Disons-le d’emblée, L’envers de la psychanalyse est un séminaire époustouflant. La puissance logique contenue dans l’écriture des quatre discours inscrits au tableau, ainsi que les conséquences qu’elle serait susceptible d’avoir, produit un véritable effet de souffle qui est à proprement parler renversant. Ajoutons que la qualité de la transcription de notre association, que nous devons à Jean-Paul Beaumont, en permet une lecture renouvelée.
Bien que prononcé il y a trente-sept ans, il reste d’une actualité brûlante. Il permet en effet de nous orienter dans notre époque qui se caractérise par une mutation décisive. Lacan l’évoque incidemment, sans y insister : celle qui voit la tradition du grand jeu humain du désir, de la présentification du manque dans notre culture matérialisé par l’interdiction de la jouissance phallique, en passe d’être supplantée par la montée au zénith de ce qu’il appelle le plus-de-jouir et qu’il écrit objet a. Ainsi, à une jouissance qui ne peut être atteinte que sur l’échelle inversée de la loi du désir, la jouissance phallique, se substitue une jouissance quadrillée par la fonction du plus-de-jouir, dont le champ n’est plus immédiatement connexe à celui du désir, mais s’ordonne d’un jouir à tout prix tel que l’évoque Charles Melman dans L’homme sans gravité.
J’ai dit dans notre culture, car il n’est pas sûr que d’autres cultures et en particulier la culture japonaise, relèvent de cette tradition. C’est une question que je laisse en suspens pour notre travail de l’an prochain qui mettra à l’étude le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant.
Notons que Freud lui-même – c’est la base solide sur laquelle s’appuie Lacan tout au long du séminaire – le premier, à sa façon a relevé cette mutation. Comment ? En suivant le fil de l’expérience de discours en quoi consiste la pratique de la cure. C’est à ce prix et pas en observant le comportement des gens, qu’il a produit Au-delà du principe de plaisir, l’automatisme de répétition et la pulsion de mort. Lacan insiste : rien n’obligeait Freud à aller jusque-là, puisque dès la Traumdeutung les rapports de l’inconscient au désir étaient établis. Par ailleurs rien ne le préparait dans sa formation, celle d’un médecin de son époque, d’un chercheur engagé dans ce qui fut la tentative d’appliquer au vivant les lois de la physique – Fechner est sa référence – à avancer, ainsi qu’il le dit lui-même, cette spéculation sur l’existence d’une pulsion de mort.
Lacan nous dit que cette avancée s’est faite au prix d’une confusion, peut-être à rapporter à une soif de sens chez Freud, qui s’exprime en particulier par l’hypothèse finaliste d’un retour à l’inanimé des organismes vivants. Mais il ajoute que contrairement à l’appareil du discours, nous avons tous besoin de sens et que Freud a néanmoins osé affronter par sa parole ce qui est au-delà, hors du système de l’appareil psychique régi par le principe de plaisir couplé au principe de réalité et qui constitue sa limite : la jouissance. C’est là que se produira avec Lacan un changement, dans la mesure où ce ne sera plus par la parole mais par une écriture topologique, celle des discours précisément, que sera située la question de l’au-delà du principe de plaisir, de la pulsion de mort, de la jouissance en tant qu’elle est ce qui va contre la vie. Toute jouissance ne va pas contre la vie puisqu’il existe chez la femme notamment, une jouissance de la vie qui est hors langage, hors symbolique. Mais enfin, pour ce qui concerne l’automatisme de répétition, qui est à rapporter aux effets du langage, la jouissance qui se trouve produite est une jouissance qui va contre la vie et tous les exemples cliniques que donne Freud dans Au-delà du principe de plaisir vont dans ce sens. Ainsi Lacan substitue-t-il à la conception de l’appareil psychique, à la métapsychologie, un autre appareil, l’appareil des discours.
Nous ne pouvons que regretter avec lui qu’il n’ait pas eu le temps d’établir, même les bases de ce qu’il aurait souhaité qu’on appelât le champ lacanien – c’est-à-dire le champ de la jouissance – parce que s’il en avait établi les bases, nous serions autrement mieux armés pour nous orienter aujourd’hui. Le champ lacanien est ici à mettre en perspective avec le champ de la physique que ce soit la thermodynamique ou l’électromagnétique, mais c’est un champ, celui du signifiant, qui, comme il le dit dans Radiophonie : » de son matériel même, se distingue d’aucun champ physique par la science obtenu. »
Je dis là les choses sur un ton qui pourrait paraître à la fois celui du regret, du regret que nous ne soyons plus seulement dans cette grande tradition du désir, mais aussi celui d’une inquiétude devant ce qui à notre époque semble en prendre le relais et nous mènerait à la catastrophe : la prolifération de la jouissance. Lacan pourtant n’adopte aucunement ce ton, il se contente modestement, en précisant que c’est ce qui peut donner un sens à notre travail, de mettre les choses à leur place. C’est déjà beaucoup que pour cette mise en place, il nous ait laissé avec l’écriture des discours ce que l’on pourrait appeler l’appareillage de la jouissance et nous verrons au cours de ces journées, en quoi cette écriture peut nous être utile dans la clinique et nous permettre de nous orienter dans notre pratique. Mais ce qui est extraordinaire dans ce séminaire, c’est que la fécondité de ces écritures ne s’arrête pas là, puisqu’elle rend compte des différentes modalités du lien social. C’est la raison pour laquelle nous avons intérêt à la culture du semblant en quoi consistent ces discours, en particulier les femmes qui en sont les représentantes éminentes. Il y a en effet une différence majeure entre la jouissance telle qu’elle s’appareille dans un discours quel qu’il soit, un des quatre, et les effets de retour non identifiables, incompréhensibles, tels qu’ils se manifestent dans le réel lorsque la jouissance se trouve désarticulée du discours. Cela n’a pas empêché Lacan de poser la question de la possibilité D’un discours qui ne serait pas du semblant, d’un discours qui éventuellement pourrait nous donner accès à un peu plus de réel que ce à quoi le fantasme dans son peu de réalité nous donne accès, mais je laisse cela pour notre travail à venir. Essayons de ne pas trop anticiper et avançons pas à pas dans le cours de cette introduction.
Lacan donne donc ce séminaire au cours de l’année 1969-1970, à l’occasion d’un troisième déménagement du lieu de son enseignement : après Sainte-Anne de 1953 à 1963, puis l’École Normale Supérieure de 1964-1969, c’est la Faculté de Droit qui l’accueille désormais. Ce changement de lieu est également un changement d’auditoire qui ne résumera plus : d’une part, aux psychanalystes auxquels il avait donné à Sainte-Anne un enseignement qu’il appelle lui-même propédeutique, et d’autre part à ceux qui ne le sont pas et qui, de formation essentiellement philosophique, lui posaient la question de savoir si la psychanalyse est une science. Son séminaire est ouvert désormais au tout venant et nous pouvons raisonnablement le penser, aux plus jeunes, aux moins de 24 ans, ainsi qu’il s’était exprimé l’année précédente, c’est-à-dire à ceux à qui la logique des ensembles avait été enseignée. À cet égard, il est intéressant de noter que dès le début de la première leçon, Lacan présente ses excuses à une jeune femme inconnue qui lui avait posé quelque temps plus tôt des questions concernant la reprise de son séminaire et à qui il avait fait une réponse peu aimable. Pourquoi ne pas considérer alors, je le dis comme cela, qu’il a dédié son séminaire cette année-là à cette jeune femme, dont la vivacité à se servir de son vélomoteur l’étonne. A l’occasion de ce changement de lieu qui est aussi un changement d’adresse, Lacan apporte une réponse à la question qu’il avait laissée en suspens en 1964, je le cite, » celle qui va de la psychanalyse est-elle une science à qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? » Vous voyez déjà la réserve qu’il introduisait dans la question qui lui avait été posée sur un mode injonctif : » Alors, Lacan, la psychanalyse est-elle une science ? Il va falloir que vous répondiez ! » Dans ce séminaire, il y répond en avançant que bien que la psychanalyse ne se réfère qu’au sujet de la science et à lui seul, elle n’est pas pour autant une science. Ce dont il s’agit désormais, c’est de tenter d’établir le statut de la psychanalyse. Et pourquoi pas au sens juridique du terme ? C’est-à-dire, si on lui enlève son habillage de justice, au sens logique du terme, puisque le droit, je le cite : » a toujours eu à faire et au dernier point, avec la structure du discours. Si le droit c’est pas ça, si c’est pas là qu’on touche comment le discours structure le monde réel alors où ça sera? » C’est autre chose que de répondre à la question de savoir si la psychanalyse est une science. Et il ajoute que c’est de prendre la psychanalyse à l’envers tel qu’il se propose de le faire cette année-là, qui permettra peut-être d’établir son statut. Nous repérons ici l’équivoque sur le terme d' » envers » qui est dans le titre et qui persistera tout au long du séminaire : la psychanalyse à l’envers, mais aussi l’envers de la psychanalyse, le discours du maître comme envers de la psychanalyse, dont le droit, au même titre que la médecine ou la philosophie, est une expression éminente.
Dans un premier temps toutefois, et Lacan l’avance au tout début de la leçon, il intitule ce séminaire La psychanalyse à l’envers en précisant que loin que cela constitue la moindre concession à l’air du temps tout à la révolution et à la remise en question de ceux que l’on a appelé » les maîtres à penser « , cet envers en constitue plutôt l’interprétation. Ce terme d' » envers » est à situer en effet par rapport au souci qui était celui de Lacan, bien avant mai 68, d’une reprise du projet freudien à l’envers ou par l’envers, telle qu’il l’évoque en 1966 dans les Écrits lorsqu’il présente ses premiers textes dans De nos antécédents .
Avec ce terme d’envers, je vous propose de dégager ce que j’appellerai la méthode lacanienne qui excelle dans ce séminaire. Je dis la méthode lacanienne, car le mot méta, la borne, la borne autour de laquelle tourne le char, est susceptible d’être traduit par retour, – retour par après dira Lacan dans L’objet de la psychanalyse – et pourquoi pas, par envers, par retournement. La méthode lacanienne est ainsi congruente avec ce dont elle traite, c’est-à-dire la logique du signifiant qui est aussi bien une topologie. Cette topologie de la torsion qui se distingue de celle de la révolution du cercle, est une structure en double boucle, dite du huit intérieur, qui est aussi celle du signifiant et de sa répétition. Il s’agit en effet d’une boucle qui se recoupe elle-même en un point que l’on peut qualifier de point de retournement, de rebroussement ou de réversion. Notons tout de suite que ce point de torsion est figuré dans l’écriture des discours par la suppression d’une des six arêtes du tétraèdre : c’est cette flèche qui fait défaut entre la place de la production, en bas et à droite et celle de la vérité, en bas et à gauche. C’est ici que Lacan introduit – parce qu’il modifie, bien entendu, la topologie des topologues – cette dimension essentielle qui est celle du réel, c’est-à-dire la barrière infranchissable de la jouissance, entre la production ou le plus-de-jouir et la vérité.
Avec cette reprise du projet freudien à l’envers, il ne s’agit donc ni d’un retour aux sources, toujours d’inspiration religieuse, ni de ce qui serait un » dépassement » de Freud, mais plutôt de ce que Lacan a désigné dès le début de son enseignement, sous le terme d’un » retour à Freud « , c’est-à-dire à la nécessité d’un deuxième tour qui vienne boucler le dire de Freud. Ainsi qu’il le rappelle dans la préface de l’ouvrage d’Anika Rifflet-Lemaire : » On sait qu’il faut une deuxième hirondelle pour faire le printemps. »
Freud lui-même, fidèle au réel de la structure, fut pris à son insu dans cette topologie du signifiant. Son trajet peut être lu comme celui qui va du » dédoublement de la personnalité » qu’il a pris tel qu’il existait dans le corpus psychiatrique – il parle au début de ses travaux de double personnalité dans l’hystérie – à l’Ichspaltung, à la spaltung du sujet, c’est-à-dire la division structurale qu’il évoque au terme de son parcours, en passant par ce point de rebroussement, de retournement dans sa théorie qu’est avec Au-delà du principe de plaisir, l’automatisme de répétition.
Mais comment caractériser le projet freudien ? Avançons qu’une façon de le caractériser est de considérer que Freud est contraint, à partir de sa pratique des hystériques et de la prise en compte de l’inconscient qu’elle implique, d’établir un statut de la réalité entièrement nouveau qui constitue une subversion du sujet de la connaissance. Dans Au-delà du principe de réalité, écrit en 1936 et à propos duquel est évoquée la reprise du projet freudien à l’envers dans De nos antécédents, Lacan montre que Freud rompt avec les théories associationnistes ambiantes, c’est-à-dire le mélange du sensualisme le plus radical – » Rien n’est dans l’intellect qui ne fut d’abord dans la sensation… » – et de l’idéalisme le plus strict, avec cette restriction chère à Leibniz : » … sauf l’intellect lui-même. » Nous concevons dès lors comment le sujet de la connaissance procède, à partir de l’innéité de l’intellect, par abstraction progressive des sensations, pour construire la réalité. Ne pensez pas qu’il s’agisse d’un débat dépassé, je lisais récemment cette devise sur la page de présentation du site Internet d’une association cognitivo-comportementaliste. Avec Freud, le statut de la réalité devient essentiellement précaire. En effet, le savoir inscrit dans l’appareil psychique, non seulement pourrait satisfaire le principe de plaisir en se contentant de suivre la voie des processus primaires, c’est-à-dire de l’hallucination, mais fondamentalement il y aspire. S’il n’y avait pas la correction qu’introduit le principe de réalité, l’organisme ne survivrait pas. Un organisme vivant dont le fonctionnement le plus véridique et le plus authentique peut aller contre sa propre survie, tel est le hiatus que Freud introduit dans la culture, autant par rapport à toute conception de l’instinct, qu’à celle d’une harmonie préétablie entre le microcosme et le macrocosme. Ainsi, le statut de la réalité chez Freud se dédouble : il y a la réalité psychique et la réalité matérielle, la Realität et la Wircklichkeit, autrement dit, nous sommes divisés devant la réalité. Et l’on peut reconnaître dans cette division, la coupure qu’introduit le sujet de la science qui est aussi celle du sujet de l’Inconscient.
Lacan va tirer les conséquences dans ce séminaire, dès le début de la première leçon, du repérage par Freud de l’existence d’un au-delà du principe de plaisir, d’un automatisme de répétition encore appelé pulsion de mort. D’une certaine façon Lacan réécrit Au-delà du principe de réalité plus de trente ans après avec la présentation de l’écriture des discours. En effet, dès lors qu’est donné à la pulsion de mort son véritable nom, c’est-à-dire l’ordre symbolique ou encore les lois du langage, il devient possible de repérer un effet de l’autonomie du signifiant que Lacan appelle discours. Le discours se définit comme : » une structure nécessaire qui s’inscrit dans des relations stables » qu’indique l’écriture des quatre discours. Il existe une stabilité structurale. Cette structure nécessaire du discours se distingue de la parole, toujours plus ou moins occasionnelle. Ce que l’on appelle l’être humain n’a plus qu’à s’apparoler à cet appareil qu’est le discours et qui le précède. Ce n’est d’ailleurs pas toujours possible ainsi qu’en témoigne la clinique des psychoses avec les conséquences que l’on sait quant au statut de la réalité, qui est non seulement précaire, mais toujours en train de fuir, de se remanier, ce qui se traduit par exemple par le sentiment de fin du monde ou la certitude qu’a le sujet de sa propre mort. Le discours peut fort bien subsister sans la parole et Lacan avoue sa préférence pour ce qui serait un discours sans parole, en tant qu’il peut s’inscrire sur le mode d’une écriture qui met en forme le A, qui » enforme » le A.
Lacan propose ainsi une présentation dogmatique de la structure qui est tétraédrique: il existe quatre places correspondant aux quatre sommets du tétraèdre : l’agent, l’autre, la production et la vérité ; quatre termes susceptibles de se déplacer ensemble par quart de tour selon un mode circulaire : S1, le signifiant maître, S2, le savoir, $, le sujet divisé, et a, le plus-de-jouir; cinq flèches qui vectorisent cinq des six arêtes du tétraèdre ; la sixième, entre la place qui est en bas et à droite et celle qui est en bas et à gauche, est supprimé. Il se dégage de cette mise en place de la structure, quatre discours et un fonctionnement qui présente un certain nombre d’impossibilités. Cette présentation pourrait paraître totalement arbitraire, relevant d’un véritable coup de force. Et de fait elle l’est, même si l’émergence de l’écriture des discours a été préparée par tout l’enseignement antérieur de Lacan et notamment la référence à Hegel – le maître, l’esclave, le savoir, la vérité – mais également à Descartes avec la naissance du sujet moderne qui n’assoit sa certitude dans l’être que de la seule chaîne signifiante. Ce sont ces écritures de l’Au-delà du principe de réalité, nous dit Lacan, qui soutiennent la réalité de notre monde, qui en sont les arches ; l’écriture des discours n’est pas du tout abstraite de la réalité, contrairement à ce qui se produit, ainsi que nous l’avons vu, avec le sujet de la connaissance, elle en est bien plutôt le représentant. Ce coup de force, cette invention que représente l’écriture des discours ne se justifie, comme toute invention dans le registre du savoir, que si elle permet de vérifier si ça colle et de résoudre certaines impasses.
À cet égard, il suffit de relire les premiers chapitres d’Au-delà du principe de plaisir et la présentation que nous donne Freud du jeu de la bobine auquel se livre son petit-fils, pour reconnaître les effets du signifiant sur le parlêtre ainsi que les quatre termes qui sont ceux de l’écriture du discours. Fort, le signifiant Fort représente un sujet, mais un sujet dans son ouverture, c’est-à-dire l’émergence d’un sujet sur un fond d’absence radicale, d’un manque-à-être ; pour le dire autrement, l’effet du signifiant est d’effacer ce qui serait le sujet plein, le sujet mythique, le sujet substance. L’ouverture du sujet, son émergence, c’est aussi son effacement – il est d’ailleurs intéressant de noter que Lacan écrit le sujet avec une barre sur le S que l’on peut lire comme étant le S du signifiant – l’effacement du signifiant absolu par le signifiant en tant qu’il se répète, différent de lui-même. L’ouverture du sujet, c’est son manque-à-être, c’est le trou qui est laissé béant par le départ de la mère. For représente donc un sujet, dans son ouverture, pour un autre signifiant, Da. Ouverture, trou, que la bobine, l’objet a, tente de boucher pour donner à ce sujet qui n’est que pur effacement, un être, l’objet a, mais qui est un être sans essence. Et puis il y a la jouissance, la jubilation qui salue, non pas chaque retour de la bobine, mais chaque disparition de la bobine. Freud va même plus loin, et en ce sens il est lacanien, lorsqu’il désigne l’équivalence entre le jeu du Fort- Da et la jubilation qui s’accompagne de la disparition de l’image de ce petit enfant devant le miroir. C’est là que Lacan nous dit que le moi, l’image spéculaire, n’est que l’habillage de cet objet a.
Au fond, même si nous n’y comprenons rien, ce que dit Lacan nous concerne (et pas seulement en tant qu’analyste), parce que pas plus que Freud, et dans une certaine mesure Marx, Lacan ne » déconne » – à entendre au sens le plus prosaïque du terme – c’est-à-dire qu’il tient dans son discours, la corde de la jouissance. Autrement dit il est sérieux, c’est-à-dire que comme l’a fait Freud, il prend le sexe au sérieux, en tant qu’il s’inscrit, que nous le voulions ou non, dans la dimension de la logique. À partir de là, c’est tout le séminaire qui visera à déplier ce qu’il faut bien appeler des énigmes. Par exemple, S1, pourquoi y a-t-il de l’un? Pourquoi y a-t-il du signifiant-maître ? Pourquoi y a-t-il un signifiant qui se propose comme identique à lui-même, alors que cela contrevient aux lois du langage, qu’ainsi que l’établit de Saussure : » Dans la langue il n’y a que des différences « , que le signifiant est différent des autres signifiants, mais également de lui-même ? S’agit-il là d’un effet de structure ? La question se pose. En tout cas Lacan se la posait avec son Y a d’l’Un ; pourquoi y a-t-il de l’un ? D’autant que dans ce séminaire, Lacan nous dit que dans les sociétés dites » primitives « , il n’y avait pas de discours du maître et que le signifiant maître : » était à repérer d’une plus complexe économie. » Cependant il ajoutait qu’il n’y avait pas de raison d’avoir la nostalgie de ce qui fut avant l’avènement du discours du maître. Le signifiant-maître, S1, représente un sujet qui n’est même pas quelque chose, nous dit-il, il s’agit simplement d’un » en-dessous « , autrement dit un upokeïmenon pour reprendre la terminologie d’Aristote ; un sujet qui est un $, une barre, une rayure, un effacement du signifiant par le signifiant. C’est la censure, l’oubli qui effacent le sujet de la jouissance, qui est un sujet mythique qui se divise par l’Autre du signifiant et dont il ne reste qu’une barre ; d’une certaine façon, il s’agit d’un sujet évanouissant. Par la même occasion, c’est la jouissance, mythique elle aussi, qui est évacuée, forclose dans le réel ; car il faut bien appeler le réel humain par son nom qui est la jouissance, mais en tant qu’elle est perdue, dès lors que le corps se trouve engagé dans le défilé du signifiant. S1 représente un sujet pour un autre signifiant, S2, le savoir inconscient, que Lacan définit comme la jouissance de l’Autre, » le savoir c’est la jouissance de l’Autre « , c’est-à-dire un savoir sur la jouissance perdue, parce que l’Autre, l’Autre en tant que lieu du signifiant est un terre-plein nettoyé de la jouissance. Notre être, c’est un être perdu, autrement dit un manque-à-être. Mais ce savoir ne se met en mouvement et au travail, dans sa visée de la jouissance, que pour aboutir à un mi-dire de la vérité, de la vérité de la castration ; c’est en tout cas ce que nous disent les formations de l’inconscient. Le savoir refoulé, qui est refoulé depuis toujours, est mis en mouvement par ce qui vient frapper à la porte du cheval de Troie dans lequel se trouvent les signifiants du savoir qui vont en descendre. C’est le signifiant Un, le S1, en tant qu’il se met toujours devant la batterie articulée des autres signifiants, ainsi que nous l’avons vu l’année dernière avec la paire ordonnée, qui vient frapper et faire résonner la cloche de la jouissance. Le savoir refoulé, c’est le savoir ancestral, mythique dont il ne reste, sous l’effet du signifiant maître que des épaves dans l’inconscient. Mais ce n’est pas cela qui est intéressant, nous dit Lacan, que nous puissions trouver du savoir mythique dans l’inconscient, c’est le versant que Jung a suivi : reconstituer une multitude de mythes à partir des rêves, mais ce n’est pas l’inconscient freudien. Le savoir inconscient, S2, est d’abord un savoir de la langue, de ses équivoques, de ses homophonies, travaillé et pris en compte afin de situer l’incomplétude de ce savoir, son point de butée sur la castration, non plus l’interdit de la jouissance, mais son impossible. Ce savoir est structuré comme celui de la logique moderne, mais sans ses paradoxes. En effet, avec la dimension de la répétition signifiante, se trouve restituée la non-identité primordiale du signifiant avec lui-même, c’est-à-dire la faille, la fuite de la signifiance que l’identité mathématique A=A tente de suturer, mais au prix d’inévitables paradoxes logiques. Enfin, il y a l’objet a, soit ce qui reste de la jouissance après la division du sujet mythique du pur besoin par l’Autre du langage, et encore cet objet est-il cédé à l’Autre. Lacan avance ici ce qu’il appelle le rapport primitif du savoir à la jouissance, le joint qui existe entre le savoir et la jouissance. C’est en ce joint que va se constituer le savoir du maître, grâce à la philosophie dont il nous dit qu’elle est une entreprise de fascination au service du maître ; le philosophe extrait le savoir sur la jouissance, le savoir du corps, le savoir-faire de l’esclave pour en faire une théorie, l’épistémé et tenter de donner au maître le désir de savoir. Puis, survient Descartes qui, nous dit Lacan, se débarrasse de ce savoir mal acquis pour fonder un savoir d’une tout autre nature, qui est un savoir littéral, un savoir fait de seules petites lettres, une pure écriture. Mais ce qui devient problématique, c’est que ce savoir, dès lors qu’il se trouve extrait, déraciné du corps, nous ne savons plus où il se trouve. Lacan évoque à ce sujet dans Radiophonie, la question, en apparence naïve, que ses contemporains posaient à Newton à propos de la formule littérale qu’est la loi de la gravitation universelle : » Mais comment ces masses que sont les planètes savent-elles à chaque instant, à quelle distance elles sont des autres masses? » Autrement dit » Où ce savoir se trouve-t-il? » Newton, ainsi que nous le savons répondait : » Dieu, lui le sait « . C’est-à-dire, qu’à moins de le situer en Dieu, ce savoir de la science n’est nulle part. Il est là pourtant, et bien là puisqu’il remue le réel et le transforme, mais il n’est plus dans le corps. Avec la découverte de l’existence d’un savoir inconscient, l’opération freudienne réintègre le savoir dans le corps, mais sur un mode qui ne relève pas de l’obscurantisme. En effet, nous avons tous plus ou moins accès au savoir du corps, mais d’une manière totalement obscure. En revanche, ce que la psychanalyse rend possible, c’est une levée de la forclusion du savoir du corps, mais en tant que ce savoir inconscient est lui-même un savoir littéral, c’est-à-dire susceptible d’être déchiffré.
Pour conclure, je vous rappellerai que Lacan disait pour s’en amuser, que la communauté psychanalytique était atteinte du syndrome de Ganser, que connaissent bien ceux qui travaillent en milieu pénitentiaire notamment et qui consiste à toujours répondre à côté de la question, c’est sa caractéristique. Par exemple :
Alors, disons que si nous pouvions être un petit peu moins atteint de ce syndrome, ce ne serait pas plus mal. À voir…