Intervention au séminaire les paranoïas"
04 février 2014

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CZERMAK Marcel
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Intervention au Séminaire sur Les paranoïas De Charles Melman (séminaire du 09/12/1999)

[….] quand Charles m’a dit « est-ce que tu veux bien me suppléer ce soir ? », ce qui m’est plutôt venu après un petit moment, c’était [….] l’écho immédiat d’un échange que nous avons eu à l’Association freudienne, samedi dernier, autour des livres de Stéphane Thibierge, l’un qui s’appelle Pathologie de l’image du corps aux P.U.F. et l’autre L’image et le double, la fonction spéculaire en pathologie.

Ce à quoi j’étais un peu sensible, vraisemblablement parce que jusqu’à un certain point j’étais un peu le responsable, c’est que tel ou tel de nos collègues a posé la question de ce que Stéphane avait mis sur la table, comme ça, cursivement, le terme de «décomposition spectrale du transfert». Qu’est-ce à dire ? Ces bouquins, je vous les recommande vivement, bien vivement — et pas l’un ou l’autre mais les deux parce qu’ils marchent ensemble, c’est-à-dire que ce n’est pas pour unijambiste […]. Stéphane donc avait lâché ce terme de « décomposition structurale » du transfert dans les psychoses – « spectrale », pardon ! Vous voyez comment on peut être soi-même [….] on a les termes qui vous viennent entre les pattes, ils valent ce qu’ils valent, on peut en changer : nous savons par exemple que, s’agissant des psychoses, un jour Freud disait tel terme, le lendemain, il en disait un autre […]. Il aura fallu Lacan pour parler de «forclusion».

Ce terme (« décomposition spectrale ») […] a-t-il une valeur opératoire quelconque ? Et même s’il est éminemment métaphorique puisque le terme de «décomposition spectrale», évidemment, vous renvoie à des questions optiques : balancez un faisceau de lumière blanche dans un prisme et il en sort un arc-en-ciel. Alors on va dire que ce n’est pas cela la lumière ! La lumière, c’est du blanc. Mais ceux qui s’occupent d’optique un peu sérieusement disent : «ah mais non, il y a des fréquences de ce type qu’on arrive à décomposer, on peut vous dire dans le blanc qu’il y a du vert, du jaune, du rouge, etc.».Pareil évidemment en acoustique : je parle et bien évidemment, vous entendez une voix mais celui qui va analyser spectralement ma voix va vous sortir toute une série de décompositions qui seront évidemment le nouage, le dénouage plus exactement de ce qui fait ma voix. Or pourquoi en serait-il autrement s’agissant des choses de l’analyse ?

Après tout, nous savons que dans l’analyse, il suffit qu’il y ait, comme on dit, un analyseur. Ce n’est pas la peine qu’il soit très dégourdi, ni qu’il soit très malin. Il suffit qu’il se pose sur une chaise et qu’il dise « je vous écoute». Et il n’a pas la moindre idée de ce qui va se produire. Si ça se trouve, le gars à qui il a dit « je vous écoute», une fois sorti, parce que ça se produit parfois pour ceux qui ont eu le culot de se mettre dans un fauteuil, une fois sorti, il entend partout quand il prend le téléphone, ou qu’il regarde la télé, ou qu’il parle avec sa femme : « je vous écoute»—plus diverses autres joyeuseries.

Donc un analyste est évidemment, qu’il le sache ou pas, un analyseur, qu’il se conduise en homme de bien… ou en homme de moins bien. Ce terme de «décomposition spectrale»… Vous voyez, je suis en train de prendre des tas de précautions, de faire une introduction que je vais continuer, je le fais d’ailleurs au motif suivant : il y a un certain nombre d’années, dans cette salle même, j’avais fait un exposé sur ces questions-là, un petit peu sophistiqué, lui-même écho d’un séminaire d’été de l’Association freudienne sur la question du transfert. Je dois dire que cet exposé a fait un floc radical, même si on m’a dit que c’était au poil. Pourquoi ? Mis à part parmi les proches avec lesquels nous travaillons au quotidien… Parce que, s’agissant de psychose, vous pouvez toujours essayer pour uniquement, avec votre grande oreille, piger de quoi il s’agit si vous n’en passez pas par l’écriture. C’est comme ça…Si ça ne passe pas par l’écrit, tac tac tac tac, comme dans les sciences, vous pouvez essayer, il n’y a personne parmi vous qui soit capable de restituer, à moins d’un entraînement particulier, je dis bien d’un entraînement particulier, d’un travail d’écriture particulier, il n’y a personne parmi vous qui soit capable de restituer ce qu’un psychotique a pu vous articuler, pour une raison très simple, c’est que ce n’est pas dans votre espace. Et comme ce n’est pas dans votre espace et que vous n’avez pas la gymnastique pour, vous pouvez vous brosser pour naviguer dans cet espace. Sauf… à moins d’y introduire la gymnastique opportune ! Vous voyez, les préliminaires que j’amène là… C’est la raison d’ailleurs pour laquelle ici, si on fait des présentations de malades, on note. Et après on repasse dessus.

Deuxième point. Dimanche dernier, il y avait une réunion avec quelques camarades et Henry Frignet nous apporte des photocopies d’un morceau issu des Fragments psychologiques sur la folie De François Leuret (1834). Il était question d’un cas qui associait transsexualisme et syndrome de Frégoli, un truc que j’ai lu dans le temps mais je l’avais complètement oublié, je l’avais lu mais je n’avais rien enregistré. Transsexualisme et Frégoli… 1834. Et puis par ailleurs, quand Stéphane est allé pêcher l’affaire du syndrome de Frégoli, 1927, raconté dans cette salle par le dénommé Courbon — cas de « schizophrénie» à l’époque —; ce terme, qui vaut ce qu’il vaut, avait crevé l’écran; schizophrénie plus syndrome de Frégoli.

[…] Le syndrome de Frégoli, ça veut dire ceci : je vois mon amie Denise là, Rebecca et Cyril. Eh bien, que ce soit Denise, Rébecca ou Cyril, c’est ni Cyril, Rébecca ou Denise, c’est, je ne sais pas… la bonne femme qui m’a largué il y a vingt-cinq ans, que je vois toujours, c’est Mademoiselle Machinchose. C’est toujours le même objet que je vois dans le tableau, quels que soient le délicieux chemisier en soie de Denise, le corsage mauve de Rébecca et le tweed irlandais de mon ami Cyril. C’est quand même étrange, comme histoire. C’est-à-dire que c’est une cristallisation.

Et puis troisième point, mais on reviendra peut-être sur tout ça — nos auteurs classiques nous encombrent, comme analystes nous sommes «dispensés » de beaucoup de choses, en particulier d’avoir un peu de culture clinique !—Clérambault, honni par les psychiatres comme aussi bien les analystes, a décrit des tableaux du genre Érotomanie et paranoïa. Alors, vous voyez, tous ces combinés, actuellement […] ce sont des maladies, si on peut dire, associées. Comme disaient les vieux maîtres, on a le droit d’avoir une vérole et une jambe de bois. Mais pas du tout ! C’est un seul et même syndrome. Je ne vais pas me lancer dans de grandes élucubrations, mais rester plutôt en deçà de la main des choses que j’avais exposées auparavant ici, mais dont je me suis rendu compte qu’elles ne passaient pas l’horizon et donc que je vais reprendre à un niveau plus soft.

Quand Lacan fait son séminaire sur Le Transfert, vous constaterez qu’il ne parle pas des psychoses. Mais il opère un certain type de «décomposition », il dit : voilà ! Dans cette ficelle curieusement nouée qu’est le transfert, on peut y repérer — vous m’excusez, je n’ai pas été revoir mes documents, c’est un peu à la volée —, il y a le grand Autre, le petit autre, il y a l’objet, l’idéal du moi, le moi-idéal, etc. Il opère déjà une décomposition.

Je m’étais demandé: comment peut-on utiliser le séminaire sur Le Transfert s’agissant des psychoses? Parce qu’après tout, le père Lacan nous a filé entre les pattes un certain nombre de choses, mais est-ce que nous allons, comme nous avons l’habitude de le faire, y compris avec Freud, le mâcher comme un chewing-gum qui a perdu sa saveur jusqu’à la fin des temps? Et donc j’avais essayé de faire un tout petit peu pivoter cette question sur Le Transfert à propos des psychoses, je m’étais permis de reprendre quelques termes et je vais essayer de vous les illustrer. J’ai ressorti le document que j’avais commis à l’époque et je vais le reprendre plus simplement mais avec quelques remarques qui devraient peut-être permettre d’étayer auprès de vous certains éléments de ce qu’est le transfert dans les psychoses et plus spécialement dans la paranoïa. Ça va être un peu fruste, un peu limité […].

Premier point. Je récapitule des choses lacaniennes bien connues et serinées. Dans son texte Intervention sur le transfert, qui est dans les Écrits, Lacan parlait d’«intersubjectivité» et puis quand il a fait son séminaire sur Le Transfert, il avait pivoté à 180° en disant «il n’y a pas d’intersubjectivité»; en substance, «je me suis planté ! » le transfert, c’est précisément ce qui fait obstacle à ce qu’il y ait une «intersubjectivité». Voyez: réversion à 180°.

Deuxièmement, je ne vais pas tout vous énumérer mais toujours un peu au galop, Lacan définissait l’amour en disant «c’est une signification engendrée par une métaphore». Et j’attire tout de suite votre attention sur le fait que quand un psychotique vous aime, ce n’est pas du tout métaphorique — c’est même tellement réel que vous pouvez y laisser votre peau. C’est-à-dire qu’il se peut qu’un clou ne puisse pas en chasser un autre.

Troisième chose, l’intitulé de ce séminaire, Le Transfert dans sa disparité subjective, c’est assez curieux que ce soir, je sois amené à reprendre ce terme «disparité», puisque la presse est pleine de « il faut qu’on soit à parité». Et je n’oserai pas m’avancer sur le terrain de la parité politique tel qu’il est traité ces jours dans notre presse et à la radio, mais en tout cas si Lacan insistait sur la question du transfert dans sa disparité subjective, c’était bien que l’expérience de l’analyse lui enseignait qu’il n’y avait pas de parité, et qu’un névrosé le sait parfaitement. C’est même ça qui l’empoisonne… Et pour résoudre cette question de l’hétérogénéité des places et de la disparité, il se débrouille comment ? Par la voie de l’image spéculaire i(a), c’est-à dire qu’il vous sort que vous en êtes un autre. Il fait le parano, n’est-ce pas, et donc… on va rétablir la parité. Et évidemment, quand on a à traiter un névrosé, si on cède à cette parité, ce n’est pas seulement le praticien qui peut aller se brosser mais c’est surtout le patient. C’est assez amusant de constater que maintenant, la parité va avoir force de loi : 50/50 !Lacan insistait sur le fait que dans le transfert du névrosé, il y avait là évidemment une espèce de tromperie, une erreur sur la personne. L’analyste se prête à, et il encaisse.

Mais chez un psychotique les choses se présentent différemment, vous pouvez toujours essayer de vous prêter à l’opération — sauf des bons cas, bien sûr ! je suis en train de durcir le trait — vous pouvez toujours essayer… «Non, non, non, non, ce n’est pas moi, c’est l’autre». Dans le cas du Frégoli «non, non, non, non, je ne suis pas Mademoiselle Unetelle ! — Mais si !—Vous confondez, regardez, j’ai une cravate, un costume… — Et

alors ? Vous êtes Mademoiselle une telle».

Dernier point sur lequel je voulais avancer : si dans les névroses, le transfert et la résistance sont une seule et même chose, dans les psychoses et contrairement à tout ce qu’on raconte, — Freud a fait ce qu’il a pu «pas de transfert» etc. —, nous, avec quelques-uns, nous prétendons qu’un psychotique a cette particularité que s’il a un transfert, c’est un transfert sans résistance. Son transfert ne s’équivaut pas à sa résistance sauf dans les bons cas où il rechigne un petit peu, où il est réticent. Mais il se peut que son transfert soit sans résistance et c’est ce qui se produit dans certains cas, je

vous en raconterai peut-être…Vous êtes là, vous accueillez quelqu’un, « je vous écoute, bon, très bien, on va se revoir», et puis il se met à débloquer. Il n’a pas résisté au vide offert par votre grande oreille, faut-il appeler ça une mauvaise rencontre ou une bonne rencontre ? Bonne rencontre si enfin il a trouvé l’objet qui ne va plus le lâcher, mais mauvaise au sens où est-ce une vie que d’avoir rencontré l’objet qu’on ne peut plus larguer ?

Chez le névrosé, l’analyse enseigne que c’est son savoir inconscient d’une disparité subjective qui est dialectisable. C’est d’ailleurs ce que politiquement, actuellement, on est en train de récuser : fifty fifty, et à la même place ! Si vous ne dialectisez pas ça, il n’y a pas d’analyse, au risque évidemment, de la paranoïa dirigée. Mais chez le psychotique, c’est son absence de disparité qui le maintient dans l’absence de dialectique. Vous recevez un paranoïaque et il vous dit « vous êtes mon alter ego ». Comme Lacan le dit dans son séminaire sur Les Psychoses, soit il prend la position du grand Autre pour vous traiter comme un petit autre, et puis ça s’inverse, vous êtes dans la position du grand Autre et lui, il est le petit autre : position de réversion instable imaginaire permanente qui fait que, blanc bonnet et bonnet blanc, c’est pareil. Cela fait partie des paradoxes de la psychose, nommément paranoïaque.

Tant que vous êtes là-dedans, il n’y a pas de dialectique, c’est le disque rayé qui tourne en rond et après tout, le monde a comme ça sa stabilité et on peut passer cinquante ans ensemble… Et quand vous ébranlez ce point de l’absence de disparité qui est très explicitement désignée par Lacan dans le séminaire sur Les Psychoses comme forclusion du grand Autre, ce qui se produit, dans cet équilibre «paritaire», c’est que la disparité se produit ailleurs : dans le délire et dans les éléments pointables du délire que nous ne songeons jamais à articuler comme étant ces éléments de la disparité forclose

qui font retour dans le réel. […].

J’ai depuis des années, ici dans cette maison, une patiente que j’aime beaucoup — puisqu’elle m’aime. Petit préambule : tout le monde s’accorde à dire que Freud a vraiment raison quand il dit que le plus commun des ravalements de la vie amoureuse : là où on aime, on ne désire pas, et là où on désire, on n’aime pas, et que c’est l’un des empoisonnements les plus courants comme chacun peut en faire l’expérience peu ou prou. Comment cela se présente chez un psychotique ? Vous êtes-vous jamais posé la question? Après tout, ce genre de faits dans la névrose, sous quels modes peut-il se présenter dans une psychose ? Vous voyez, je vous pose une colle. Eh bien, mes amis, «élémentaire Docteur Watson! » puisque c’est également dans nos vieilles observations.

La patiente dont je vous parle, suivie par un de mes aînés, actuellement en retraite, développait :

– une érotomanie sur un acteur connu. «Un de ces jours, il va m’épouser, bla-bla etc.» Mon aîné et patron à l’époque la suivait et donc elle s’accommodait d’une espèce d’érotomanie de substitution: « il m’aime et donc en l’attendant, je peux attendre». Quand il est parti à la retraite et que j’ai commencé à m’en occuper, je suis passé en première ligne. Donc une érotomanie.

Deuzio, une cristallisation persécutive paranoïaque, sur l’homme qui tenait un restaurant au-dessous de chez elle puisqu’elle habitait au premier étage. C’est-à-dire «le salopard, il ne pense qu’à la bagatelle à mon sujet, il ne pense qu’à me baiser». Et donc résultat, elle prenait des pierres et elle lui fracassait la vitrine périodiquement, ce qui était un peu dur pour les assurances et pour la subjectivité dudit restaurateur. C’est-à-dire que son pesant désir intrusif, alors même que c’était le plus benoît des hommes, méritait qu’elle lui brise la façade.

Alors vous voyez, c’est formidable, vous avez déjà un délire érotomaniaque d’un côté et un délire paranoïaque de l’autre. Quels rapports ont-ils? Vous pouvez tout de suite sentir le type de désintrication sous l’angle de la psychose qui est là mobilisé. Ces médecins, des bons zigues, hommes de bien — avec eux, il n’y a pas de danger, ce n’étaient ni le docteur Jean Ayme qui la suivait, ni moi-même qui allions la sauter — l’aiment, et ça s’accommode d’un atermoiement indéfini. Le voisin du rez-de-chaussée, restaurateur, alors lui, évidemment, il suffit qu’il soit là à proximité et que projectivement elle lui impute ou qu’elle forclose un désir rejeté, et, «le salopard, il pense qu’à ça ! »

– Et puis tertio, elle présentait un automatisme mental. Ça, c’est formidable ! l’automatisme mental, en règle générale, les analystes, mis à part quelques-uns, n’ont pas voulu savoir de quoi il s’agit. L’automatisme mental, et Lacan en parle également un peu dans ce séminaire sur Les Psychoses, c’est curieusement, et ce n’est pas Cyril qui me démentira, la mise en évidence d’éléments qu’en aucun cas un linguiste normal ne peut faire valoir puisque c’est une décomposition, là encore structurale, du fait même du langage. On voit comment le signifiant fout le camp d’un côté, le signifié de l’autre et qu’après tout si chacun d’entre nous, sans s’en rendre compte, anticipe sur ce qu’il va dire, fait une rétroaction sur ce qu’il a dit, et puis en plus il s’entend, c’est-à-dire qu’il est à la fois émetteur et récepteur, dans un automatisme mental, c’est tellement ouvert, ce truc-là, que ça rend la vie infecte.

En tout cas vous avez là un fait de décomposition, est-ce qu’on va dire «spectrale», «prismatique», comme vous voudrez, de ce qui normalement permet le nouage pacifié de l’échange parolier et qui là manifeste que par exemple il n’y a aucune, aucune ! connexion évidente ni normale du signifiant et du signifié. Et que ça puisse tenir bancalement, approximativement en temps normal, à quoi ça tient ?

Quoi qu’il en soit, dans le cas que je viens de vous évoquer, comme vous le voyez, le plus commun des ravalements de la vie amoureuse dans un cas de psychose qualifié de paranoïa hallucinatoire, vous voyez d’un côté un courant amoureux, tendre, « il m’aime, il me veut du bien, un jour il va m’épouser» etc. de l’autre, « le salopard, il pense qu’à me sauter», et puis au milieu, quoi ? Un automatisme mental.

Allons-nous dire qu’il s’agit là d’une vérole et une jambe de bois, qu’elle a trois maladies? Il semble qu’analytiquement nous pouvons faire valoir là un certain type de décomposition qui manifeste dans un cas de psychose comment… Chez un sujet névrosé… ordinairement il ne se rend pas compte de son ambivalence il aime, il désire, il ne sait pas comment, quand il est très embêté, évidemment, il vient vous voir en disant «ah oui, il y a un truc qui ne colle pas, il faudrait que tout ça soit unifié» et puis il ne se rend même pas compte que quand il cause, il est la proie d’une machinerie d’enfer où il est lui-même dans des phénomènes d’écho, d’anticipation, etc…

Donc là, je commence avec un cas tout à fait élémentaire, mais pour justifier et pour valider ce terme de “décomposition spectrale”. Évidemment, on va me dire — oui, mais le transfert là-dedans ? Le transfert, je ne vais pas vous en parler à propos de ce cas, mais je vais en reprendre peut-être un autre. Laissez-moi trouver ça… Oui, un cas superbe ! Je vais essayer de vous faire valoir cette décomposition liée au transfert puisque ça commence par un transfert avant même la rencontre, c’est-à-dire que la place du transfert est installée avant même qu’on ne se soit rencontrés. Ce creux, ce lieu d’appel, le lieu du transfert est préétabli.

Un jour, une charmante femme prend rendez-vous ; la charmante dame avait entendu ma voix l’appeler. On ne s’était jamais vus, on ne s’était jamais rencontrés. Mais incidemment elle avait lu un papier que j’avais écrit, je ne sais même pas où… Et donc elle entend ma voix l’appeler et elle se pointe chez moi. Comme vous le voyez, je n’étais pas pour grand-chose dans le transfert, si ce n’est que j’avais écrit un petit papier. Après tout, sauf à s’abstenir de tout, comment faire obstacle au transfert ? Donc elle se pointe pour me dire : « vous m’avez appelée et je vous demande d’aller contre des conjonctures perverses». Comme le terme est éminemment galvaudé, vous vous demandez toujours de quoi il s’agit. Mais enfin, je n’étais pas en mesure d’apprécier ce qu’elle mettait dans ce terme. En tout cas, il s’agissait là dans un cas de psychose de cette situation où le patient d’emblée produit le psychanalyste comme objet d’amour. «Protégez-moi contre le pervers». Vous voyez, c’est formidable ! Le problème, c’est que là évidemment, je pouvais me demander en suivant Lacan où était la substitution, la métaphore, etc. En tout cas, dans ce,cas, c’était ma voix qui directement, bien qu’elle ne l’ait jamais entendue, l’appelait et cette voix aphonétique portait mon nom. Donc mon message était direct et parlait de la place de l’Autre. Ce n’était pas mon message, c’était le sien, d’ailleurs ! Mais enfin, elle me l’imputait. Le message était donc direct, qui parlait de la place de l’Autre. Je vous passe les détails de l’affaire ; un jour, sa fille commence à courir les petits garçons, elle arrivait à l’adolescence. Et alors sa mère la traite de sale pute et essaye de l’étrangler. Résultat, une hospitalisation d’office. Quand elle revient me voir, la problématique du pervers réapparaît, elle m’explique que le pervers la suit partout, traîne dans son immeuble et, comme ma patiente précédente, lui fait sentir son pesant désir intrusif. Il ne lui lâche plus les baskets… Et si je commençais à avoir quelque inquiétude, au moins ne me disait-elle pas : « vous êtes un salopard qui ne pensez qu’à ça, vous êtes un pervers qui ne pensez qu’à ça». Elle me parlait d’un pervers anonyme et insistait, « faites quelque chose pour moi, contre le pervers, protégez moi de lui, empêchez-le ! » Donc, ça, c’est le premier point.

Deuxième point, il lui arrive un jour de se mettre dans le plus grand des pétards et me dire «mais à la fin, mon vieux, qu’est-ce que vous attendez ? » et elle me livre un délire érotomaniaque constitué, en bonne et due forme : je devais l’épouser, je lui en avais fait la promesse, je devais l’héberger chez moi, lui trouver un boulot, enfin! comment on appelle ça maintenant, « la totale ! ? c’est ça ? La totale ! ».

Maintenant, nous allons examiner la conjoncture avec ce que Lacan nous a enseigné, et en faisant valoir les questions décompositionnelle , spectrales. Dans un premier temps, le pervers fait irruption. Je vais peut-être quand même aller un petit peu au tableau. Le pervers fait irruption. Comme vous l’avez senti, y compris dans le cas précédent, c’est le phallus imaginaire intrusif qui fait toc-toc à la porte et qui apparaît à son encontre anonyme. «Ce salaud, il ne pense qu’à ça ! Qu’est-ce qui lui arrive alors ? » Elle fait appel à l’amour, le grand Autre, l’amour, le toubib, puisqu’elle a le toubib, pas de risque. Elle fait appel à l’Autre, le médecin, pour se défendre d’un truc phallique, une jouissance

phallique qui serait anonyme et dépourvue de toute signification. Et puis cette petite désintrication se complète de quoi ? Elle lance à son analyste : « j’ai espéré qu’un jour vous me feriez l’amour ». Et peu après, il apprend quoi ? Que depuis que sa fille courait les petits garçons, elle avait amené dans son propre lit l’un des patients de son analyste par qui celui ci apprenait la conjoncture. Tout cela dans la haine de sa fille, qui, disait-elle, « est une pute prête à coucher avec n’importe qui ! ».

En bref, si on reprend les questions de décomposition spectrale du transfert par la vertu de la structure psychotique, on a la réponse du phallus d’un côté, le pervers dont elle se refusait d’être l’objet a, à ce qu’il jouisse d’elle ; la réponse de l’Autre qui lui garantissait la complétude et la protection, elle lui disait «empêchez le pervers», i.e. « empêchez le phallus» ; et enfin réponse de l’objet a. Réponse de l’objet a sous la forme de cet alter ego neutralisé qui était l’autre patient, un frangin en somme, et à travers lui, métonymiquement, c’était probablement son analyste qui était visé. Car c’était lui qui était supposé, de départ, l’avoir demandée : « votre voix m’a appelée». Il était le petit a Demandeur puisque sa voix l’avait appelée avant même qu’ils ne se rencontrent ; que sa fille désirante l’ait rappelée au désir inassumable, a décomposé dans le transfert les éléments disparates dont il était tissé, lesquels ont fait retour dans le délire et les passages à l’acte. En d’autres termes, tous ces éléments normalement unifiés, tissés dans la métaphore amoureuse se sont produits dans ce cas-là, dans un cas de psychose et faute de métaphore, dans un amour dont nous avons vu tous les éléments dissociés. C’est ce que je soumets à votre discussion à moins que ça ne vous paraisse absolument aberrant. Dans un tel cas, tous les éléments de la disparité subjective dont Lacan peut parler dans son séminaire sur Le Transfert sont ici présents. Je vais vous les récapituler.

– Qu’il s’agisse de l’idéal du moi, symbolique, constitué au lieu de l’Autre, et d’où le sujet pourrait en théorie se voir mais d’où en l’occasion et par structure, il ne peut s’appréhender, c’est-à-dire que le schéma optique ne marche plus ; Idéal donc dont il appelle l’amour tout en récusant d’être son objet de jouissance.

– Qu’il s’agisse du moi-idéal, c’est-à-dire du petit autre, du semblable qui réaliserait l’objet de son impossible désir, c’est-à-dire un autre patient, son frangin en somme.

– Donc tentative de ravalement, vous voyez, du grand Autre en petit autre, et collapsus de l’idéal du moi en l’objet a dont la psychose en l’occasion ne permet pas de maintenir l’écart sauf à les désintriquer dans le réel

– Et puis enfin l’émergence imaginaire de ce phallus dévoilé dans le réel, ce phallus pervers et qui ne peut agir qu’à son encontre puisque c’est son défaut même qui vient collaber, à l’origine, idéal du moi, moi-idéal et objet et que dans le déclenchement et dans la psychose avérée, on voit tous ces éléments apparaître dissociés sur un mode qui thématiquement est distinct mais qui est structuralement homogène.

Donc j’ai essayé de prendre les choses sur un mode compact, un peu simplifié, mais pour faire valoir ce qui à mes yeux dans les psychoses, et là j’ai pris des cas qui évidemment sont d’un registre proche de celui de laparanoïa même si la part hallucinatoire y est importante. Mais enfin! Ça c’est une autre discussion…, je suppose que peut-être Charles abordera les paranoïas dites « sans hallucinations», « avec hallucinations», etc. En tout cas, « champ paranoïaque des psychoses», là nous sommes en plein là-dedans, c’est-à-dire que quand on a affaire à un délire, il nous semble tout à fait essentiel, premièrement parce que c’est théoriquement et pratiquement fondamental, d’apprécier les différents éléments dissociés, distincts qui sont présents et qui normalement sont unifiés chez le névrosé pour qui il faut vraiment tout un toutim pour qu’il s’en rende compte, et en général, un névrosé de base, au terme d’une analyse, il n’est pas dit qu’il se soit rendu compte de tout ça. Un psychotique vous le balance à la figure d’emblée et donc ça permet, ce repérage, de balayer et de régler toute une série de questions à proprementparler de théorie et de nosographie des psychoses.

Deuxièmement, ça donne une idée de ce qui est impliqué par ce transfert sans résistance et de ce qui vous pend au nez dans l’hypothèse où vous auriez le culot de vous occuper de ce genre de cas.

Troisièmement pour que vous ne soyez pas surpris si vous avez ces curieux délires, apparemment dits paranoïaques, tissés de strates apparemment composites, hétérogènes, mais dont j’ai essayé de vous indiquer cursivement comment chez le névrosé tout ça est parfaitement noué et que c’est l’un des grands mérites de la psychose de nous mettre tout ça à ciel ouvert — mais ce n’est pas parce que c’est à ciel ouvert qu’on veut le lire ! […].

Donc ces quelques remarques […] ce qu’avec quelques amis ici on a appelé «décomposition spectrale» par la vertu du transfert dans les psychoses. Puisque cette décomposition, c’est très précisément ce qu’un délire nous manifeste et qu’il contient, à condition de savoir le lire : ce qui est normalement tissé et qui est là, comme je vous le disais, de départ. Il y a le faisceau de lumière blanche, il y a le prisme, et ce qui en sort, c’est, tac- tac- tac, ce sont les fréquences différentes. Je n’ignore pas que tel ou tel copain pourrait me dire «c’est encore de la métaphore optique ou acoustique». Je dois vous dire qu’à cet égard, je n’ai aucun scrupule. Si le terme paraît trop métaphorique, et moi, je ne le pense pas, je pense qu’un analyste, même pas un analyste, n’importe qui, sans le savoir, est un analyseur et que curieusement, vous avez tous fait l’expérience de rencontrer quelqu’un mal en point, de lui prêter l’oreille et puis que les effets soient encore pires que ceux que vous pouviez imaginer. Donc vous êtes tous des analyseurs, que vous le sachiez ou pas, et allez vous en débrouiller […].

Voilà ! Choula ?

C. Emerich – Moi, je voulais te demander si ce terme de «décomposition spectrale» qui a l’air comme ça de faire embarras et difficulté, tu penses qu’il ajoute quelque chose par rapport à «décomposition structurale» du transfert ?

M. Czermak – Je ne sais pas s’il me fait difficulté ou pas. Nous avons essayé, bien entendu en ce qui nous concerne, «décomposition structurale ». Évidemment que c’est métaphorique […].

D. Sainte Fare Garnot – Je trouve ça plus éclairant que le terme « structurale», c’est le cas de le dire.

M. Czermak – Moi, j’aime bien l’optique, j’aime bien les questions optiques, et je me disais, puisqu’on reparlait ce samedi matin, du stade du miroir, du schéma optique de Bouasse qui semble toujours faire embarras, je dois vous signaler que le schéma optique de Bouasse dans son Optique géométrique, c’est de la roupie de sansonnet ! Même si c’est une métaphore que Lacan a largement utilisée à plusieurs reprises. Peut-être un jour, si j’ai le temps, puisque à l’Association freudienne il y a un bureau des questions perdues, je vous expliquerai comment marche un appareil photo à visée directe avec un télémètre, en opposition avec un appareil reflex… Et vous verrez comment le schéma de Bouasse, c’est de la rigolade ! Curieusement nous sommes hypnotisés là-dessus, au point de se demander «mais qu’est-ce que ça vient faire ? » au point de dire «mais ça ne sert à rien! » Chacun d’entre nous s’est posé cette question. L’optique, évidemment, c’est quoi ? De la métaphore ? Lacan s’en sert… Tout le monde dit que c’est [métaphorique] Bien entendu! Le problème, c’est que même si la science met la main sur un certain réel, qu’on me cite des scientifiques qui peuvent se passer de métaphores ! Donc si cette métaphore-là est utile, je ne vois pas pourquoi on s’en priverait, quitte à l’affiner […].

M. Jeanvoine – Oui, puisque la discussion revient sur le thème de «décomposition spectrale», pouvez-vous expliquer ce que ce terme apporte en plus de celui que Freud avait apporté très tôt en 1910 quand il parlait de «décomposition paranoïde»? Pour lui, la décomposition paranoïde, il l’articule, je crois, dans ce cadre-là, c’est quelque chose qui vient se déployer juste à l’endroit où la dialectique de l’identification justement ne vient pas opérer. Dans le délire, il a donc une «décomposition», c’est son terme, et «paranoïde».

M. Czermak – Mais donc… je suis très freudien! J’ai repris le terme de “décomposition” mais je ne parle pas de «paranoïde» — parce que, je dois dire, je ne sais plus ce que c’est. Et Freud lui-même, là dessus, était un peu empêtré. Donc je parle, à partir de Lacan de ce que sont les éléments normalement noués dans notre affaire de névrosé, pour les faire valoir dans la psychose sur le mode décomposé. Je ne parle pas de «décomposition paranoïde», ça fait vingt ans que lorsque j’ai un certificat légal à rédiger, le mot «paranoïde» ne vient plus sous ma plume. Parce que depuis les temps de ma jeunesse où mes maîtres disaient c’est une psychose paranoïde, moi, je n’ai jamais pigé de quoi il s’agissait… Il y a paranoïaque et paranoïde, ça ressemble, mais c’est très spécieux.

M. Jeanvoine – Une autre question à propos du spectre. Pourquoi, en combien d’éléments ce spectre se décompose-t-il ? Alors, là, tu nous en proposes trois…

M. Czermak – Je suis en deçà de la main… je suis très, pas seulement freudien mais très lacanien! Puisque Lacan dans Le Transfert parle de la triplicité des éléments intriqués dans le transfert. Je suis resté comme on dit ce soir au minimum minimorum. C’est pourquoi entre le schéma de Bouasse et les éléments d’optique géométrique qu’on pourrait développer, il y a quelque écart. Ces éléments intriqués dans le transfert, je vous les ressors là et comment ça se passe du côté de la psychose.

M. Jeanvoine – Est-ce qu’on n’aurait pas tout de même intérêt à essayer de penser donc cette triplicité avec R.S.I. ? Puisque ça semble venir assez facilement de cette manière-là ?

M. Czermak – Bien sûr! Je l’ai fait avec le cas de «l’homme aux paroles imposées». Simplement si j’attaque avec R.S.I., je n’arriverai pas à faire valoir ce que j’ai essayé de faire valoir ce soir. Donc différentes strates de la théorie de Lacan permettent de faire valoir ceci, cela, mais ne sont pas toutes équivalentes sur le plan d’une monstration, sur le vif de ce que je voulais vous montrer. Et d’ailleurs j’en vois les effets. Le cas de l’homme aux paroles imposées qui est dans Patronymies, c’est ça. Mais les mathèmes de Lacan n’ont pas tous la même utilisation. Dans tel cas, on se sert d’une chignole à main et dans tel autre d’une chignole électrique, c’est pas pareil… [il faut choisir entre] l’huile de coude et l’électricité. Bien entendu, tout ça on peut le traiter par R.S.I ! Mais comment traiter ça par R.S.I. si au point où nous en sommes, nous ne sommes pas foutus de faire valoir des éléments aussi simples que ceux que nous venons de manifester avec un outillage, un appareillage hyper-réduit? […].

J. Delorenzi – Une fois qu’effectivement avec un psychotique on est à cette place, et, c’est vrai, on peut se rendre compte qu’on y est, ça arrive parfois, alors qu’est-ce qu’on fait ?

M. Czermak – Vous êtes un amour, Joëlle, un vrai amour ! Quand on s’est foutu à une place, on en paye le prix. Voilà ! Y compris parfois, comme c’est des amours réelles, eh bien le réel, on est parfois très embêté. Et ça, on ne le sait qu’après évidemment. Il y a des gens qui veulent être psychiatres et puis un jour, ils se retrouvent… «Nom d’un chien, c’est ça que j’ai voulu? »

Comme le mariage… Il m’arrive souvent de dire, je ne veux pas être décourageant, mais il m’arrive souvent de dire, en étant très fidèle à Lacan, que les seuls vrais couples, ceux qui marchent, ce sont des couples où il y a au moins un psychotique. Puisque c’est indissociable… Et quand ça se dissocie, il y en a un qui se met à… La femme qui avait entendu ma voix l’appeler, sortait d’un divorce, tout avait baigné, c’était formidable ! Et puis il y a un divorce et crac ! Le vrai couple ! Elle a reconstitué un autre couple avec… votre humble serviteur. Moi, je n’avais pas demandé à lui être marié. Oui…

J. Delorenzi – Est-ce qu’on ne peut pas, je ne sais pas si c’est le bon terme, faire vaciller cette place ? […].

M. Czermak – Chère Joëlle, je n’en sais fichtrement rien du tout ! Il nous est souvent ici dans cette salle arrivé d’évoquer ceci : quand vous reprenez les écrits pratiques, techniques de la psychanalyse, qu’il s’agisse de ceux de Freud ou des indications de Lacan, c’est toujours du côté de ce qu’il vaut mieux ne pas faire. Mais alors, concernant ce qu’il faut faire, ça, très chère…Pendant longtemps je me suis tracassé pour me dire : comment peut-on expliquer à des gens tout venant ce que c’est que l’objet a ? […].

Freud a fait comme il a pu, le texte de Deuil et Mélancolie, aussi éclairant et illuminant soit-il, il est plein de difficultés, plein! Et donc cette histoire de l’ombre de l’objet qui tombe sur le moi, bon, mais une fois qu’on a l’objet a, on se dit : voilà ! il suffit d’écouter un mélancolique et on a tous les caractères de l’objet…Et l’objet, comment allez-vous le traiter puisque c’est lui qui vous traite? L’objet, il vous commande, l’objet comme tel, il est in-trai-table ! Donc quand vous êtes psychiatres, quand vous avez affaire à l’objet… il va vous traiter. Ça participe d’une «question préliminaire à tout traitement possible»…

Marcel Czermak