique qui va répondre à cet autre trou de la jouissance de l’Autre. Pourquoi le trou de la jouissance de l’Autre ? Cette jouissance de l’Autre, je pense qu’on aura à en parler au cours de ces journées, Lacan l’introduit ici avec le nœud borroméen d’une façon qui diffère d’Encore. Il dit de la jouissance de l’Autre qu’il n’y en a pas. Il n’y en a pas dans la mesure où il n’y a pas de jouissance de l’Autre au sens du génitif objectif d’où cette référence au trou. Il ne nous dit rien dans R.S.I de la jouissance de l’Autre au sens du génitif subjectif. Ça sera peut-être une question qui sera abordée, je pense à Marie Charlotte Cadeau, que devient cette jouissance de l’Autre au sens du génitif subjectif dans le nœud et comment les deux s’articulent ? Jean-Jacques Tyszler vient de le rappeler, dans R.S.I, il y a tout un aspect de son séminaire où Lacan se démarque de Freud. Il y a des remarques effectivement dures telles que Freud se prosternant devant la jouissance phallique par exemple, ou cette référence à l’emmoïsement qui joue sur le moi et sur Moïse. Mais Lacan situe plus précisément la distinction entre ce qu’il amène et ce que Freud a eu le génie de découvrir, il la situe dans le nœud. Lacan présente un nœud qui est la solution freudienne, c’est le nœud où un quatrième rond vient faire faux trou avec le Réel. Ce quatrième est celui de la réalité psychique, mais il est aussi bien celui de l’œdipe. Le quatrième est une dit-mension freudienne pourrait-on dire, un symptôme freudien qui fait tenir le nœud freudien et qui du même coup se distingue de ce qu’on pourrait appeler un nœud lacanien. Je ne sais pas si on peut parler d’un nœud lacanien parce que qu’est-ce que serait un nœud lacanien ? Est ce que ce serait le nœud à trois, c’est-à-dire sans nécessité du quatrième, un nœud qui tiendrait à trois, solution minimale où les Noms-du-Père seraient trois : un Nom-du-Père réel, un Nom-du-Père symbolique, un Nom-du- Père imaginaire, ou plutôt ce serait le Réel le Nom-du-Père réel, le Symbolique le Nom-du-Père symbolique, et l’Imaginaire le Nom-du-Père imaginaire. C’est-à-dire des Noms-du-Père réduits à ce minimum du trois, à ce minimum trinitaire, est-ce que ce serait le nœud lacanien ? On pourrait le penser en suivant le début du séminaire, on pourrait le penser et cette solution minimale à trois on pourrait aussi se demander si elle n’était pas prémonitoire, si elle n’était pas prémonitoire de ce qu’il advient dans notre clinique d’un aboutissement de cette dégradation du Nom-du-Père unique.
Mais vers la fin du séminaire, Lacan revient sur le nœud à quatre, il y revient par nécessité topologique en quelque sorte; c’est-à-dire, on l’a vu au début, les trois ne se distinguent que par le sens, ils ont quelque chose de commun, c’est la consistance, donc c’est à la fois l’Imaginaire qui donne une consistance commune, nécessaire pour qu’ils fassent nœud et c’est aussi ce qui les distingue. Il y a là une contradiction, c’est-à-dire que ce qui apporte l’équivalence, c’est ce qui apporte la distinction, d’où la pente vers l’homogénéisation puisque les trois relèvent de la consistance imaginaire et qu’il n’y a guère que l’Imaginaire, c’est-à-dire le sens qui puisse les distinguer, il y a cette pente vers l’homogénéisation des trois, la mise en continuité des trois puisqu’il n’y a aucune contrainte topologique, aucune distinction topologique entre les trois. C’est donc par une sorte de nécessité topologique que Lacan fait appel au quatrième puisque le quatrième va apporter des distinctions. Le quatrième pouvant faire faux trou avec chacun des trois va apporter une certaine distinction puisque les deux faux trous ainsi constitués seront en quelque sorte indissociables. Virginia Hasenbalg a présenté ça sur le site dernièrement, c’est-à-dire comment un certain ordre persiste qui apporte une distinction entre les quatre, qui apporte cette fois-ci une distinction topologique et c’est la dernière leçon de R.S.I où il est question des trois nominations.
Encore quelque chose que le nœud apporte : la distinction entre trois nominations ; c’est un fil qui court tout au long du séminaire : la question de la nomination. Il y a cette référence au livre de Kripke, Naming and Necessity qui interrogeait Lacan, soit pourquoi dans la nomination, se passe-t-il quelque chose de différent de la « parlotte » ? Il y a dans la nomination, un lien particulier entre Symbolique et Réel. Ce n’est pas sans écho avec le terme de Echt qu’on trouve chez Heiddeger c’est-à-dire l’authentique, comment les mots collent-ils au Réel ? Lacan rappelle que le Symbolique ne colle pas comme ça au Réel directement. Il lui faut ce que Platon avait désigné sous le terme de Eidos. Il n’y a aucun lien entre le mot et la chose sans ce troisième terme, c’est-à-dire sans l’Imaginaire. Donc, c’est une question qui court tout au long du séminaire et qui aboutit à la distinction des nominations.
Entre temps de nombreuses questions vont être abordées avec le nœud. Il y a on peut dire du côté de chez Freud la reprise de ces triades, inhibition, symptôme, angoisse qui vont comme ça se répartir, se situer d’une façon tout à fait saisissante sur le nœud. Autant dire que le nœud leur va comme bague au doigt à l’inhibition, au symptôme et à l’ angoisse, comme s’il y avait là des places qui les attendaient pour qu’ils viennent se mouler sur ce nœud. Vers la fin du séminaire, il y a la reprise des trois identifications freudiennes, celle de l’amour du père, celle au trait unaire et celle au désir. Des questions essentielles vont être mises au jour grâce au nœud, la distinction d’un effet de sens imaginaire et d’un effet de sens qui serait réel, et cette distinction intéresse directement l’analyste dans son acte, donc c’est une question qui, je l’espère, sera abordée largement dans notre étude du séminaire. Il y a une foule de notations, de remarques cliniques qui prennent un sens nouveau avec le nœud borroméen, jusqu’à cette distinction finale entre les trois nominations, cette distinction finale entre les trois nominations qui repose donc sur les trois combinaisons possibles du nœud à quatre. Et Lacan termine dans le séminaire en annonçant la suite c’est-à-dire un, deux, trois, quatre, cinq six, vous savez en reprenant la chanson, quatre, cinq, six, je m’arrête à six, pourquoi s’arrête-t-il à six, à mon sens c’est parce que si chaque rond est associé et fait faux trou avec sa nomination, chaque faux trou étant constitué par deux ronds, ce chemin mène à six, deux fois trois et s’arrête à six. C’était le projet de Lacan de faire son séminaire quatre, cinq, six et il a changé d’objectif à la fin de l’année, au mois de juin lorsqu’il a fait sa conférence sur Joyce, Joyce le Symptôme, il annonça son intention de parler de Joyce dans le séminaire suivant qui sera à l’étude l’an prochain. A cette occasion je vous annonce la sortie de la nouvelle transcription du séminaire sur Joyce, Le sinthome. Nous devons cette nouvelle transcription à Flavia Goian qui a fait un travail excellent. J’en parle d’autant plus facilement que ma contribution y est fort modeste. Il y a un lien très direct entre cette dernière leçon de R.S.I et les premières leçons du Sinthome. On pourrait dire que c’est encore là un effet du nœud et un témoignage de cette fidélité de Lacan, cette fidélité qui consiste à suivre ce qu’il a posé, cette axiomatique pourrait-on dire et à en tirer les conséquences. Voilà
Je souhaiterais qu’au cours de ces journées on ne perde pas le fil, c’est-à-dire que chacun puisse s’interroger simplement en exposant ses difficultés, ses embarras voire ses réticences, que chacun puisse convoquer le nœud, autant dire partir de sa place, c’est-à-dire nous dire réellement comment il s’en sert, ou s’il n’en a pas besoin, ou si c’est quelque chose d’essentiel dans sa pratique. C’est ce que nous dit Lacan sans cesse tout au long du séminaire, ce que je vous dis, ça vient directement de ma pratique, ce que je vous dis sur le nœud, ça sort de là, ça sort de ma pratique. Alors ça reste bien mystérieux pour nous, Lacan parle peu de sa pratique. Il l’évoque dans son séminaire très rarement. Il y a bien ici l’histoire de ce patient qui a parlé du symptôme comme points de suspension, ce qui donne à Lacan l’occasion de souligner le lien du symptôme et de l’écriture. Je pense qu’il faut croire Lacan quand il nous dit qu’effectivement ce qu’il nous enseigne dans R.S.I, ça sort de sa pratique. Qu’en est-il pour nous ? Voilà, je vous remercie.
Marc Darmon