Mohammed Arkoun
professeur des universités, islamologue, Paris
(*) Mohammed Arkoun, décédé le 14 septembre 2010, était professeur des universités, islamologue à Paris. Celle-ci est son intervention au deuxième Colloque de Fès (25 au 28 mai 2006).
Mesdames et messieurs, chers amis, je suis très heureux de prendre la parole pour la première fois, je dois dire, devant une grande assemblée de psychanalystes. Il faut qu’une conjonction astrale se produise pour que des psychanalystes acceptent de tester l’intérêt qu’il y a à écouter un historien de la pensée qui, lui, ne néglige aucune possibilité de lire et écouter des psychanalystes parler du fait religieux, plutôt que d’une ou plusieurs religions particulières. Je sais par ailleurs combien nos spécialisations accaparent notre temps et commandent nos choix. Si les psychanalystes ne peuvent se passer des sciences du langage, j’en connais peu qui s’aventurent dans les forêts touffues et peu ou mal exploitées des religions. Ce que nous nommons depuis peu le fait religieux est si englobant, si complexe, si peu travaillé qu‘il oblige à convoquer toutes les sciences de l’homme et de la société pour renouveler non seulement notre connaissance des religions et du fait religieux qui les subsume, mais aussi le cadre de pensée hérité des Lumières depuis le XVIIIe siècle. Car on se contente jusqu’ici de s’installer dans l’observatoire fiable de la pensée moderne pour explorer, évaluer, tester, juger surtout la genèse, la nature, les composantes et les fonctions changeantes des religions. Aujourd’hui, les religions connaissent un regain d’actualité ; elles s’autorisent à dénoncer les idéologies dévastatrices liées à la modernité et cela jusqu’à proclamer leur pertinence historique face aux échecs de certaines orientations de la pensée moderne. Celle-ci conserve cependant une évidente supériorité sur les postures cognitives et les fonctions des religions : elle sait qu’elle peut dériver vers des idéologies meurtrières et elle se donne les moyens intellectuels et scientifiques d’identifier ces dérives et de reprendre le travail critique pour inaugurer de nouveaux cheminements émancipateurs.
J’ai personnellement choisi cette voie d’une critique de la raison religieuse sous ses modalités théologiques, exégétiques, juridiques, éthiques et historiographiques notamment. Le titre de ma contribution à nos travaux traduit clairement cette orientation : je parle d’une approche du monothéisme à partir de l’exemple de l’islam. Celui-ci ne sera pas l’objet exclusif de mon propos ; je le traite non comme une religion autonome jouissant d’un statut théologique privilégié, mais comme une modalité historique parmi d’autres des expressions et des déploiements doctrinaux variés de ce que nous appelons le monothéisme. Cette approche est encore loin d’être courante dans les deux autres modalités que sont le judaïsme et le christianisme ; car chaque religion continue à préserver son statut théologique hérité des constructions médiévales dont un certain parachèvement contesté par les orthodoxies nous est fourni dans les sommes d’Averroès (m. 1198), de Maïmonide (m. 1204), et de Thomas d’Aquin (m. 1274). Les questions de méthode et d’épistémologie de la connaissance nous retiendront plus que la description des positions doctrinales propres à l’islam pour se différencier des traditions juives et chrétiennes antérieures à lui. J’éviterai cependant l’invocation rituelle de la pluri-/multi- ou transdisciplinarité pour effectuer un parcours inhabituel en ce sens qu’il déplace les explorations du monothéisme des systèmes théologiques d’interprétation vers un espace d’intelligibilité qui fait place aux interrogations et aux analyses archéologiques de l’histoire, de l’anthropologie, de la linguistique, de la psychologie et de la sociologie historiques. Ainsi la psychanalyse pourra elle aussi élargir ses enquêtes interprétatives à des cultures et des systèmes de pensée, y compris ceux des théologies, des exégèses et du droit religieux, autres que ceux de la lignée judéo-chrétienne et gréco-latine où elle continue de ressasser des débats féconds, mais restrictifs et redondants. Je m’autorise à risquer cette remarque critique parce que j’ai vécu intensément à la Sorbonne le grand bruit contestataire de mai 1968 pour réclamer la fin des magistères académiques et laisser place à une connaissance pluridisciplinaire décentrée. J’ai pu mesurer ensuite les difficultés des sciences de l’homme et de la société à intégrer dans leurs problématisations même des parcours historiques comme celui de l’islam, indissociable du socle anthropologique commun à l’espace géohistorique méditerranéen. Nous sommes en train de vivre les conséquences de la marginalisation, puis la mise sous tutelle politique, intellectuelle et économique du fait islamique bien avant les conquêtes coloniales et leurs prolongements dans les stratégies géopolitiques de contrôle et d’exploitation de notre petite planète.
La méthode régressive-progressive
La méthode régressive-progressive vise à combiner les parcours et les interrogations habituels de l’histoire-récit allant des « origines » à nos jours avec ceux de l’histoire à rebours qui part des problèmes et des lectures que chaque présent fait de son passé pour rechercher dans celui-ci les explications pertinentes des continuités et des discontinuités qu’imposent les choix des acteurs de chaque étape marquante de l’évolution des sociétés, des idées et des connaissances. Ainsi, le premier réflexe de tout propos sur le monothéisme est de partir des origines, c’est-à-dire de la Bible et toute l’érudition accumulée depuis les XVIe-XVIIe siècles sur ce corpus de textes qu’on ne se lasse pas de consulter, de citer, de relire, de réinterpréter. Et l’on s’efforce d’organiser, dans une suite cohérente, les multiples avatars de cette instance de référence incontournable, surtout pour les croyants des trois monothéismes. Le discours coranique, lui-même, a été obligé de référer avec insistance au moment biblique inaugurateur du monothéisme. Les fils d’Israël et leurs prophètes sont invoqués, interpellés dans les contextes les plus divers et avec des objectifs précis. Ils sont à la fois les grands acteurs témoins des manifestations de la Parole de Dieu à l’adresse des hommes ; un Dieu bienveillant, compatissant, soucieux de la promotion spirituelle, morale et sociale de l’homme comme créature privilégiée appelée à mériter la vie éternelle en imitant la vie exemplaire des prophètes et des saints ici-bas. Les fils d’Israël ont également désobéi aux enseignements de Dieu, allant jusqu’à prendre un certain Uzayr pour le fils de Dieu. Ce retour nécessaire à l’origine du monde, de l’homme, des choses cachées est une constante dans toute existence humaine, y compris dans le cadre de la modernité. En linguistique, on ne peut se passer de la quête étymologique du sens originel ; l’attitude réformiste (islâh) continue à scruter les Textes sacrés fondateurs et les Figures symboliques exemplaires du Temps inaugurateur du régime de Vérité propre à chaque religieux. La psychanalyse explore les profondeurs de la psyché et les replis peu accessibles de l’inconscient. Tous ces efforts de dévoilement pour accéder à la connaissance sûre des origines a fini par structurer ce que Michel Foucault a identifié et critiqué comme la thématique historico-transcendantale des systèmes de pensée théologico-métaphysiques.
Quoi qu’il en soit de ce tropisme de la pensée vers les origines qui a dominé la quête du vrai, du juste, des biens du Salut, on s’intéresse aujourd’hui à l’histoire du temps présent qui permet de reconnaître les forces du passé proche ou très lointain qui continuent d’agir, souvent à notre insu, sur les manières de penser, de croire, d’interpréter, de vivre la relation sociale et politique. On est alors amené à déchiffrer notre histoire à rebours, sans poser a priori des origines fondatrices et éternellement normatives. On mesure mieux alors l’arbitraire, la contingence, les métamorphoses de la construction sociale du réel, de la production imaginaire de toute société et de tous les régimes religieux, laïcs, scientifiques de la vérité, de la légitimité, de la justice, de l’autorité et du pouvoir. On découvre aussi à quel point le choix d’une méthodologie engage implicitement une épistémologie véhiculée par ce que nous avons longtemps nommé la tradition vivante, les mentalités collectives ou les cadres sociaux de la connaissance. Cette inversion du regard de l’historien sur les processus de déploiement de l’existence humaine dans l’espace et dans le temps ne va pas jusqu’à ignorer, encore moins abolir les enquêtes exhaustives sur des périodes, des œuvres de civilisation, des systèmes de pensée, de connaissance, de représentation dont il importe d’évaluer les cohérences, les innovations, les impacts sur les progrès ou les régressions de la condition humaine. Il reste que l’histoire chronologique linéaire, narrative, descriptive, voire sélective et glorifiante, continue de peser lourdement sur la production de notre histoire en cours, surtout depuis qu’on parle du retour des religions ou du religieux et du souverainisme des États nations menacé par celui des États voyous.
Il se trouve que les trois monothéismes font tout pour rappeler leur place respective dans l’histoire de très longue durée et réaffirmer la validité de leurs valeurs et de leurs croyances face aux crises répétées des idéologies modernes, sources et espaces d’expansion de la culture de l’incroyance. La philosophie libérale protège aussi bien la compétition des idées que celle des marchandises ; dans le principe, on gagne la promotion des libertés fondamentales, mais dans la pratique, on court le risque de dérives idéologiques meurtrières partout où l’État renonce à ses obligations d’assurer à tous ses citoyens l’acquisition des outils nécessaires à la pensée critique pour identifier les facteurs et les canaux d’expansion des ignorances institutionnalisées, sources de violence politique structurelle et même systémique. Dans un grand nombre de sociétés contemporaines, on est justement confronté à l’expansion des obscurantismes et des dogmatismes aussi bien religieux que laïcs. Plusieurs forces systémiques génèrent ces phénomènes au point de démobiliser les citoyens et d’affaiblir la légitimité et l’autorité de l’État. Tant il est vrai qu’à partir d’un seuil critique, le libéralisme inverse le rapport des valeurs : c’est la liberté qui finit par enchaîner et la rigueur de la loi éclairée qui libère et protège.
Depuis qu’elles sont prises en otage par les activistes extrémistes pour atteindre des objectifs politiques incertains et mal définis, les expressions ritualistes, fidéistes, crédules, populistes de ce qu’on continue de nommer uniformément l’islam, illustrent le triomphe de forces devenues systémiques à l’échelle mondiale. Ces forces sont à la fois internes à l’histoire propre à chaque société marquée par le fait islamique depuis son émergence en Arabie en 610-632 et externes à lui surtout depuis les expansions coloniales des puissances européennes au XIXe siècle et, davantage encore, depuis le passage de notre histoire mondiale à la guerre radicalement inégale et totale entre une hyperpuissance surarmée, suréquipée scientifiquement et technologiquement, et des mouvements populistes bricoleurs de bombes pour lancer des attaques terroristes suicides. Phénomène totalement inédit dans l’histoire des sociétés au degré d’organisation systémique atteint au niveau de la planète. Tout, à cette échelle et dans les conditions de violence sans issue perceptible où nous sommes engagés, est appelé à être remis en chantier : les sens des héritages passés, des systèmes de pensée hérités, de ce qui tisse notre vie quotidienne et de ce qui pourrait être le nouvel horizon de sens, d’espérance et d’action pour poursuivre les tâches primordiales de l’humanisation de l’homme. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans l’analyse détaillée de ces forces ; on se contentera d’énumérer les plus actives et les plus durables sous le titre englobant :
La question des changements de paradigmes cognitifs
Les changements que nous traversons depuis l’installation d’un monde unipolaire de fait affectent l’évolution biologique des espèces et de la planète terre où se poursuit hors du contrôle scientifique le jeu des mécanismes à la fois macroscopiques et microscopiques. On a conscience des menaces liées à cette étape inédite de l’histoire de la terre et de ses habitants ; mais on continue à se diviser dans le cadre d’un droit international largement dépendant encore de la carte géopolitique du monde tracée sous l’égide de l’Europe coloniale relayée depuis la chute du monde communiste, par la philosophie et l’économie libérales dans leur modalité américaine en voie d’expansion inexorable. Il y a de moins en moins de place et de possibilités effectives pour concevoir et faire aboutir dans des instances internationales réappropriées un droit international dont il faudrait d’abord renégocier à l’échelle mondiale les fondements philosophiques universalisables. Tant que ne sera pas accompli ce travail de refondation du droit dans ses principes, ses visées humanistes, ses contenus législatifs et les conditions de son application par des instances judiciaires adéquates, on continuera de vivre sous les souverainismes légaux, mais non légitimes des États avec leur monopole de la violence légale contestée, mais toujours proliférante. On observe même un fait nouveau analysé récemment par Thérèse Delpech dans un livre au titre éloquent : L’Ensauvagement du monde. En effet, des États voyous avérés depuis les années soixante parviennent à regagner de l’honorabilité internationale dans le système de domestication et de réinsertion dans la civilisation libérale en cours d’application en Afrique et en Asie.
Dans les rapports de force inextricables qui orientent les stratégies des acteurs aux niveaux nationaux et internationaux, la pensée critique poursuit des combats pour sortir de l’hégémonie de la pensée jetable et des bricolages politiques conjoncturels ; mais les cadres sociaux capables d’assurer un avenir historique à ces combats s’amenuisent, s’affaiblissent sous les pressions grandissantes des sociétés de consommation, de spectacle, de loisir, de désirs toujours réactivés… Plus ces demandes augmentent, plus la raison télé-technoscientifique impose sa suprématie, sa priorité dans le monde de la recherche, de l’éducation et de la culture. Ainsi grandit l’édifice systémique du politique-économique-monétaire-médiatique-juridique-institutionnel-mytho/idéologique-imaginaire-irrationnel-émotionnel où le temps de la réflexion, de l’analyse, de la vie intérieure est inconcevable pour le plus grand nombre. Prisonnier dans cet édifice, le sujet humain est sommé de s’adapter au rythme de la production et de la consommation ou de se résigner à l’exclusion sociale. La raison philosophique n’est plus une instance de l’autorité intellectuelle, morale et juridique, pas plus que les différentes formes de la raison religieuse. La relation critique est réduite aux vérifications d’experts qui tendent à s’imposer même dans les sciences de l’homme et de la société. La quête de sens dans la perspective de l’interrogation philosophique n’a plus le soutien de cadres sociaux assez larges et diversifiés qui l’imposeraient au moins dans les circuits d’éducation et de socialisation du sujet humain. Apparemment la raison religieuse se veut plus présente sur la scène politique et sociale ; mais une brève analyse de ses outils de pensée, des valeurs ressassées, de ses canaux de transmission, des publics ciblés et des effets surtout sur les mémoires collectives et les imaginaires sociaux, montre qu’elle pactise avec les forces de l’imprenable citadelle systémique.
À cet égard, seul le christianisme euro-occidental affiche une prétention à pouvoir insérer son message salvateur dans l’être-en-devenir de la condition humaine dans le monde contemporain. On y constate en tout cas une vitalité intellectuelle et scientifique quasi absente dans la vaste sphère de l’islam. Il s’accomplit un travail de fond sur l’archéologie des systèmes de croyance et de non-croyance avec leurs modes spécifiques de représentation et d’interprétation, issus des corpus bibliques et évangéliques (le Coran restant abandonné aux musulmans). Cette exploration a fait un pas significatif avec l’oratorien français Richard Simon (1638-1712) auteur d’Une histoire critique du Vieux Testament. Il s’est poursuivi sans relâche jusqu’à la récente œuvre de John Paul Meier, prêtre catholique qui assume avec lucidité la mise au point critique de toute la tradition critique historique sur la question cruciale de Jésus dans Un certain Juif Jésus. Les données de l’histoire, tome I : Les sources, les origines, les dates ; tome II : La parole et les gestes ; tome III : Attachements, affrontements, ruptures, Paris, Cerf 2005. La théologie se construit de plus en plus en lien avec les problèmes nouveaux accumulés par l’histoire en cours. Cela n’empêche pas de nombreuses voix d’insister sur la mort ou la fin du christianisme, ou bien la sortie définitive de l’âge religieux, non plus brutalement par un athéisme oppresseur et obscurantiste, mais par les voies de l’exploration scientifique critique des recompositions en cours du croire en général.
Tout cela ouvre des voies de progrès, des chantiers inédits de la recherche, de nouveaux départs de codes de l’existence humaine. En même temps, le décalage historique des civilisations, des cultures et des connaissances s’amplifie comme celui des richesses, des économies et des régimes politiques entre un Occident en crise, mais pourvu de ressources pour aller plus loin et le reste du monde dont font partie l’islam et ses fidèles où l’on constate des stagnations et des régressions inquiétantes. La rupture traverse le monothéisme lui-même et ses trois grandes familles. Il reste que le monde de l’islam a pour lui le dynamisme de la foi du charbonnier inséparable de la croissance démographique. Le problème réside dans les moyens et les procédés d’une canalisation de très puissantes énergies vers une culture de paix et d’émancipation.
Cette ligne de recherche et d’habilitation de nouveaux paradigmes cognitifs réfère à ce que j’appelle l’instance de l’autorité intellectuelle et cognitive de la raison émergente. Celle-ci se distingue de toutes les postures prises jusqu’ici par la raison raisonnante, critique, connaissante dans toutes les traditions de pensée et de production culturelle dans le monde. Nous connaissons encore des formes de rationalité foisonnantes, surtout depuis que les grands flux d’immigration font exister ces rationalités dans un même espace de citoyenneté républicaine et démocratique en Europe/Occident. Pour la première fois dans l’histoire de la pensée, la raison émergente est politiquement contrainte, mais intellectuellement mal préparée pour prendre en charge les chocs quotidiens des rationalités liées à des temporalités et des instances de valeurs et d’évaluation extrêmement disparates, hétérogènes et génératrices de ruptures constantes de communication entre les individus citoyens et davantage encore entre les personnes comme sujets humains en attente d’émancipation.
C’est à ce niveau de la confrontation quotidienne des ignorances véhiculées par les différents imaginaires sociaux que se jouent le rôle et l’efficacité de la raison émergente ; sûrement pas au niveau des bavardages abstraits depuis les années quatre-vingt-dix sur l’idéologie régressive du clash des civilisations et des cultures définies, classées, jugées par le magistère académique solidaire de la galaxie géopolitique Europe/Occident. Peut-on dire que l’espace de citoyenneté en voie de construction dans l’Union européenne sera le lieu géohistorique du déploiement optimal de la raison émergente ? Ne négligeons pas cet horizon d’espérance ; n’ignorons pas non plus toutes les forces systémiques qui lient désormais l’Europe à la seule alliance fiable pour la survie du modèle d’action historique de cet Occident forgé dans la polarisation idéologique avec l’« axe du mal » du terrorisme international. C’est un fait que le nouvel espace européen de la citoyenneté dispose déjà des meilleurs atouts pour intégrer des groupes, des langues, des cultures, des croyances, des nationalités très hétérogènes accourus de différents pays depuis la décolonisation et surtout la multiplication des guerres civiles et des régimes oppresseurs dans le reste du monde. Les retards, les obsolescences, les pesanteurs sociologiques, les habitus intellectuels et culturels freinent l’application des trois opérations constitutives de la raison émergente : transgresser, déplacer, dépasser. Ces opérations ne sont à l’œuvre de façon adéquate ni dans la recherche, ni dans la pratique éducative de l’école maternelle à l’université, ni dans la transmission des nouveaux savoirs par les médias, le livre (en déclin) et l’incontrôlable réseau Internet dont nul ne peut encore dire s’il deviendra un adjuvant décisif de la raison émergente ou un facteur incontournable de son échec programmé.
Voici à titre indicatif un programme heuristique de quelques tâches urgentes assignables à la raison émergente dans la perspective d’une coopération euro-méditerranéenne pour la gestion concertée des héritages culturels, intellectuels, coutumiers et religieux.
1. Du fait biblique/évangélique/coranique au fait judaïque, chrétien, islamique ; ou de la Parole de Dieu/discours prophétique à la connaissance du fait religieux ;
2. Le passage de la parole (communication interpersonnelle dans l’immédiateté de l’échange) aux divers types et niveaux de discours (mythique, mytho-historique, mytho-idéologique, poétique, ésotérique, discursif, logocentriste).
Pour ces deux premières tâches qui dépassent de beaucoup la seule question du monothéisme, je signale deux titres qui vont dans le sens de la raison critique émergente : Jean Lambert : Le Dieu distribué. Une anthropologie comparée des monothéismes, Cerf, Paris 1995 ; Rémi Brague, La Loi de Dieu, Gallimard 2005.
3. Pour une histoire réflexive des ruptures, des dysfonctionnements, des oppositions et des exclusions réciproques entre les stades de la pensée humaine qui continuent de coexister et de nourrir des débats souvent obsolètes en 2005 : il y a eu à la fois rupture et continuité entre le stade prophétique, théologico-juridique, philosophique et métamoderne du régime de vérité de la légitimité.
4. Les enjeux de la rupture entre l’expérience mystique du divin et la religion exotérique gérée par le magistère théologico-politique d’une part, le social-historique géré par le magistère philosophico-politique laïc, puis la raison télé-technoscientifique d’autre part.
5. Les enjeux et les conséquences de la suprématie de la culture de l’incroyance sur la culture de la croyance depuis la triple victoire intellectuelle, scientifique et politique de la raison des Lumières considérée dans ses vicissitudes jusqu’à nos jours (domination de toutes les hautes instances de la décision politique, économique, culturelle, éducative et géopolitique).
6. Étude de cas particulier pour les enjeux de l’analyse psychanalytique en général : Eugen Drewermann, prêtre catholique qui vient d’annoncer sa sortie d’Église le 14 décembre 2005 après bien des péripéties avec l’autorité hiérarchique (suspension de ses enseignements en 1982, suspension de ses fonctions de prêtre en 1992). Ce cas me semble pertinent pour diverses raisons : l’œuvre importante de l’auteur psychanalyste qui s’est penché sur la vocation et la condition du prêtre, un sujet tabou et central dans la version catholique du monothéisme. Je ne connais pas la bibliographie allemande des controverses soulevées par cette œuvre ; il semble que du côté français, il y a eu jusqu’ici un silence relatif (quelques comptes-rendus sans débats féconds), alors que le livre très polémique de Michel Onfray, Traité d’athéologie, a eu les honneurs d’une réfutation par René Rémond. Le bruit ou le silence que suscite un livre dans telle culture en dit long aussi sur la portée humaniste ou idéologique de cette culture.
Il s’agit, on le voit, de chantiers immenses, mais difficiles à réhabiliter comme prioritaires dans la pensée et la culture jetables de notre temps. En fait, on s’oblige à tolérer des manifestations religieuses dont le caractère désuet est ressenti par le plus grand nombre dans les sociétés converties aux joies de la vie immédiate. La religion est une résurgence compréhensible, mais pas durable pense-t-on ; tout le monde rejoindra les vraies luttes pour l’émancipation de la condition humaine. Cette manière de voir ne résout pas l’expansion de la violence systémique installée dans le modèle d’action historique perpétué par l’Occident. On notera que je ne parle jamais d’universel, comme s’autorisent à le faire avec une dangereuse assurance aussi bien les défenseurs de l’Absolu religieux que ceux d’une laïcité militante soustraite au principe de critique qui fonde toute avancée vers l’universalisable, mais pas l’inaccessible universel. Car nous sommes plus que jamais englués dans les débats d’arrière-garde des souverainismes, des magistères et des valeurs universelles autoproclamées, alors qu’il s’agit de solidarités claniques, de visions nationalistes sacralisées par la mytho-histoire des États nations succédant à la sacralisation et à la sanctification de chaque communauté de fidèles avec le rejet de toutes les autres rejetées dans les catégories de l’hérésie, la secte, le paganisme, l’infidélité. Nous constatons des retours évidents à des formes claniques, tribales de solidarités, au nom des droits à l’identité, à la différence, à l’autonomie, la séparation, la sécession, la rébellion, l’iconoclasme pour les autres et la consolidation de mon clan protecteur.
L’islam a plus besoin que les autres religions de cette expansion de la connaissance transgressive du fait religieux et de la contribution de la psychanalyse au niveau de la cognition et pas uniquement de la clinique ou des débats théoriques intra-occidentaux et nationaux. Mon idée est de nourrir une réflexion continue, appuyée sur les connaissances les plus exhaustives et les plus critiques, sur l’islam au défi de la psychanalyse et la psychanalyse au défi de l’islam. Je sais que des psychanalystes comme Mostafa Safouan, Daniel Sibony, Fathi Benslama, Jean-Michel Hirt, se sont exprimés sur ce sujet ; mais ces auteurs manquent de cette information exhaustive et critique concernant notamment le parcours historique singulier de la pensée islamique. Ils ne tiennent pas compte de l’évolution de la pensée à rebours de celle de l’Europe à partir des XIIIe – XIVe siècles. Cela est dû aussi au fait que l’exploration de cette pensée manque elle-même de travaux orientés vers la critique métamoderne du fait religieux pour inclure les chantiers que je viens de définir. La tâche de penser l’islam comme religion, tradition cadre de toute perception, connaissance et interprétation du monde physique, de l’histoire, du politique et de la condition humaine, ne doit pas être confondue avec celle de l’érudition froide et accumulative qui s’est imposée depuis le XVIIIe siècle en Europe. Quant aux musulmans contemporains, ils demeurent dans leur grande majorité tiraillés entre les évocations apologétiques et nostalgiques de « l’âge d’or » de l’islam classique et la littérature d’aujourd’hui à dominante mytho-idéologique, en ce sens qu’elle ne se donne pas les moyens de différencier la connaissance mythique fondée sur le croire et les représentations de l’imaginaire d’une part, la connaissance critique élaborée avec les sciences de l’homme et de la société d’autre part.
Il convient de rappeler que l’histoire des religions depuis le XIXe siècle est demeurée sous la dépendance d’un positivisme scientiste dont a souffert même le christianisme jusqu’à nos jours. Dans un livre récent, Le Nouvel Antichristianisme, René Rémond vient de dénoncer « la culture du mépris » dont est victime l’Église au moment où elle se félicite d’avoir été amenée, à son corps défendant, à occuper l’instance de l’autorité morale et spirituelle sans avoir à encourir les déboires du pouvoir politique. On peut débattre de la légitimité philosophique de la morale et de la spiritualité qu’elle continue à fonder sur des bases théologiques orthodoxes, mais guère de son immixtion dans la gestion politique, législative, judiciaire et intellectuelle de la cité. L’islam est en train de faire le parcours inverse : il est devenu l’otage des activistes politiques tant au sommet des États que dans une base sociale démesurément élargie par la rapide croissance démographique et l’abandon par les États de leurs obligations à l’égard des peuples qu’ils prétendent servir. Ainsi, la fonction proprement religieuse s’estompe ou sert d’instance étatisée de légitimation supra-humaine d’un pouvoir qui perd même la légalité dans certains cas. Dans cette évolution à rebours de celle de l’Europe chrétienne [1], la politique des « partis-États » continue partout de dissoudre tout ce qui pourrait éventuellement se requalifier sous le concept de légitimité religieuse et de bricoler des légitimités formelles dites démocratiques dans des sociétés où la pensée, la culture et la pratique démocratiques sont précaires, sinon impensables même parmi les classes relativement ouvertes à la modernité.
Ainsi, trois nouvelles fonctions réduisent l’islam à servir de refuge pour les exclus, les chômeurs, les démunis, les handicapés, les dominés et surtout une jeunesse nombreuse et frustrée ; de repaire pour les activistes politiciens qui canalisent les diverses révoltes en invoquant la foi et la loi « religieuses » tout en vidant ces termes de leurs dimensions spirituelles et éthiques, et potentiellement humanistes ; de tremplin aussi pour ceux qui savent tourner à leur profit les exclusions, les malheurs, les souffrances, les morts violentes que leur combat proclamé comme politico-religieux entraîne pour de nombreuses victimes innocentes. Tout analyste confronté à des sujets humains pris dans l’étau des forces aveugles en travail dans les sociétés décrites à tort comme musulmanes, doit d’abord maîtriser les processus historiques, les pesanteurs sociologiques, les ravages des représentations fantasmatiques de soi, des autres et du passé, les instrumentalisations idéologiques de cet ensemble de contraintes opérant dans la vie quotidienne. Dans toutes les conversations reviennent les notions d’impasses sociales et historiques, d’absence d’instances de vérité et de légitimation, de dictature légale des États, de classes parasitaires enclavées dans des masses populistes marginalisées, d’inadéquation et des retards du système éducatif, d’ensauvagement des exclus, etc. L’expansion rapide des désordres sémantiques, des pathologies mentales, des frustrations et refoulements du sujet (gestion pathogène de la sexualité notamment), des ignorances programmées même dans les institutions scolaires censées fournir aux enfants et aux jeunes des connaissances fiables et des outils essentiels de la pensée critique.
Bien d’autres forces encore multiplient les obstacles à la réception et à la pratique de la pensée scientifique ou d’œuvres littéraires et artistiques tant soit peu subversives. Les cadres sociaux de la connaissance se ferment aux productions intellectuelles et scientifiques à mesure que les médias, les discours officiels, les campagnes électorales, les activités de socialisation, les sermons dans les espaces très fréquentés des mosquées diffusent un islam ritualiste, casuiste, dogmatique, anhistorique, attaché aux rituels formalistes et à la rigueur normative du licite et de l’illicite (halâl/harâm). La langue elle-même est appauvrie, mécanisée, coupée de toute continuité sémantique, historique et intellectuelle au point que tout effort de mémorisation, de conceptualisation et tout lexique technique perdent leur portée opératoire dans la communication des consciences et la construction humaniste du lien social.
Tout cela se retrouve avec de puissants facteurs aggravants dans les milieux d’immigrés en Occident. Je ne peux m’attarder ici à inventorier et surtout analyser les effets dissolvants de tous les facteurs de plus en plus actifs depuis les années cinquante. Je retiendrai le plus grave et le plus difficile à surmonter : c’est à la fois le regard, le statut légal et les fonctions assignées à la religion en général, à l’islam en particulier dans les contextes islamiques d’origine et les contextes occidentaux contemporains. Dans les premiers, l’islam est religion d’État et les dispositions du droit positif laïc issues du pouvoir législatif parlementaire ne sauraient prévaloir en aucun cas sur les normes de la Loi religieuse entièrement élaborée au Moyen Âge (VIIe-Xe siècles) et déclarée intangible parce que dérivée de la Parole éternelle de Dieu[2]. Les débats théoriques et critiques qui ont accompagné l’élaboration du droit dans ces temps lointains sont paradoxalement plus riches et plus pertinents pour la pensée critique que ceux des « docteurs » d’aujourd’hui qui glosent paresseusement sur des casuistiques confinant au ridicule social et politique et consacrant surtout la défaite majeure de la pensée réfléchie.
On ignore tranquillement en effet les décalages scientifiques, philosophiques, institutionnels creusés depuis les XVIe-XVIIIe siècles entre les parcours historiques du monde travaillé par le fait islamique et les émancipations continues de ce qui est devenu aujourd’hui l’Europe/Occident. Les esprits les plus agiles et les plus brillants veulent ignorer ces décalages et encouragent le retour à un droit, une éthique, une politique tout aussi coupés d’une tradition de pensée islamique, elle-même engloutie dans l’oubli général du passé. Tandis qu’une pensée modernisante s’autorisait jusqu’aux années cinquante à exprimer des critiques constructives à l’égard d’une pensée islamique régressive et indifférente aux conquêtes de la modernité, on constate depuis le 11 septembre 2001 des indulgences dictées par le political correctness dans divers milieux et surtout au niveau des États, à l’égard de ce qu’on nomme l’islam modéré. Il s’agit, bien sûr, de gagner à tout prix des médiateurs relativement ouverts pour nouer une relation pacifiée avec les militants les plus intransigeants : c’est ce que vient de faire Tony Blair en choisissant Tariq Ramadan comme conseiller pour les affaires islamiques. Bien d’autres dirigeants européens manifestent ignorance ou indifférence à l’égard des forces progressives et des attitudes régressives dans les confrontations en cours à l’intérieur de la pensée islamique contemporaine. J’évoque ces faits non pour dériver vers la glose politicienne sur les avatars de la vie quotidienne, mais avec l’espoir de ramener l’attention des chercheurs/penseurs sur les grands enjeux de vérité et de légitimité dans les grandes démocraties qui écrasent sciemment les valeurs mises en exergue de leur propre combat pour les libertés et les droits de l’homme. C’est là, en effet, que les psychologues, les psychanalystes et les psychiatres ont beaucoup à dire et à faire pour ne pas laisser les grands débats de notre temps s’enliser dans les exclusions réciproques, les fausses explications, les ignorances largement partagées dans toutes les cultures et l’oubli ou l’occultation systématique de l’essentiel et même de l’important concernant le destin du sujet humain dans le devenir général de notre espèce.
Avec l’islam pris en otage par tant d’acteurs aux objectifs conjoncturels sans vision politique viable, nous sommes à l’opposé de la culture de l’incroyance qui conditionne en Occident laïcisé, l’intégration du citoyen dans l’espace de citoyenneté où sont légalement délimités le privé et le public, l’individu citoyen, la personne, le sujet, la communauté et la nation. Les cultes détachés arbitrairement de la religion comme fait existential total et pas seulement existentiel, sont confiés à la gestion administrative à partir du ministère de l’Intérieur ou de la Justice. Ils font l’objet d’une surveillance de type policier pour qu’ils n’empiètent pas, comme ils l’ont fait et font encore dans beaucoup de régimes, sur les prérogatives de l’État qui détient partout « le monopole de la violence légale ». La loi laïque, qui tient sa légitimité de la souveraineté populaire substituée à celle de Dieu, reconnaît et protège tous les cultes et la liberté de conscience ; mais toute référence explicite à une croyance religieuse traditionnelle dans l’exercice des activités citoyennes entraîne l’application immédiate du même principe de suprématie, mais cette fois inversé, de la loi laïque sur la loi divine. Au regard hautain ou condescendant que portent sur la religion les esprits forts grandis dans la culture de l’incroyance, répond l’attitude résignée, apaisée, récalcitrante ou résolument guerrière de ceux qui recourent à la guerre dite juste ou sainte (Jihâd) pour imposer la suprématie de leur modèle sur tous les autres sans se prêter à aucun débat contradictoire.
Longtemps demeurée minoritaire, travailleuse dans le silence et sans visibilité sociale et politique, l’immigration de confession musulmane a perturbé – on peut même dire subverti, par le seul fait de sa présence massive appelée à croître davantage dans les prochaines décennies – les relations relativement apaisées entre l’Église et l’État laïc ou séculier qui a mis de son côté une majorité grandissante de la société civile. On s’est installé en Europe/Occident et plus ostensiblement en France dans l’idée d’une « sortie réussie » et irréversible du régime de vérité et de légitimité maintenu par les grandes religions jusqu’aux séparations ou distinctions formelles inscrites dans le droit constitutionnel moderne. L’islam perturbateur est celui qui a été façonné, voulu, soutenu par les États postcoloniaux depuis les années cinquante de lutte dite de libération contre les dominations coloniales. À aucun moment, durant ces luttes, on n’a invoqué la portée philosophique, cognitive, émancipatrice de la pensée laïque par rapport au régime religieux de la vérité et de la légitimité éthique, juridique et politique. Le discours nationaliste des années cinquante – soixante-dix, conforté par celui des clercs salafistes réformateurs (islâh), postulait que le modèle de gestion de la cité humaine, légué par l’islam – sans autre précision sur les nombreux éclatements sectaires, théologiques, exégétiques, socioculturels, idéologiques de cette appellation devenue un mot-valise – est bien plus fiable que celui impérialiste, matérialiste, violent de l’Occident. Et nous voilà repartis tous pour des années de guerres dites justes d’un côté, saintes de l’autre (durant les Croisades elles étaient également saintes pour les deux protagonistes) ; mais toutes deux dûment sacralisées par l’invocation des égoïsmes nationaux ou de la Révélation divine.
On doit insister sur la portée conjoncturelle et contingente de toutes les gesticulations idéologiques qui soutiennent toutes les confrontations depuis la date décisive de 1945. Par conjoncturel, je veux désigner plusieurs traits changeants des contextes qui obligent à réagir sous la pression des urgences, la dictature des émotions et de la peur, les menaces réelles ou imaginées, aggravant ainsi la furie des perceptions mutuelles des protagonistes de ce qu’on peut appeler une tragédie récurrente historiquement et politiquement programmée. Cette définition se veut programmatique : elle permet en effet de lancer des enquêtes variées sur le poids du conjoncturel dans le déroulement d’une histoire longue des rapports entre deux protagonistes qui se réduisent mutuellement à des catégorisations abstraites et fortement polarisées dans le sens de mytho-idéologies véhiculées par la pensée jetable. C’est ce que je viens de faire dans un livre collectif que j’ai dirigé et publié chez Albin Michel sous le titre L’islam et les musulmans en France du Moyen Âge à nos jours. D’éminents historiens apportent des illustrations convaincantes sur la richesse explicative de ce que j’appelle l’histoire réflexive.
Pour souligner l’importance de la date de 1945, je rappellerai que la guerre d’Algérie qui éclate le 1er novembre 1954 a en fait commencé par le bombardement de la région de Sétif le 8 mai 1945. Tout le monde connaît la série de guerres allumées ensuite dans la Méditerranée jusqu’à celle, en cours, en Irak. Les significations de cette récurrence des guerres ne sont pas encore explicitées par les historiens.
Je trouve une autre illustration venant d’un philosophe qui s’adresse à un anthropologue, tous deux académiciens, qui ont traversé et fécondé une grande partie du XXe siècle. De Michel Serres recevant René Girard sous la Coupole, je retiens ce passage que j’aurais inscrit en exergue à tout le présent essai si je l’avais découvert plus tôt :
« Un jour les historiens viendront vous demander d’expliquer l’inexplicable : cette formidable vague qui submergea notre Occident pendant le XXe siècle […] Ces abominations dépassent largement les capacités de l’explication historique ; pour tenter de comprendre cet incompréhensible-là, il faut une anthropologie tragique à la dimension de la vôtre. Nous comprendrons un jour que ce siècle a élargi, à une échelle inhumaine et mondiale, votre modèle sociétaire et individuel. Derechef, d’où vient cette violence ? Du mime, disiez-vous. […] Or quand tous désirent le même, s’allume la guerre de tous contre tous. Nous n’avons encore rien à raconter que cette jalousie haineuse du même qui oppose doubles et jumeaux en frères ennemis. Quasi divinement performative, l’envie produit, devant elle, indéfiniment, ses propres images, à sa ressemblance. Les trois Horaces ressemblent aux Curiaces triples ; les Montaigus imitent les Capulets ; Saint Georges et Saint Michel miment le Dragon ; l’axe du Bien agit symétriquement, selon l’image, à peine inversée, de l’axe du Mal » (in Le Monde du 16/12/2005).
J’ai découvert la pensée de René Girard dès ses premiers livres, Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961), La Violence et le Sacré (1972), suivis de plusieurs titres où il a effectivement offert à l’explication historique factuelle et linéaire un cadre anthropologique qui élargit et approfondit la portée explicative de ce que j’ai appelé moi-même le triangle anthropologique : Violence, Sacré et Vérité. R. Girard a séparé la question de la Vérité des péripéties de l’histoire sous l’empire des forces liées au couple violence et sacré. La rivalité mimétique ne suffit pas à expliquer comment le régime de Vérité révélée instaurée par les trois versions du monothéisme a joué un rôle déterminant et permanent jusqu’à nos jours dans les constructions théologico/juridiques et exégétiques de ce qu’on appelle encore « la guerre juste » avec « Les soldats du droit » de François Mitterrand et de Bush père dans la première guerre du Golfe et plus que jamais « la guerre juste » théorisée par un groupe d’intellectuels américains après les attentats du 11 septembre 2001[3].
La grande polarisation idéologique islam versus Occident ne date ni de la colonisation, ni des indépendances, encore moins des attentats du 11 septembre 2001. Elle relève de ce que René Girard a appelé « ces choses cachées depuis les origines du monde ». Dans les travaux des plus grands chercheurs et penseurs sur ce qui ne s’est pas encore imposé comme une anthropo-histoire à vocation émancipatrice des mytho-histoires devenues mytho-idéologies sous l’égide des régimes religieux, puis laïcs de la vérité, l’exemple de l’islam comme parcours qualifiant ou disqualifiant, n’a été pris au sérieux que par de rares auteurs. Il y a eu Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques ; ce fut fragmentaire, peu documenté et indigne du grand maître ; mais ni Paul Ricœur, ni Emmanuel Lévinas, ni Hannah Arendt, tant cités, ni René Girard, ni Marcel Gauchet, ni les grands théologiens catholiques et protestants ne se sont souciés de dépasser l’horizon réducteur d’un judéo-christianisme dont la construction partisane est de plus en plus contestée par le judaïsme actuel, et tout simplement ignorée par l’islam comme un des grands défis qu’il lui faudra relever. Le Coran a en effet légué des positions théologiques polémiques au sujet de la pureté monothéiste ; la théologie islamique les a transformées en articles de foi dogmatiques sans s’être attachée à repenser les enjeux d’un tel héritage.
Toujours Le Monde vient de me fournir un autre exemple dans la livraison du 23 décembre 2005. Sous le titre « L’intelligence de Dieu », un dossier de deux pages est consacré à la polémique ouverte par Michel Onfray déjà cité. On n’y relève aucune mention de l’islam, comme s’il n’avait pas fait de la question du Dieu unique un sujet central d’une polémique jamais dépassée. On réserve la mention de l’islam aux émeutes de banlieues et aux actions terroristes. Quand on présente l’Encyclopédie de Saint Augustin, on insiste sur la contribution majeure de l’auteur à la formation de la pensée d’Occident ; on signale qu’il est né et a déployé sa riche carrière dans l’actuelle Algérie (Hippone) ; mais on ne dit rien sur le destin d’un penseur accaparé par un Occident qui n’est pas son pays et rejeté par son pays devenu arabo-musulman. Cet exemple donne beaucoup à penser sur ce qu’on appelle l’Occident et l’Orient, le christianisme et l’islam et les accidents de l’histoire qui brouillent et dispersent les appartenances.
Complément
Que les habitants de l’Afrique du Nord, devenus progressivement des « arabo-musulmans », aient perdu tout contact avec la phase longue de la présence romaine, de la culture et de la langue latines enrichies par la conversion au christianisme jusqu’à la substitution de l’islam ; que cette rupture ait été renforcée par le discours nationaliste de libération qui condamne la colonisation romaine dans la foulée du rejet de la colonisation française ; que la vague de violence religieuse s’appuie sur ces données de l’histoire pour légitimer le recours au terrorisme : tout cela et bien d’autres considérations constituent des données de l’histoire et de l’anthropologie culturelle que les Maghrébins contemporains commencent enfin à réinterroger. Dans cette perspective, l’Occident qui monopolise la gestion de sa dette envers Saint Augustin doit, lui aussi, prendre part à une relecture généralisée de toutes les circulations de croyances, d’idées, de connaissances, d’œuvres de culture dans l’ensemble de l’espace géohistorique méditerranéen. Nous avons, là, des contentieux, des mémoires collectives, des archives encore actives dans les profondeurs non encore explorées des conduites des individus et des peuples que seule la raison émergente peut prendre en charge de manière exhaustive et pertinente.
Ainsi, l’Encyclopédie de Saint Augustin s’inscrit naturellement dans le programme que j’esquisse ici à l’intention des psychanalystes historiens ou des historiens soucieux de porter sur ce que Derrida appelait l’archive, le regard et les interrogations propres à toute écriture de l’histoire aujourd’hui (voir des exemples dans le livre collectif déjà cité). L’œuvre de Saint Augustin conçue, écrite et enseignée dans un environnement nord-africain peuplé de Numides (Berbères) dépasse le cas spécifique d’un christianisme en quête de ses premières articulations théologiques et spirituelles. L’historien de la période homologue de formation de la pensée islamique a beaucoup à apprendre dans cette œuvre pour ouvrir le chantier d’une anthropo-histoire du passage du discours prophétique aux textes dits révélés, puis aux constructions théologico-juridiques de la Loi de Dieu. Je suis sûr que les historiens maghrébins s’attelleront à ce travail passionnant quand les religions monothéistes seront définitivement sorties de leur trop longue stagnation dans leurs clôtures dogmatiques respectives [4].
Il est banal de dire qu’au seuil du XXIe siècle, nous vivons tous dans la violence quotidienne du choc frontal de deux puissants imaginaires nourris des mêmes ignorances institutionnalisées, généalogiquement et structurellement homologues, mais technologiquement, matériellement et militairement inégaux. De ces imaginaires aussi, l’analyste doit refaire la généalogie, l’archéologie, l’anthropo-histoire pour sortir du discours à double critère longtemps sacralisé, sanctifié, naturalisé par les « révélations », les « illuminations », les transcendantalisations, les transfigurations, les essentialisations, les substantivations, les spiritualisations, les théologisations… de ce que nous nommons les grandes religions, mais aussi les religions séculières modernes. On connaît l’importance et les impacts durables sur le sujet humain des disciplines ascétiques et mortifères du corps physique pour permettre à l’âme de mieux s’élever aux contemplations du divin. Le discours métaphysique classique dans ses deux modalités interactives (muthos platonicien et logos aristotélicien) a relayé, conforté, légitimé avec ses prétentions plus rationalisantes, les systèmes de représentation, de construction et de transmission de la vérité et des valeurs. Je ne rappelle ces données connues de l’histoire dite des religions et parallèlement de celle de la philosophie que pour souligner les rôles et les conséquences persistantes des escamotages, des mutilations, des oublis voulus, des ruptures idéologiques qui ont marqué l’histoire générale de la pensée dans l’espace méditerranéen d’une part, à l’échelle mondiale incluant les religions et les traditions de pensée hors de la sphère monothéiste et gréco-latine d’autre part.
On perçoit peu à peu, avec toutes ces observations, la nécessité pour la raison émergente de réévaluer à nouveaux frais tout ce qui continue à s’écrire, s’enseigner, s’instrumentaliser dans les débats actuels de société et d’histoire globale, l’intervention fracassante de la modernité dite des Lumières depuis les XVIIe-XVIIIe siècles en Europe/Amérique. On constate clairement que l’invocation des Lumières comme moment inaugurateur d’un nouveau départ d’encodage de tous les cadres et niveaux de déploiement de la condition humaine sous l’autorité politique légitimante de la souveraineté populaire, excluant définitivement toute participation à un titre quelconque de la souveraineté divine, tend à réactiver aujourd’hui les querelles politico-religieuses qu’on croyait définitivement révolues. La virulence des oppositions est à la mesure des excès de pouvoir, des ignorances et des décalages culturels accumulés depuis le XIXe siècle à l’intérieur de chaque société, puis, à partir de 1945, à l’échelle mondiale. Les urgences sont telles depuis la multiplication des guerres civiles et la montée des réponses terroristes aux manipulations géopolitiques de l’Occident qu’on en vient à bricoler des solutions peu adéquates pour apaiser les « révoltes » populistes et à disperser des énergies et des ressources qui devraient être concentrées sur les nouveaux chantiers de la raison émergente. Le fait nouveau est que la surenchère mimétique engagée sur la hiérarchie des instances de légitimation (Loi divine réactivée et démocratie laïque menacée par la défiance grandissante des sociétés civiles [5]) c’est que la raison des Lumières se retrouve à la fois nourrie d’immenses connaissances accumulées par la recherche érudite depuis le XIXe siècle, mais prise au dépourvu et obligée de se raidir dans un regard condescendant et militant devant un retour intempestif d’un religieux qu’elle pensait avoir définitivement placé sous son contrôle.
C’est ici que se pose le problème d’un bilan critique de la politique coloniale dans toutes les parties des empires exploités, mais sous-administrés, méconnus, sous-étudiés ou abandonnés à des conservatismes régressifs. Ce traitement des populations indigènes traduit un renoncement explicite à l’application des droits de l’homme solennellement proclamés dans les constitutions. Les ruptures brutales des métropoles avec les ex-colonies ouvrent une nouvelle étape de la même démission des Lumières vis-à-vis d’immigrés acceptés comme main-d’œuvre étrangère, mais jamais comme citoyens éducables à une meilleure réception de la modernité. Ainsi, l’offre de modernité est demeurée très occasionnelle, fragmentaire et précaire tandis que la ségrégation politique entre le statut de l’indigénat et celui de la pleine citoyenneté a accéléré la formation des mouvements nationalistes pour l’indépendance. Les commentaires politiques qui ont accompagné les récentes révoltes en France ont clairement dévoilé les carences persistantes du message des Lumières à l’égard des cultures et des civilisations, même quand elles peuvent s’exprimer librement en contextes démocratiques européens. Le bilan critique de la colonisation et de ses suites dans les métropoles doit être complété et radicalisé à propos des politiques régressives des « partis/États » après les indépendances. Les immigrés fuient le chômage et l’autoritarisme de leur pays respectif ; ils cumulent alors les maux du déracinement et les obstacles aux efforts d’insertion, d’adaptation dans des contextes européens si différents et souvent hostiles.
Sous tous ces rapports et bien d’autres que je ne détaillerai pas ici, l’appel à la raison émergente apparaît comme une utopie dérisoire et sans lendemains. Le pouvoir de nommer validement le monde, la nature, la condition humaine, l’histoire, les droits de l’homme et du citoyen ne peut être exercé que par l’acteur qui se donne les moyens matériels, technologiques et militaires de ce pouvoir. Le communisme a pu concurrencer le monde libre dans la nomination et la conceptualisation idéologique ; peut-être la Chine et l’Inde en voie d’ascension parviendront-elles à introduire des alternatives ; c’est un fait que depuis les années quatre-vingt-dix, c’est des États-Unis que viennent les noms, les concepts, les modes, les progrès de la science et de la technologie, les pratiques des médias. Sans doute, l’Europe apporte-t-elle ses propres contributions dans ces initiatives, mais elle ne dispose pas de la puissance de dissuasion dont les États-Unis ont acquis le monopole. C’est ce qui explique les ripostes identitaristes de tous les discours d’opposition à cette hégémonie grandissante. Mais les identités proclamées avec une grande véhémence idéologique n’ont ni les moyens scientifiques, ni les cadres socioculturels adéquats, ni les institutions démocratiques, ni surtout la volonté politique aux niveaux des États et des sociétés civiles pour inaugurer la marche vers une histoire solidaire des peuples. Je ne parle pas de la solidarité de compassion, affichée dans les aides humanitaires aux peuples précipités dans des conflits dévastateurs, mais d’une concertation internationale pour définir et diffuser partout une pensée et une culture de paix.
Je m’en tiendrai là pour la lecture à rebours des passés proches et lointains à partir de notre présent bouleversé et de plus en plus bouleversant. J’aimerais montrer brièvement ce que nous pouvons gagner à revenir à la lecture généalogique et archéologique du passé lointain du monothéisme pour mieux évaluer notamment l’importance des ruptures, des éliminations délibérées, des oublis voulus et confirmés d’âge en âge pour en arriver aux formes et aux fonctions assignées désormais au fait religieux monothéiste dans nos contextes soumis aux violences guerrières et idéologiques, aux révoltes contre la faim, le chômage et les formes nouvelles de l’exclusion aux niveaux de chaque société et de la configuration géopolitique et économique du monde. J’ai mentionné plus haut une thèse remarquable, mais peu lue et guère discutée, de Jean Lambert sur Le Dieu distribué. L’auteur vise explicitement à illustrer les méthodes et les tâches d’une anthropologie comparée des religions monothéistes. Il s’arrête pour cela à des textes précis qui donnent beaucoup à penser par-delà toutes les constructions doctrinales et les systèmes théologico-juridiques et rituels qui ont fait de l’instance religieuse une source de légitimité à la fois spirituelle et politique :
1. L’histoire de Joseph dont diverses versions ont alimenté l’imaginaire culturel du Proche-Orient ancien et dont le Coran a fourni ce qu’il nomme le plus beau récit mythique (ahsan al-qasas).
2. Une approche de l’Évangile de Jean.
3. La sourate 18 dite La caverne, avec ses trois récits articulés ensemble pour construire « un palais idéologique avec les gravats d’un discours social ancien » selon une riche définition du mythe et de ses fonctions par Claude Lévi-Strauss.
4. Le récit de fondation de l’Écriture.
5. La sourate 37 dite al-Sâffât.
En exergue à tout le livre, Jean Lambert offre au lecteur ce texte étonnant du grand mystique Hallaj crucifié en 922 à Bagdad :
« Mon fils, que Dieu te cache le sens apparent de la Loi et qu’il te découvre la vérité de l’impiété. Car le sens apparent de la Loi est impiété occulte et la vérité de l’impiété est connaissance manifeste. Or donc, Louange à Dieu qui se manifeste sur la pointe d’une aiguille à qui il veut et se cache dans les cieux et sur la terre aux yeux de qui il veut ; si bien que l’un atteste “qu’il n’est pas” et que l’autre atteste “qu’il n’y a que lui”. Or ni celui qui professe la négation de Dieu n’est rejeté, ni celui qui confesse son existence n’est loué. Le but de cette lettre est que tu n’expliques rien par Dieu, que tu n’en tires aucune argumentation, que tu ne souhaites pas l’aimer, que tu ne confesses pas son existence et que tu n’inclines pas à le nier. Et surtout garde-toi de proclamer son Unité » (Akhbâr al-Hallâj, trad. L. Massignon, Vrin 1975, p. 130).
La voix qui s’exprime ainsi se fait entendre à Bagdad au début du Xe siècle. Nous sommes en plein déploiement de ce que j’ai appelé L’humanisme arabe au IVe/Xe siècle. La parole de Hallâj tente de coexister avec beaucoup d’autres dans un climat de créativité intellectuelle, culturelle, spirituelle et scientifique qui ne connaîtra ni relève, ni équivalent en contextes islamiques jusqu’à nos jours. On notera l’ouverture d’un espace sui generis de déploiement et d’intelligibilité de l’existence humaine. Cet espace demeure ouvert à tous les possibles d’un sujet capable de conjuguer le travail intérieur de la psyché en connexion avec l’avènement d’une conscience active, vigilante, scrupuleuse, exigeante vis-à-vis de tous les élans et tentations qui interrompraient prématurément tel possible de la connaissance et de l’accomplissement. Espace irréductible à aucun autre qui le limiterait, le fermerait dans une doctrine, un rituel, un code contraignant, des vérités conjoncturelles, des états d’âme précaires. Dieu est nommé comme protagoniste garant de la liberté créatrice et émancipatrice du sujet humain d’où tout jaillit et en qui tout retentit pour faire écho aux appels de l’être, du connaître, du devenir, du beau, du bien, du vrai et du juste… C’est la révélation perpétuelle de soi à partir de ressources inscrites dans les processus mêmes d’épanouissement de ce sujet pressenti, appelé, attiré par les voix de l’Immémorial véhiculé dans les grands récits de fondation repris, médités, commentés, investis par des générations d’acteurs plus ou moins inspirés, créateurs et éducateurs.
J’appelle avènements successifs ces grands axes de la pensée créatrice qu’explore le second titre de Rémi Brague cité plus haut. Ne pouvant parcourir ici les cheminements complémentaires des deux livres retenus comme deux essais d’exploration dans les perspectives de la raison émergente, je reprendrai les extraits des deux pages de couverture dans l’espoir d’inciter beaucoup de lecteurs à partager les préoccupations de ma propre intervention.
Jean Lambert cherche à montrer comment :
« […] Les trois monothéismes méditerranéens font système. Ils sont analysables à partir des combinaisons du modèle de G. Dumézil. Comme les polythéismes indo-européens, le judaïsme, le christianisme et l’islam présentent des mythes fondateurs à comprendre dans un jeu de réfractions multiples. Un comparatisme d’un type nouveau devient alors possible, en quête d’articulations beaucoup plus puissantes que celles que peut faire apparaître tel soupçon d’influences réciproques. Au lieu d’une critique girardienne du modèle dumézilien, qui a l’effet de compliquer les deux approches ainsi privées de leur tentation englobante, l’analyse procède à ce qui est sans doute la première exégèse véritablement anthropologique de textes littéraires réputés hors de portée de ce type d’enquête du mythe. »
Rémi Brague, historien de la philosophie, a le mérite, lui aussi, d’insérer le parcours de la pensée en contextes islamiques dans cet espace géohistorique méditerranéen que j’assigne à la raison émergente comme un des objets prioritaires de son exploration. En proposant une histoire philosophique de l’alliance incluant l’exemple de l’islam, Rémi Brague accomplit un geste intellectuel et scientifique que ses prédécesseurs comme Paul Ricœur ou Emmanuel Lévinas n’ont jamais esquissé. Naguère, Léo Strauss a perçu aussi la fécondité de cette recherche qui mérite d’être prolongée et élargie à d’autres sphères linguistiques et culturelles. Cette perspective rejoint un de mes programmes partiellement mis en œuvre sous le titre général d’une reprise critique de la question humaniste (voir mon Humanisme arabe au IVe/Xe siècle, Vrin, 3e éd. 2005, et Humanisme et islam, 2006). Il s’agit de remembrer, par le regard anthropo-historique, cet espace de déploiement d’un sujet en expansion pressenti par Hallaj, mais déjà présent aussi bien dans l’axe grec et l’axe monothéiste dont les tensions éducatives ont enrichi la quête plurielle du sens jusqu’aux grands éclatements, séparations, spécialisations, tracés de frontières idéologiques imposés à la fois par les rivalités impériales et leurs légitimations théologiques, puis les combats laïcs contre le cléricalisme. S’il est vrai que l’islam, vite instrumentalisé par l’État impérial omeyyade, a initié les grandes conquêtes dans le monde d’alors, c’est l’irrésistible ascension hégémonique de l’Europe chrétienne, puis bourgeoise capitaliste qui a généré les fractions les plus durables et les plus pernicieuses jusqu’à nos jours.
Je l’ai déjà souligné : il ne s’agit pas seulement de l’expansion du modèle capitaliste dans un monde privé en même temps des acquis émancipateurs de la modernité scientifique ; plus gravement, plus profondément, la pensée occidentale consent moins que jamais depuis la fin de l’histoire imprudemment annoncée, à confesser sa responsabilité à l’égard du destin de la personne humaine soumise aux fonctions aliénantes du discours à double critère : travestir l’usage systématique de la violence conquérante et du monopole de la violence légale par l’État absolutiste ou démocratique, sous la rhétorique d’un humanisme formel de l’immense mensonge romantique et la vérité romanesque, relayés, amplifiés aujourd’hui dans l’insupportable rhétorique mondialisée sur les droits de l’hommisme et une démocratie à usage populiste.
Le parcours proposé par Rémi Brague donne beaucoup à penser pour ceux du moins qui consentent à se donner le temps de la réflexion.
« L’alliance entre Dieu et la loi, nouée en Grèce antique et dans la tradition biblique, a revêtu des formes différentes dans le judaïsme, le christianisme, puis l’islam. C’est l’histoire de sa longue genèse, de son épanouissement contrasté au sein des trois religions médiévales, de sa dissolution enfin avec la modernité européenne que Rémi Brague se propose d’écrire en relisant les textes fondateurs de la philosophie et de la pensée religieuse. Dans le judaïsme de la Dispersion, la Loi figurait la seule présence de Dieu auprès d’un peuple désormais privé de son royaume et de son Temple : elle coïncidait avec Dieu. C’est dans le christianisme que va naître et se déployer leur séparation. Le Dieu chrétien n’est plus seulement le législateur du temps des Hébreux. Il est source de la conscience humaine et communique la grâce qui permet d’y obéir. Cette séparation finira par façonner les institutions politiques de la chrétienté médiévale, l’Empire comme l’Église. À l’opposé, l’islam se constituera progressivement en une religion où la Loi se tient au centre de tout : elle entend régir l’ensemble des pratiques humaines depuis le déclin du Califat. Ici, à la différence des deux religions bibliques, c’est Dieu qui doit la dicter directement.
Avec la modernité, l’alliance de Dieu et de la loi va être dénoncée avant de se voir expulsée de la Cité : notre Dieu n’est plus législateur, notre loi n’est plus divine. Mais qu’est-ce qu’un monde, le nôtre, où l’homme se prétend l’unique souverain ? Comment une loi sans trace du divin peut-elle donner des raisons de vivre ? »
Histoire réflexive de la pensée, pensée jetable et littérature parasitaire
La prudence scientifique oblige à vérifier la portée opératoire et le statut cognitif des propositions théoriques et explicatives avancées par les deux auteurs. Cela pose deux questions conjointes : celle de l’accueil par les professionnels de la recherche et celle de la transmission des savoirs ainsi élaborés dans le champ de la connaissance et de la diffusion des acquis les plus fiables ? Par-delà les initiatives et les carences du monde académique que reçoivent les sociétés civiles dans leur ensemble des débats instaurés sur des questions très anciennes et d’une actualité souvent dramatique ? Dans l’ère de la pensée jetable, les travaux les plus féconds subissent un sort pire encore que ce que j’appellerai la littérature conjoncturelle et parasitaire : cette immense production qui glose sur les faux problèmes et les bavardages polémiques indéfiniment repris chaque jour à la faveur d’une actualité redondante et des tragédies récurrentes. La littérature des colloques, des dialogues interreligieux et interculturels, des commentaires politiciens sur les discours officiels, les attentats quotidiens, les émeutes de banlieues, les conflits sociaux désespérément stéréotypés, les indignations antiracistes, etc., ignore délibérément l’idée même d’une histoire réflexive de la pensée et de ses enseignements pour penser et susciter à grande échelle de nouveaux agirs historiques.
Considérons les propositions suivantes avancées par les deux auteurs : 1) les trois monothéismes méditerranéens font système ; 2) le judaïsme de la Dispersion demeure enfermé dans la citadelle sécuritaire d’une Loi liant pour l’éternité un peuple élu et son Dieu, alors que Jésus, le juif, avait ouvert cette alliance à de nouveaux parcours de la condition humaine ; 3) l’islam renchérit sur cet enfermement en étendant à toutes les formes de la pensée et aux conduites des fidèles la représentation d’une Loi littéralement articulée dans la langue arabe par Dieu lui-même, effaçant ainsi l’évidence de l’historicité de toute langue humaine et de tous les acteurs qui s’en servent pour médiatiser une Parole divine inaccessible autrement. Même si l’on s’en tient à la portée heuristique de ces propositions, on constate qu’elles demeurent à l’écart des traditions de pensée développées dans chaque communauté avec des stratégies cognitives d’exclusion réciproque. Les juifs sont restés longtemps un peuple de déicides ; les musulmans sont des faussaires et des infidèles pour les juifs et les chrétiens et réciproquement. Le conflit israélo-palestinien cristallise sous nos yeux depuis soixante ans les expressions les plus rageuses de l’exclusion réciproque. Tout le travail historico-critique de l’érudition philologique depuis le XIXe siècle encombre les archives des bibliothèques, mais est demeuré sans effet significatif quand on considère le regain idéologique des fondamentalismes les plus ravageurs. Ainsi, ce que la recherche rend pensable grâce à la consolidation des connaissances historiques, anthropologiques, linguistiques, sémiotiques, demeure refoulé dans l’impensable et l’impensé dans la littérature pléthorique à grand succès qui inonde le marché.
Curieusement, cette coupure entre la pensée des sciences sociales qui se veut critique, novatrice et libératrice et l’expansion de la littérature mytho-historique, mytho-idéologique et même apologétique n’incite ni les chercheurs à réviser leurs stratégies d’intervention, ni les décideurs politiques à réformer les systèmes éducatifs et les conditions de transmission des savoirs émancipateurs dans les sociétés. Plus gravement encore, on peut dire que les dérives idéologiques du discours sur les droits de l’homme citoyen empêchent l’émergence du concept philosophique plus contraignant de droits de l’esprit. Car il s’agit bien ici des conditions de déploiement des facultés interactives de l’esprit humain : l’intellect, la raison, l’imagination créatrice, l’imaginaire et ses diverses expansions, la mémoire du sujet indissociable de la mémoire collective, la conscience critique de soi, de l’autre, de l’histoire et du monde. Les magistères religieux prétendent occuper l’instance de l’autorité responsable d’une politique de la spiritualité « universelle » et de l’espérance comme vertu théologale, commune à la condition humaine, selon les perspectives ouvertes par la Parole de Dieu ; les appareils d’État monopolisent l’instance du pouvoir réel cumulant toutes les compétences-savoirs et les compétences-décisions pour gérer les accomplissements des citoyens dans la Cité. Au début du XXIe siècle, on se trouve confronté à un bilan mal dressé et troublant pour tous : l’esprit a acquis le pouvoir de déconstruire les mythologies, les systèmes de croyances et de représentation, les grands récits de fondation, les puissantes idéologies de mobilisation ; mais il n’a réussi ni à transmettre cette compétence à tous les acteurs de la vie démocratique, ni à se libérer lui-même des enchaînements mytho-idéolgiques qu’il a su mettre à distance critique.
Ces observations s’imposent de façon plus exigeante encore pour tous les esprits formés dans la longue et riche tradition française de la pensée critique. Le verbe français penser à l’infinitif ne peut être traduit de façon adéquate dans certaines langues comme l’anglais ou l’arabe. J’ai beaucoup écrit sur l’islam sous le titre Penser l’islam aujourd’hui dans la même perspective d’élucidation critique que François Furet, auteur de Penser la Révolution française. Dans les deux cas, il ne s’agit pas seulement de mieux connaître des faits, des acteurs, des dates, des causes, des effets ; penser, c’est entrer dans les relations intimes qui se tissent entre les facultés de l’esprit en quête d’intelligibilité et l’opacité du réel vécu et du réel objectif qui résistent à cette volonté de savoir. Tandis que j’ai été amené à forger les concepts de mytho-histoire et de mytho-idéologie pour mieux éclairer les enjeux de la connaissance historique critique et ceux de la connaissance dominée par la fonction mytho-idéologique inhérente à toute activité sociale-historique, François Furet demeure dans le lexique de l’écriture historico-critique à propos d’un thème où se déploient pourtant les forces et les mécanismes les plus caractéristiques de la production mytho-idéologique de l’histoire. À ce jour, les professeurs d’histoire et les manuels scolaires continuent d’utiliser le seul vocabulaire de la connaissance positive, objective, factuelle, empirique de l’histoire vécue. On maintient ainsi la fiction d’une histoire moderne entièrement libérée des confusions entre mythologies et histoire qui demeurent la particularité de l’histoire religieuse et des sociétés traditionnelles.
J’ajoute que les précieuses contributions de l’École des Annales aux renouvellements successifs de l’écriture historienne et de l’enseignement de l’histoire n’ont pas vraiment mis fin au poids des lieux de mémoire construits sous l’État nation de la IIIe République pour forger une conscience mytho-historique de la nation française, refondée sur le credo de la laïcité. Tous les débats instaurés autour de l’immigration, de l’islam, de l’histoire coloniale, du voile, de l’école, de l’intégration, de l’assimilation s’inscrivent dans les cadres de perception, d’interprétation et de catégorisation hérités de la Révolution donnée à lire, à interpréter, à vivre comme le moment inaugurateur d’une ère moderne qui travaille encore à la sortie définitive du moment inaugurateur de l’ère chrétienne en particulier, de l’âge religieux en général. La sortie n’est pas accomplie ; mais peut-elle l’être de façon irréversible ? Les Deux France décrites par Émile Poulat continuent à connaître des tensions, notamment sur le plan du système éducatif, sans parvenir à dépasser autrement que par des compromis, la condition mytho-historique et mytho-idéologique de toute mémoire collective. En imposant son propre moment inaugurateur en tension à la fois théologique avec les moments juif et chrétien, d’une part et le moment révolutionnaire laïc, d’autre part, l’islam est venu compliquer une situation conflictuelle de portée anthropologique puisqu’elle concerne la place de la fonction symbolique dans la production historique de toute société humaine. C’est à la maîtrise de cette fonction symbolique que renvoient les quêtes de la raison émergente, par-delà les polémiques dérisoires et disqualifiantes pour la modernité, sur les conduites rituelles, les cultes, les croyances, la privatisation du religieux et les solutions dites universelles d’une laïcité qui se laisse encore instrumentaliser par les volontés de pouvoir les plus cyniques [6].
Parole, discours, texte
Pour illustrer davantage toutes les analyses précédentes au sujet d’une nouvelle approche du monothéisme, je retiendrai ces trois concepts, travaillés et enrichis sans cesse par les linguistiques et les sémioticiens. Leur application à la lecture de ce qu’on appelle les Textes fondateurs, ou les Écritures saintes, ou le Livre révélé, pose des problèmes qui sont loin d’être pris en charge dans les trois grandes religions monothéistes. Le statut psycholinguistique de la parole ne saurait être confondu avec ceux du discours et du texte. En tant qu’historien de la pensée islamique, je ne peux que confirmer tout ce que vient de dire Charles Melman au sujet de la restitution à la parole, la quête et la circulation de la vérité parmi les hommes. C’est la parole vivante prononcée dans l’interface des visages humains qui instaure les Dettes de sens par-delà les significations empiriques conférées à toutes sortes de référents objectifs et subjectifs. Les enseignements des religions ont été articulés et transmis pendant des millénaires par la parole ; la fixation par écrit intervient tardivement, même pour l’islam surgi dans un univers culturel où l’écriture et les littératures savantes occupaient déjà une place prépondérante. Le passage de la parole inauguratrice, créatrice, révélante, au texte muet et définitivement orphelin, pose des problèmes d’authenticité, de déperdition sémiologique, de pertinence des interprétations, d’accès aux significations et aux intentions initiales et intercontextuelles. Ces problèmes ont pu être présents dans les implicites vécus des grands contemplatifs, mais ils commencent seulement à surgir dans les explicites connus de la conscience critique, grâce à l’élargissement des curiosités modernes et à l’introduction progressive de nouvelles problématisations. La difficulté pour toute connaissance scientifique, soucieuse à la fois d’exhaustivité, d’adéquation descriptive du réel et d’adéquation explicative, est de tenir, sans discontinuité, sous le même regard critique le régime de la parole, le régime du discours comme expressions de solidarités historiques visant à influencer l’auditoire, le régime de l’écriture solitaire destinée à faire circuler des textes toujours orphelins de leurs auteurs. Dans les trois modalités de l’énonciation, il y a articulation du sens, transmission de savoir et d’expérience et, dans les conditions optimales, réciprocité des consciences.
À mesure que l’écriture gagne du terrain dans les civilisations, la parole perd les vertus de son antériorité existentielle et celles de sa capacité promotrice de dettes de sens vis-à-vis de ceux qui l’accueillent dans la fraîcheur première de son énonciation, avant sa circulation comme discours social ou texte orphelin de son auteur. La parole, comme dévoilement soudain de vérités attendues, espérées pour libérer des possibilités jusque-là ignorées d’épanouissement du sujet parlant, remplit la fonction révélante. C’est cette fonction qui permet de rendre compte de façon intelligible et concrète du concept théologisé de révélation de la Parole de Dieu, ample métaphore de la parole articulée par les hommes. Elle fait passer d’un état d’ignorance, d’obscurité angoissante, de servitude humiliante au ravissement d’une délivrance, d’une lumière intérieure qui éclaire la relation à soi, à l’autre et au réel objectif. Cette parole émerge dans les cultures orales nourries de surnaturel, de merveilleux, de connaissances et de rituels animistes. Les ethnographes observent encore, aujourd’hui, des groupes où se perpétuent ces conditions d’exercice de la parole. Les sociologues relèvent aussi des régressions vers ces situations dans des sociétés largement pénétrées par les formes modernes de la perception et de la connaissance. Je pense à de nombreux contextes islamiques contemporains où la religiosité populiste l’emporte sur les expressions rationalisantes de la croyance.
Cela veut dire que les cultures savantes écrites ne modifient pas nécessairement de façon irréversible les conditions d’exercice de la parole et du discours social. La prolifération des sectes, les conduites superstitieuses, les succès de l’astrologie, les transes collectives de foules à l’écoute de « télévangélistes » et de « télécoranistes » en disent long sur les avatars de la parole dans les contextes modernes où l’hyperrationalisme côtoie les manifestations les plus inattendues de l’irrationnel. Considéré sous cet angle, le retour du religieux doit être analysé comme un phénomène complexe où le fait religieux connaît des désintégrations et des régressions par rapport à ses expressions créatrices au stade de la parole articulée par les sages éponymes des cultures premières et les prophètes messagers de ce que nous nommons les grandes religions. Le religieux actuel est le produit des pressions d’une modernité conquérante et subversive et de sociétés entières refoulées dans l’exclusion, la marginalisation, la désintégration de tous les codes culturels traditionnels. La fonction révélante de la parole se transforme en discours social d’aliénation généralisée par rapport aux valeurs d’émancipation et de créativité. La parole subsiste de façon résiduelle et dégradée dans les milieux sociaux stigmatisés et rangés dans les catégories d’analphabétisme, de populisme, de voyous, de sauvageons, de racaille, d’inassimilables… La pensée religieuse savante s’accorde avec la culture et la langue savantes pour parler de sectes, de confréries, de superstitions, de croyances et pratiques magiques, primitives, archaïques… contraires à la religion dite orthodoxe autant qu’aux enseignements normatifs du magistère doctrinal théologico-juridique.
Pour concrétiser davantage les transformations du statut de la parole, je retiendrai l’exemple du Coran. Ce choix s’impose à nous tous en raison de l’ampleur des manipulations dont ce « Livre » (Kitâb) est l’objet, autant parmi les musulmans que par les non-musulmans désormais. Le Coran est cet exemplaire, (Mushaf) reçu et vécu par les croyants comme le Livre saint où se trouve pieusement recueillie et transcrite la Parole même de Dieu, articulée oralement par un acteur social nommé Muhammad ibn ‘Abdallah. C’est ainsi qu’il est nommé et situé dans son milieu mekkois avant sa promotion à la fonction de prophète, messager de la Parole révélée dans la grande lignée des prophètes depuis Abraham. Comme dans la Genèse, tout commence avec le Verbe, Verbum, Logos, Parole non pas humaine, mais strictement, ontologiquement divine, bien qu’articulée dans une langue arabe familière aux destinataires visés sous le nom récurrent de nâs, gens, auditeurs présents. Dieu enseigne à Adam tous les Noms énonce la Parole en écho à une annonce antérieure commentée, méditée depuis que l’Évangile de Jean fit entendre ceci :
« Au commencement était la parole, et la parole était auprès de Dieu et la parole était Dieu. Elle était au commencement auprès de Dieu. Tout existe par elle, et rien sans elle n’existerait de ce qui existe. En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière éclate dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée. Parut un homme, envoyé de Dieu. Son nom, Jean. Il vint en témoin et il annonçait la lumière afin qu’à sa voix tous les hommes croient… »
France Quérée, traductrice de ce passage, commente :
« Au commencement, disent les savants, étaient, en deçà des étoiles, les falaises de la nuit, et il arriva qu’un galet se fracasse, se disperse, et aujourd’hui encore il continue sa fuite. Sa poussière a fait le jour et l’ombre, les mondes et leurs cales pleines, où la Ronde de nuit, l’Art de la Fugue, et cet éternel « Qui suis-je ? » dont s’orne tout front d’homme, jettent leur étrange lueur. Jeux croisés d’un hasard et d’un système : ainsi en décrète la science. Mais voici une autre version des faits : « Au commencement était la parole [7]… »
On ne peut mieux faire sentir, goûter, s’approprier la Parole comme lieu et véhicule d’avènement et non plus seulement de référence à des significations potentiellement partageables par tout être parlant. Comment maintenir le lien vivant et toujours pertinent avec ce niveau de la Parole-Avènement-Instauration à l’aide de la parole discursive de tout langage humain ? La linguistique ne problématise pas cette région de la parole perpétuée pourtant dans toutes les cultures travaillées par cette donnée expérimentale d’une Voix qui parle à partir d’un ailleurs et qui s’installe dans l’intimité de chaque locuteur de la parole ordinaire. Il faut retenir l’aporie de cette discontinuité radicale que ne parvient à combler aucune continuité. Cette problématique de la Parole/parole est constitutive de ce que j’appelle depuis longtemps le discours prophétique tel qu’il s’articule dans la suite des énonciations étalées de la Bible au Coran, pouvant inclure certains usages de la parole chez des témoins comme Hallâj, Ibn ‘Arabî, Thérèse d’Avila, Maître Eckhart et bien d’autres de la même inspiration. Cela dit, on peut passer à la complexité de ce que j’appelle les Corpus Officiels Clos (COC).
Le discours prophétique ne se tient pas toujours au niveau de la Parole performative instauratrice ; il utilise aussi les modalités des discours ordinaires de la communication (législatif, narratif, louange, polémique, argumentatif). Le travail de collecte de toutes les énonciations prophétiques s’est étalé sur des siècles et a abouti pour chaque tradition à la canonisation de recueils que nous appelons Bible, Évangiles, Coran. Je réserve le cas des autres religions qui ne conceptualisent pas les notions de Parole de Dieu, de Révélation, de Dieu Vivant et incarné, etc. Le processus de canonisation est lié à l’histoire politique, sociale et culturelle de ce que j’appelle les sociétés du Livre-livre [8]. La décision de canonisation est indivisément doctrinale et politique ; elle entraîne donc des problèmes d’autant plus inextricables que les corpus retenus sont déclarés clos à jamais : rien ne peut être changé à la littéralité, l’étendue, les contenus des textes reconnus comme la transmission absolument authentique de ce qu’on va continuer à appeler uniformément la Parole de Dieu authentifiée déjà par les prophètes et leurs transmetteurs.
On comprend pourquoi l’histoire des Textes fondateurs et de la Vérité qu’ils véhiculent, comprend un avant et un après des corpus officiels clos : avant, la Parole-Avènement peut retentir dans l’expérience personnelle de grands témoins et produire de nouveaux espaces de déploiement existentiel ; après, le texte canonique fixé ne varietur est la référence obligée sous le contrôle de ses interprètes attitrés qui gèrent les orthodoxies et punissent les dérives hérétiques, sachant que chaque « hérésie » est la vraie orthodoxie pour ses fidèles. Aux contraintes linguistiques d’articulation du sens à partir des formes canoniques de la « Parole de Dieu » viennent s’ajouter les limitations, les contrôles dogmatiques, les interventions arbitraires des magistères qui sont censés maintenir la ligne purifiée et purifiante de la tradition qualifiée de vivante. Avec ces précisions, on comprend mieux les aléas de tout travail interprétatif fondé exclusivement sur le donné textuel des COC. Les communautés interprétantes (CI) continuent de croire qu’elles ont accès à la Parole révélée dans la fraîcheur de sa première énonciation ; en fait, les COC font écran pour tout accès à cette Parole et à ce qu’on continue de nommer aussi la Révélation sans autres précisions. Je ne peux aller plus avant pour nuancer davantage les situations changeantes de l’activité interprétative dans les sociétés du Livre-livre. Les chrétiens se libèrent du Livre – donc des COC – en soutenant que c’est la personne de Jésus-Christ qui demeure la référence constante et première et non les contenus consignés dans les COC. Il faut retenir la mise au point, mais poursuivre la critique des conditions toujours maintenues qui commandent les instrumentalisations par les acteurs les plus divers, de ce qu’on ne devrait plus appeler les religions, mais la condition herméneutique où l’esprit humain continue d’appeler la quête De sens là où il ne produit et propage que des effets De sens. Je ne sais s’il faut ajouter que la question du monothéisme est davantage devant nous que derrière nous ; je ne crois nullement à un retour du religieux sous les formes variées de la violence qui dominent notre histoire ; l’enjeu plus décisif pour faire reculer toujours plus les limites de la condition humaine réside dans la qualité du souci que l’homme cultivera pour l’homme et tout ce qui grandit et protège sa dignité de personne autonome, libre et responsable.
[Applaudissements]
Merci monsieur Mohamed Arkoun pour cet exposé très riche avec toute la vivacité et la conviction que vous lui avez prêtées et avec des redondances percutantes. Je vais reprendre brièvement ce que vous avez avancé. Pour vous il y a un problème de l’écriture qui fige la parole. Il importe de restituer la question de la vérité à la parole, parce que toutes les religions sont fondées sur la parole et non pas sur les textes. Tout ce qui se dit se dit dans l’oubli donc de la parole, bien que les prophètes n’aient fait que parler. Les livres saints sont tous sans exception un corpus officiel clos ; le problème c’est de constituer un corpus et lorsqu’on le constitue, on ne fait que trancher, que diviser en parties une vérité. Les textes vont renvoyer à la parole de Dieu, à la révélation. Dans le corpus officiel, il y a systématiquement une intervention soit religieuse, soit religieuse et politique. La clôture du corpus officiel est donc à l’origine de toutes nos discordes, de tous nos conflits actuels et passés. Il faut donc redonner les lettres de noblesse à la parole et reléguer l’écrit à l’arrière-plan. Je ne sais pas si je vous ai exprimé ?
– Monsieur Charles Melman ?
– Ch. Melman : Dans la nuit du jeudi 5 au vendredi 6 mai, il s’est passé à Fez une manifestation spirituelle sur laquelle je voudrais attirer votre attention un bref instant. Nous avons pu ce matin entendre le professeur Mohamed Arkoun, qui n’était pas présent hier soir lorsque je suis intervenu, reprendre de façon plus savante, plus érudite et avec l’autorité qui convient, les thèses que j’ai évoquées beaucoup plus maladroitement hier soir. Les mêmes, pendant que vous signalez de quelle façon des pratiques s’exerçant dans des champs essentiellement différents et sans communiquer entre elles peuvent, par une certaine forme de volonté et d’exigence aboutir à des conclusions semblables. Je dois dire que j’étais bien sûr confondu de bonheur en l’écoutant.
Une petite remarque, les psychanalystes se sont intéressés et s’intéressent au troisième venu, et j’aurai le plaisir sûrement d’envoyer au professeur Arkoun le texte de ce numéro de la revue La célibataire qui a été consacrée à la psychanalyse et à la culture arabe. Je pourrais rappeler aussi ce colloque qui s’est tenu à Beyrouth il y a une année, sans doute l’un des premiers colloques organisés par les psychanalystes là-bas, colloque auquel participait Élie Doumit. C’était là encore l’introduction, l’intérêt manifesté par la psychanalyse, pour ce troisième venu. Un dernier mot pour ne pas prolonger abusivement. Si les psychanalystes se disputent entre eux, mais oui, eh bien, c’est pour de bonnes raisons. C’est-à-dire celles concernant précisément l’usage à faire des textes fondateurs. Savoir s’il s’agit d’opérer vis-à-vis d’eux, dans un esprit de soumission, ou bien s’il faut reprendre ces textes comme étant les précieux moyens de stimuler à la fois notre réflexion et d’organiser une pratique, amener sans cesse à, je dirais, la révision de ces textes fondateurs ? Ça a été le sens du travail auquel nous nous référons, c’est-à-dire celui de Lacan, et je pense que nous essaierons, à la mesure de nos moyens, de poursuivre dans cet esprit, même si cela vaut des querelles, en vous soulignant simplement que la question du rapport au mystère et au sacré, qui est une dimension universelle – je veux dire qu’elle n’a pas besoin des religions révélées et constituées en Eglise pour exister –, c’est une dimension universelle qui, du même coup, nous laisse croire qu’il ne saurait s’agir d’une illusion universelle, que nous sommes là en présence d’une dimension essentielle à notre humanité et, bien que la psychanalyse aujourd’hui soit en mesure de faire entrer de façon laïque cette dimension dans ses calculs, dans ses calculs et dans ses opérations, c’est-à-dire en respectant cette dimension, tout en restant dans le champ de la laïcité. Donc, c’est là je crois, un point, puisque que vous parliez de chantiers ouverts, c’est là un point sur lequel je serais très heureux, si vous y consentez, que nous puissions ultérieurement débattre et poursuivre. Merci encore en tout cas pour votre superbe communication.