Introduction à la table ronde sur l’acte poétique
28 août 2025

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Jean-Paul BEAUMONT
Textes

La poésie ? « Je ne connais pas tout de la poésie », ou « j’entrave que couic à la poésie » (ce n’est pas notre cas, j’espère) Lacan en parle dans ce séminaire, et d’emblée il a posé la question de ce que la poésie « fait » – c’est l’étymologie, ποίησις [poíesis], par le verbe ποιέω [poiéō]). « Ça “fait” quelque chose [dont on s’]est bien peu occupé ». Mais puisqu’il y a un acte dans la poésie, nous le mettrons en regard de l’acte analytique.

 

Ce que nous ne ferons pas :

  • Pas question de psychanalyser le poète, les essais de psychocritique par Charles Mauron ou de Marie Bonaparte n’ont éclairé que l’inessentiel. Pourquoi tenter d’analyser l’artiste alors que c’est plutôt lui qui nous montre la voie ?
  • Il s’agit bien ici d’acte et pas simplement d’action. Action poétique, c’est le titre d’une revue de 1950 à 2012, qui s’est voulue aussi action politique[1] sous l’égide de Lautréamont : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. » Oui, mais laquelle ?
  • « L’action restreinte », c’est aussi un titre d’un article de Mallarmé, qui parle de l’acte.

 

Je resterai (pauvrement) à l’acte poétique – de notre point de vue.

 

Dans la cure, l’acte est « du côté » de l’analyste, mais l’analysant fait quelque chose, il y a une « opération poétique par le sujet faisant » (leçon 3). « L’analysant parle, il fait de la poésie » (Le moment de conclure). La fabrication poétique est de son côté.

 

C’est un « métier » qu’il lui est plus ou moins difficile d’apprendre

  • Lorsqu’il vient trouver l’analyste, disons qu’il se plaint d’un roman dont il est le protagoniste, avec des personnages, des imagos, des « traumatismes », etc.
  • Mais il va entrer dans la poésie de ce qu’il dit, et aussi bien par le style d’interprétations de l’analyste qui stimule son inventivité. Si bien qu’il va se faire lire par les mots que lui-même prononce (comme aurait pu dire Blanchot).

 

Dans cette expérience, la question : « est-ce que c’était vrai avant [2] [de le dire] ? »  est décidément posée : plus que d’une révélation, il s’agit d’une production rétroactive[3]

 

Essayons de comparer le poème à l’inconscient.

 

Ce n’est pas forcément absurde car la poésie n’est pas un art décoratif, ni un dit prophétique, ni l’art des maîtres de vérité (JJ faisait allusion au livre de Détienne) on la trouve dans toute langue.  Sans même évoquer la fonction poétique de Jakobson, il y a un dire poétique dans les chansons, les prières, les rituels, les chants militaires, les contes, les comptines, ou encore ce que Gaignebet appelait le folklore obscène des enfants.

 

Jacques Jouet, nous lisait hier des thèses condensées de Jacques Roubaud :

  • La poésie ne dit rien (elle ne dit rien sur quoi que ce soit en dehors d’elle)
  • La poésie ne pense pas (elle dit le contraire, elle dit autre chose, de manière oblique)
  • La poésie dit ce qu’elle dit en le disant (l’acte est dans le dire poétique)
  • La poésie ne peut être dite autrement (elle n’est pas paraphrasable, ni traductible comme l’est toujours une démonstration mathématique). Cf Apollinaire
  • le poème est maintenant, mais il peut être répété, il est mémoire interne, en tout cas à portée de bibliothèque

 

Tout cela rend pour nous un son connu.

  • l’inconscient ne « dit rien », il n’y a pas de petit homme dans l’homme.
  • L’inconscient ne pense pas, en tout cas il n’obéit pas à une rationalité psychologique ; aussi n’est-il ni paraphrasable, ni traductible, puisque porteur d’un sens pluriel[4].
  • L’inconscient dit ce qu’il dit en le disant par des symptômes ou par des paroles. Il fait comme un langage.
  • L’inconscient est mobilisé par la répétition, et constitue le rapport du sujet à la mémoire[5] et à lalangue en un seul mot.

 

Soyons plus précis, on peut parler d’acte particulièrement dans la poésie parce qu’elle produit un effet de sujet, et fabrique un objet 

 

  • J’espère que c’était sensible hier soir par exemple par le sonnet de Jodelle : à l’autre, virtuel ou réel, lecteur ou auditeur, est proposé par le poème un effet de sujet qu’il peut endosser ou non.
  • Non sans une jouissance. « Le vers rémunère le défaut des langues, [il est un] complément supérieur »

 

En effet le poème rend sensible un objet perdu.

  • Par son thème, dans l’élégie par exemple : Béatrice, Laure, Elsa, Douve.
  • Mais surtout par sa forme. Les règles, à entendre en un sens très large, allègent le propos, le dégagent de la réalité – faisant valoir le signifiant.
    • Elles peuvent être conventionnelles ou inventées par le poète (ce trouvère, ce troubadour, celui qui trouve) ;
    • elles peuvent être délibérées, ou implicites (son style).

 

Et elles présentifient – par un jeu littéraire, avec des métaphores et des métonymies, des impossibles et des interdits de versification par exemple – un objet absent, qui s’en trouve réalisé (où il faut entendre réel). L’effet de beauté est l’approche de ce réel, « l’or convoité et tu à l’envers de toute loquacité humaine », ce qui est une belle manière de parler de l’objet a par anticipation.

 

Pour le poète (peut-être Esther Tellermann va-t-elle l’évoquer), il y a sûrement aussi dans ce faire une jouissance de son inconscient : il donne une forme à l’objet de son désir. L’Autre (avec un grand A) est là.

 

Mais si Lacan oppose l’acte de l’analyste et le faire de l’analysant, comment parler d’acte poétique chez le poète ? Reprenons Mallarmé,

  • Il y a le poème écrit,
  • Et la chute du poète : sa « disparition élocutoire […], l’omission de lui, et on dirait sa mort comme un tel». Même si « Toute pensée émet un coup de dés », et que « jamais un coup de dés n’abolira le hasard », après la chute, la disparition, le naufrage, restera (peut-être) la constellation du poème.
  • Ou plus brièvement : « Le néant parti [il s’agit du poète] reste le château de la pureté »

Du côté du lecteur, le surgissement d’un sens n’est pas essentiel : Le sens n’est là que pour « dérouter l’oisif, charmé que rien ne l’y concerne à première vue ».

 

Mais est-il prêt à renoncer à son « roman personnel » pour cette expérience, aujourd’hui, alors que la cote de l’expérience décroit, tandis que celle des machines à jouir hors-castration, des « machines célibataires » augmente[6].

 

Il faut qu’il fasse l’épreuve de s’y perdre pour s’y retrouver, qu’il se « voue [aux] détours d’un discours non choisi » (évidemment, je détourne ce que dit Lacan de l’analyse). Parfois la poésie contemporaine est difficile, elle ne balise pas son abord par des thèmes conventionnels, même si l’importance des thèmes érotiques tient à la castration qui oriente. Le poème suspend ou plutôt relaie l’inconscient du lecteur (on parlerait de résonnance s’il n’y avait le risque de brouiller les images et la lettre).

 

Mais il déclenche parfois le miracle de l’amour, celui de la métaphore du séminaire Le transfert :

  • Le poème tend la main vers un fruit absent (mettons un snark, ou un ptyx, un aboli bibelot d’inanité sonore …)
  • Et il peut se faire que de l’autre côté, du côté du lecteur, quelque chose s’embrase, qu’une main se tende vers le fruit apparemment recelé, en fait produit par ce poème.

 

Pour finir, comment distinguer l’acte psychanalytique, et l’acte poétique ? Ce n’est pas simple, il faut bien distinguer la chaîne et l’objet.

 

  • Dans le transfert, l’analysant poétise en chiffrant/déchiffrant le poème qui fait pour lui répétition et jouissance. Pour en être allégé. Il y aura acte s’il relaie enfin la position de l’objet
  • Le poète met en forme un dire qui offre un objet comme effet. Lui chute, reste cette chaine signifiante.
  • Quant au lecteur, il est déplacé, décentré, le poème lui offre un objet. D’où le soulagement qu’il peut en ressentir dans des moments difficiles, s’il accepte de renoncer à la jouissance de sa douleur propre. Mais ni l’acte ni le faire ne sont de son côté.

 

Voilà, c’était une brève introduction.

 

 


[1] « Il y a des périodes où les poètes sont immergés dans une telle situation qu’ils ne peuvent pas [écrire sans tenir] compte de leur environnement social » disait son directeur, Henry Deluy.

[2] L’acte, leçon 11

[3] L’acte, leçon 10

[4] Il évoque l’objet, Bedeutung, mais laisse le Sinn qu’apporte le lecteur pour combler les trous (dans le langage de Frege

[5] Leçon 7 : Le seul fait que quelque chose se soit passé [et] subsiste dans l’inconscient d’une façon que l’on peut retrouver à condition d’en attraper un bout qui permette de reconstituer une séquence, est-ce qu’il y a une seule chose qui puisse arriver à un ani­mal dont il soit imaginable que ça s’inscrive dans cet ordre ?

[6] Le roman « préforme » le lecteur, le film ou la série emporte le spectateur comme un train. Quant à la séquence de TikTok, on pourrait dire davantage, elle pré-fabrique son sujet