Sandrine Calmettes a déplié les trois dimensions Symbolique, Imaginaire Réelle de la transmission. Aucune des trois ne peut être écartée, il faut les nouer.
L’Imaginaire de la transmission c’est la question de la consistance qu’il faut lier à un peuple et aux valeurs qui font son identité.
Le Symbolique de la transmission c’est la question des signifiants maîtres. Cela pose la question de savoir qui endosse le choix des nominations ? Nous pouvons penser à ce qui se passe dans la nosographie américaine.
D’où l’importance comme l’a montré Freud de ne jamais céder sur les mots.
Le Réel de la transmission : il ne s’agit pas de connaissance mais de quelque chose qui prend appui sur le trou central de tout savoir : Socrate bien sûr mais aussi Nicolas de Cues et sa "docte ignorance", car il ne s’agit pas tant du savoir lui-même que d’une position par rapport au savoir.
Impossible et transmission.
Pour aborder cette question de la transmission dans ses avatars actuels, je considèrerai la transmission "au sens large", l’acte de transmettre, sa logique, plutôt que son résultat, à savoir "l’acquisition" de connaissances ou de savoir-faire. Il s’agit tout autant de la transmission entre parent et enfant, que celle de professeur à élève ou que la transmission de la psychanalyse, voire du goût pour la musique ! (Pourquoi y a-t-il des familles de… musiciens par exemple? Ou pas, malgré désir et jouissance du côté de parents musiciens ?) Parler de "la" transmission a l’avantage de s’éloigner un peu de l’enseignement à proprement parler car transmettre, ce n’est pas seulement enseigner. Quelque chose échappe qui empêche sa réduction à un acte conscient, volontariste, effectué par celui qui transmet ou par celui qui se prête à apprendre. La transmission est un thème qui aide à sortir de la ligne de partage et de renvoi dos à dos entre les enfants qui n’apprennent pas ou les profs qui n’apprennent pas… aux enfants ! Réfléchir à la transmission m’a permis de me décaler un peu de ces enfants qui n’apprennent pas et de me poser un autre type de questions. Par exemple, si quelqu’un fait le contraire de ce qu’on lui enseigne, peut-on dire qu’il a suffisamment appris pour faire exactement le contraire, mais que ce n’est pas transmis puisqu’il n’en use pas en se l’appropriant d’une façon positive ?
La transmission, est-ce une rencontre, dans quelle altérité et autour de quel objet commun ?
L’étymologie fait valoir une nuance entre transmettre et enseigner : le latin transmittere "envoyer de l’autre côté, faire passer au-delà, remettre" contient l’idée de déplacement provoqué vers quelqu’un, de faire parvenir quelque chose à quelqu’un. Altérité de lieux séparés l’un de l’autre… Sans séparation initiale, pas de transmission possible.
Pas de transmission sans séparation :
Il ne me semble pas, en effet, que l’on puisse parler de transmission dans la psychose, quels que soient les "apprentissages" faits par certaines "éponges à savoir", comme les nomme M. Czermak. Qu’est-ce que Schreber aurait à nous apprendre sur ce qui a empêché la "transmission du Nom du Père" à un père comme le sien, producteur de méthodes éducatives ? Certes, l’enfant doit s’y prêter, mais cette transmission là n’est pas affaire de méthode éducative, de "guidance" ou d’apprentissage de la "parentalité"… Il y a des choses qui se transmettent sans nécessité de les apprendre, et des choses qu’on apprend sans qu’elles nous aient été transmises.
Et peut-on parler de transmission pour un certain "type" d’enfants "surdoués" qui se débrouillent pour apprendre sans dépendre d’un autre, sans constitution d’une dette, dans une absence d’inscription du savoir au plan générationnel ? Ces dits surdoués échappent à mon sens à la transmission, ils apprennent "tout seul" et, pour certains, inversent même les générations en ce qui concerne le savoir : ce sont eux qui font la leçon à leurs parents ou à leurs professeurs… Récusation de l’autorité d’un impossible à savoir ? Cette récusation rendrait alors propice à prendre (piquer ?) le savoir où il traîne ?
La transmission naît de la séparation et c’est aussi pour en produire davantage. Pourquoi transmettre, en effet ? Et pourquoi est-ce une nécessité ?
Une séparation instituante :
La transmission naît d’une altérité des places ; si on transmet c’est que, logiquement, on n’est pas pareil, sinon il n’y a rien à transmettre, rien à apprendre à, ou de l’autre ! Certains refus d’apprendre sont liés à un refus de cette altérité, dans une déliaison à l’autre puisque c’est la disjonction de l’altérité qui fait lien dans la transmission. La transmission se fonde d’une négation séparant et instituant l’un qui sait et l’autre qui ne sait pas , autour d’un savoir vécu comme nécessaire par celui qui l’a ; un savoir vécu comme nécessaire, sans forcément le penser comme tel ; nécessaire ou jouissif. D’un savoir qui fait différence, en tous cas, et d’un savoir différencié, parce que la maîtresse, ce n’est pas pareil que la maman, le maître, lui, n’est pas non plus comme le papa, et l’école, ce n’est pas la maison. Dans la transmission, on se retrouve porteur et responsable d’un savoir qui engage et institue, fait institution, pour celui qui l’endosse.
Ce savoir, il ne s’agit pas non plus d’un simple "en avoir ou pas" ; ce n’est pas une histoire de "donner" un avoir, mais de partager, de faire circuler un drôle d’objet, et sans rien en perdre, sans division mathématique ! Cette circulation se joue dans une relation verticalisée par une vectorisation temporelle. L’objet transmis vient du passé et se transmet en vue d’un avenir ; c’est un objet "en puissance" ; il fait génération, instituant chacun à sa place dans la chaîne des générations. Une absence de transmission abolirait-elle les générations ? Abolirait-elle le passé ? L’objet transmis du passé s’actualise au présent pour se pérenniser dans l’avenir, objet atemporel ? C’est une trace du passé qui ne s’efface pas plus qu’elle n’est rangée au titre d’un souvenir. En cela, l’enseignement est a-topique, sinon insensible aux mutations ambiantes, comme le dit E. Tellermann.
La transmission rendrait accessible le passé, et c’est ce qui ouvrirait à un avenir, à un possible, pas à une promesse d’avenir. S’agit-il de permettre, d’autoriser (d’une place reconnue d’autorité) l’autre à se frayer un accès pour l’avenir, par quelques repères "en puissance", repères validés par le passé ? La transmission établit de la continuité entre générations, dans le même temps qu’elle les démarque.
Pourquoi transmettre ?
La trans-mission ne vise pas la sou-mission de l’autre, ce serait plutôt du côté de sa trans-formation ; c’est un projet d’émancipation ; à la différenciation spatiale, instituant l’enfant ou l’élève à une place autre, se superpose donc une projection temporelle vers le futur. Entre parenthèses, cela rend sa mesure impossible dans l’immédiateté ! Comme si ce n’était pas une évidence… La métaphore du semeur est pourtant fréquente en matière d’éducation! C’est aussi ce qui peut venir relativiser cette éternelle question de "l’utilité" des connaissances à apprendre : le "sens" de ce que l’on apprend par transmission n’indique qu’une direction vers l’avenir et non pas une signification immédiate. "Tu verras quand tu seras grand…", disent les uns ; "Mon père me l’avait bien dit…", diront peut-être les autres. Parce que c’est un pari, sans garantie absolue.
Ce qui est transmis a une valeur de nécessité pour celui qui se propose à le transmettre ; il n’a pas valeur de vérité à proprement parler. Certains professeurs en souffrent, comme ce fut le cas de M. Foucault, si je me réfère au Monde des livres de la semaine dernière.
La question de la vérité. Transmission et vérité.
Vous savez que Michel Foucault, par ses mérites mêmes, a contribué à rendre la profession de psychiatre louche, l’entachant du soupçon d’être un garant de l’Ordre public, mais il a eu aussi tendance à dévaloriser, je cite Le Monde, la position "magistrale", "celle du "sujet supposé en savoir plus" que les autres, avec les effets d’autorité symbolique qu’elle implique. Dans ses derniers cours, Foucault oppose le dire-vrai du "parrèsiaste", cet homme qui a le "courage de la vérité", incarné par le cynique grec, à celui du professeur, qui ne peut que faire passer une tradition d’une conscience à une autre, moyennant quelques émoluments- sans risque ni éclat. Ce professeur que pourtant il savait être, au même moment qu’il en discréditait la figure…", Stéphane Legrand, Le monde des livres, 23.01.09. On voit ici la mise en opposition du miroitement risqué d’un parler vrai dans l’ici et maintenant, et de sa jouissance, à une transmission sans "éclat" et sans risque. Est-ce si certain ? Certains professeurs, souvent les meilleurs "passeurs", brillent pourtant incontestablement d’un certain éclat. Et, probablement, si l’exercice se révèle sans risque, ce n’est certainement pas sans courage, ni sans le mérite de faire tomber un peu de jouissance immédiate. Et puis, si l’objet de la transmission n’est pas La Vérité, la transmission demande néanmoins de parler vrai, peut-être d’y croire sans s’y croire ? Mais la transmission, ce n’est pas du prosélytisme religieux non plus ! En tous cas, on peut penser qu’il convient de s’engager dans un certain positionnement subjectif…
Transmettre pour être quitté :
Revenons à ce projet d’émancipation, tel qu’il est décrit par M. C. Blais, M. Gauchet et D. Ottavi dans leur livre "Conditions de l’éducation" (1). La transmission vise ainsi à ce que l’enfant trouve les conditions et les moyens pour parvenir à une autonomie (aptitude à se conduire selon des règles librement acceptées), à ce qu’il devienne un jour capable de vivre et de penser par lui-même. Selon eux, la famille moderne s’est constituée en espace privé pour permettre à ses membres d’en sortir. La disjonction des espaces privé et public s’est effectuée en vue d’une disjonction ultérieure des générations. Il ne s’agit plus de s’inscrire dans la seule lignée familiale, mais de pouvoir prendre sa place dans des relations sociales impersonnelles en tant que un parmi d’autres. Tel était le projet d’éducation de la société moderne, inscrit dans la durée et l’idée d’un avenir meilleur. L’incertitude quant à l’avenir est actuellement de mise, la projection dans l’avenir est affectée de ce principe d’incertitude, de même que l’état des savoirs…
Quant à quitter la famille… L’adolescence vient témoigner de l’articulation entre transmission et génération : "L’adolescent interroge et met à l’épreuve les liens entre génération et transmission. Il est au centre des phénomènes qui font lien et disjonction entre génération et transmission", O. Douville, 2. On sait bien que le maître mot de l’adolescence, "sortir", met en acte l’exogamie et peut venir témoigner d’une visée à produire un "dehors" qui distingue la maison et l’espace public ; pour autant, "sortir" ne se réduit pas à son enjeu imaginaire, mais témoigne de la transformation adolescente de l’espace (J.-J. Rassial, 3) et son articulation à la question du savoir. "C’est cette incertitude de l’espace où se situe le savoir, quand il se construit en discours, c’est-à-dire prend rang de science, qui met les adolescents en situation d’effraction d’un espace mal ordonné. Pour rester à sa place, ou rester en place, il ne suffit pas qu’une place soit désignée, il faut qu’elle ait une validité assurée par du savoir attribué à un sujet, et qu’elle soit associée à la promesse d’en jouir, ou de pouvoir y jouir".
Que doit transmettre une génération à la suivante pour lui permettre de la quitter ? D’où vient donc la transmission de cette loi qui impose de quitter père et mère ? Pour Ph. Julien, "Tu quitteras ton père et ta mère" (4), cela ne vient pas de la société ou de l’autorité des parents, il penche pour, dit-il, "une voie non conjoncturelle, issue d’une structure fondamentale du désir humain en tant que tel". Pourquoi la transmission est-elle nécessaire ? C’est la transmission de la loi du désir qui rend la transmission nécessaire ; la loi du désir est un appui contre la seule loi du devoir dans laquelle nous sommes aspirés vis-à-vis du pourquoi de l’interrogation sur le malheur, quand s’ouvre alors la question de sa propre responsabilité. La loi du devoir c’est qu’en l’absence de réponse religieuse, permettant l’appel à quelque puissance divine ou démoniaque, il n’y a pas de disculpation possible, sauf donc à prendre appui sur la loi du désir.
D’un désir exogamique, en ce qui concerne la transmission des savoirs scolaires : si la maîtresse n’est pas la maman, mais que le désir reste attaché à la mère et à son désir, que peut-on attendre de sa maîtresse ? Pas grand-chose en vérité. A l’inverse, si la mère est marquée d’un impossible, du côté du désir, allez savoir, il y aura peut-être du possible ailleurs, avec la maîtresse?
La loi du désir, Eros professeur: il s’agit d’un court article de Ch. Melman (5) dans "Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent pas ?". Court, mais très dense. "Il ne suffit pas que (le nombre et la lettre, en CP) soient présentés à l’enfant pour qu’il les adopte. Une pré-disposition est nécessaire qui montre que 1 et lettre étaient déjà là en attente. Pour que cette attente s’effectue, il y a la nécessité du passage par la castration. Le support matériel de ce manque est une lettre… C’est la répétition des coups qui somme cet objet perdu de répondre qui additionne les unités désormais vaines… La scolarité peut-elle pallier l’irrésolution familiale ? Incontestablement oui ; mais cela nécessite un transfert, au sens clinique. Que l’enseignant envie et supporte l’amour que son apprentissage peut générer. Venue d’enfants, par définition, ingrats, la réciprocité peut demander un effort. L’enseignement repose sur les ailes d’Eros. Les Anciens le savaient bien, qui s’adonnaient à ces battements sans pudeur. Nous préférons nous voiler la face, en multipliant les techniques absurdes et au risque d’une sécheresse généralisée".
Les sociétés modernes ont changé la nature de la transmission en l’érigeant en une fonction explicite, institutionnellement spécialisée et intellectuellement réfléchie ; mais il y a des écoles, au sens strict du terme, depuis qu’il y a de l’écriture et que se pose le problème de transmettre la culture écrite (1).
La lettre et le nombre existent avant lecture et écriture, et ils sont en attente d’être lus. J’ai essayé de réfléchir à cette nécessité de la castration pour que s’effectue cette attente, au lien entre lettre et castration, comme l’évoque Ch. Melman…
Le désir, et l’objet a en témoigne, s’inscrit dans (comme ? par ?) une écriture de la perte. "L’objet a n’est pas créé de rien. Il est la lettre a prise comme objet, objet pris dans la référence à l’opération de coupure littérale comme telle qui la fait manquer à elle-même", E. Porge, Transmettre la clinique psychanalytique, 6. La perte d’une lettre est créatrice, et la fonction de l’écriture repose sur cette chute de la lettre ; la fonction d’un manque, dans cela même qui est écrit, constitue le statut comme tel de l’écriture. Lacan fait du retranchement de la première lettre de l’alphabet hébraïque une ouverture à la Création : "C’est dans son manque même (le manque d’une lettre dans l’alphabet hébraïque) que réside toute la fécondité de l’opération (de création)", J. Lacan, La logique du fantasme, 7. La fonction de la logique en tant qu’elle se soumet à l’écriture, "repose sur la fonction d’un manque, dans cela même qui est écrit et qui constitue le statut comme tel, de la fonction de l’écriture", (7).
Vous savez qu’Eros naît de la rencontre entre sa mère Pénia, le manque, la pauvreté, et Poros, l’astuce, la richesse ; Pénia, le manque, n’attend pas que la richesse se penche sur elle : elle profite du sommeil de Poros pour concevoir Eros… Eros n’est pas l’Amour mais le désir, en tant que le désir est un appel né du dénuement et de la privation, le désir est une possibilité qui s’ouvre sur quelque chose qui est au-delà de lui. C’est ce que Socrate faisait entrevoir, ce qu’il suscitait chez son interlocuteur ; il ne le "formait" pas, il le "trans-formait", il le rendait autre, sans rien lui enseigner d’un savoir, en refusant d’être considéré comme un maître. Socrate ne savait rien, il ne pouvait qu’interroger en refusant lui-même de répondre aux questions. Il amenait l’autre au doute, à l’interrogation, à la prise de conscience du problème vivant qu’il est pour lui-même.
Désir et non savoir, préalables à la transmission :
"Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien", disait Socrate. Cette aporie socratique, cette impasse logique, peut interroger l’incertitude de tout savoir, comme la valeur de vérité qui est attachée à un savoir. Cette formule pose aussi la reconnaissance d’un non savoir comme point de départ à tout savoir, comme seuil nécessaire à la constitution d’un quelconque savoir. On peut y entendre comment savoir et non savoir sont topologiquement tissés ensemble et ne se contredisent pas comme un couple d’opposés venant à s’exclure mutuellement. Ce tissage fait disparaître l’idée d’un savoir faisant reculer l’ignorance, fait disparaître la dichotomie entre "je sais" ou "je ne sais pas", pour introduire à un "je sais d’où je ne sais pas", "je sais de ne pas savoir".
C’est la recherche d’un point d’impossible à savoir, d’inaccessible, qui viendrait ouvrir le domaine de la connaissance. Ce n’est pas ce qui s’entend dans certains discours pédagogiques actuels : l’élision actuelle de l’impossible ravage les débats opposants les tenants de la transmission des savoirs à ceux qui soutiennent une pédagogie active à partir des savoirs déjà constitués de l’élève. Chez les premiers, la transmission inscrit clairement le non savoir du côté de l’élève et en dispense le maître qui va donner ce qu’il a en savoir… Chez les seconds, il y a une négation du non savoir : l’enfant construit ses savoirs car l’enfant sait et va pouvoir faire fructifier son petit capital de départ…
Peut-être faut-il insister sur le fait que le "non savoir", ce n’est pas "l’a-savoir", l’ignorance, l’inconnu. L’intérêt de ce jeu de la négation, c’est qu’il permet une symbolisation du Réel, de l’impossible (à savoir), les deux pouvant être synonymes. Le savoir inconscient, la transmission et l’apprentissage scolaire procèdent peut-être, pour se constituer, d’une mise en place préliminaire d’un impossible, d’un impossible à savoir ou d’un impossible à transmettre. Ce sera mon hypothèse en ce qui concerne les acquisitions scolaires ou la transmission car, en ce qui touche au savoir inconscient, l’on sait bien que le refoulement qui institue l’inconscient et fait advenir "le sujet", ce refoulement pose en retour un impossible accès au savoir du refoulement originaire. "Le sujet émerge de ce qu’il ne sait pas" dit Jean Bergès.
Transmission et impossible :
De quelle confrontation à un impossible à savoir va se soutenir l’apprentissage scolaire ? Ou, pour le dire autrement, quel impossible viendrait constituer un pré requis indispensable à l’apprentissage ? Si la réponse à cette question appartient aux pédagogues, peut-on juste essayer de montrer comment c’est une question qui semble essentielle dans les embarras scolaires actuels des enfants, face au recul des frontières de l’impossible dans notre société. D’une part, l’impossible est vécu par les parents ou les professeurs comme une impuissance et, d’autre part, l’élision de cet impossible tend à être colmatée socialement et politiquement par une relance incessante de nouvelles méthodes, une course à l’efficacité, comme par la promotion des interdits, les discours sur le manque d’autorité des parents, dans une confusion entre interdit et impossible.
La confrontation à l’impossible, au réel, fait naître la pensée par la mise en jeu d’une fonction logique symbolique, un fonctionnement de la négation. La question de la place de la négation face à l’inaccessible est essentielle car elle se situe dans le temps logique d’avant le désir ; c’est un temps de manque indispensable, assez bien résumé, autour de apprentissages, dans l’expression "avoir soif d’apprendre" ; pour avoir soif, il faut bien d’abord que l’eau du savoir vienne déjà un peu à manquer. Et puis, du côté du maître, quelle place pour l’impossible à transmettre niché au coeur de toute transmission, impossible qui donnera une fondation au désir du maître ? Que faut-il comme perte du côté du maître, laissant le manque appeler les signifiants de l’autre (E. Tellermann) ? Quelles leçons prendre de Socrate qui n’a rien à enseigner et qui, dans cette faillite, trouve néanmoins le ressort pour coller l’autre au boulot, en lui transmettant un questionnement qui le change ? Ce n’est plus le savoir qui semble en question dans cette transmission mais ce que Socrate recèlerait comme objet a. Quel non savoir faut-il inscrire pour que naisse, à l’école, le désir de transmettre et le désir de connaître, lequel n’est pas la "pulsion" épistémophilique?
Les difficultés de beaucoup d’enfants que je suis amenée à rencontrer relèvent de leur incapacité à inscrire un impossible, les enfants psychotiques, ou d’autres refusant l’impossible, butant devant l’inaccessibilité d’une inscription d’un impossible, se retrouvent alors engagés dans des combats désespérés et vivent un enfer dont ils ne manquent pas de faire profiter leurs proches… L’un d’entre eux alternait tous les moyens dont il disposait : il suppliait, menaçait, sommait ou, au contraire, cherchait à amadouer ou à convaincre sa mère de lui permettre de rencontrer son père, dont ils étaient sans nouvelles depuis déjà quelques années et ce, pour des raisons politiques. Il ne pouvait accepter que ce ne soit pas possible, sa mère y pouvait forcément quelque chose, c’était de la responsabilité de sa mère, de sa faute.
Il y a un nécessaire indispensable pour qu’existe la possibilité qu’un savoir noue deux générations distinctes. C’est aussi affaire de temps logique nouant le possible et le nécessaire. "C’est alors qu’il est pris acte d’un possible qu’il devient nécessaire que ce possible ait eu lieu… dans une logique temporalité d’après coup" (O. Douville, 1).
Prendre acte d’une transmission possible engage à la produire comme nécessaire, sans que l’impossible soit alors rabattu du côté de l’impuissance.
La transmission, au total, s’institue d’une séparation et semble vouée à ne transmettre que de la perte ! Une perte déjà là, en attente. Elle n’a pas à être "opérée" par celui là même qui transmet. C’est ce que découvrent les mères en "transmettant" la vie, promesse de mort. Mais on ne fait que se prêter à la transmission ; on ne s’y donne pas… Cela permet que la perte circule sans s’y perdre avec, se perdre dedans, y perdre la vie. On peut plutôt penser que de cette perte inaugurale autorisant la transmission, distribuant les places et le savoir, une "création" peut émerger, la création d’un savoir pour chacun. Mais c’est vrai que cette transmission d’une perte ne se vend pas très bien par les temps qui courent !