«Il faut voir comme on nous parle»
23 septembre 2023

-

BON Norbert
Billets
image_print

« Il faut voir comme on nous parle »
Introduction au séminaire de l’Ecole de Nancy pour la psychanalyse :
Eduquer ou psychanalyser, une affaire de discours.
 
Norbert Bon
 

Nombre de nos collègues, notamment exerçant en institution avec des enfants ou adolescents se trouvent confrontés à la question éducative du fait de l’économie psychique de ces jeunes patients orientée, effet du lien social contemporain, plus par le droit à la jouissance que par l’assomption du désir. A quoi vient répondre la demande des institutions gestionnaires à l’endroit des professionnels. Cette évolution concerne la question du sujet comme celle de l’actualité du langage où il se constitue et celle des mythes et idéologies qu’il véhicule. Pour l’abord de ces questions, le séminaire de Lacan L’envers de la psychanalyse (1969-70), où il formalise la logique des discours, dans la suite des évènements de mai-juin 68, constitue l’un des points d’appui pour se repérer dans la clinique actuelle. J’en rappelle la ritournelle.

« Il faut voir comme on nous parle », ce titre est bien sûr tiré d’une chanson d’Alain Souchon 1, ce remarquable observateur de la persistance de l’infantile chez l’humain adulte :

Foule sentimentale/On a soif d’idéal/Attirée par les étoiles, les voiles/Que des choses pas commerciales/Foule sentimentale/Il faut voir comme on nous parle…

L’être parlant se repère dans le double registre du voir et de la parole. D’une part, il se voit, il se voit à partir du miroir où il reçoit de l’autre, le petit, l’image du congénère debout auquel il s’identifie. D’autre part, il s’énonce mais il s’énonce à partir de ce qui autour de lui parle, ce lieu de l’Autre, le trésor des signifiants, qu’incarne d’abord la mère et où il repérera ce qui parle de lui, qu’il pourra ensuite reprendre en Je, un Je en quête de ce qui manque à son être, et que Lacan épinglera comme objet a, en substitut de la mère interdite et qui mettra en place le désir d’autre chose.

Evidemment, cela dépend de ce qui, du lieu de l’Autre nous est adressé, à titre personnel dans le désir parental qui a porté sur nous mais aussi dans le discours social où il s’articule :

On nous Claudia Schiffer/On nous Paul-Loup Sulitzer/Oh le mal qu’on peut nous faire…

Ce que Souchon énonce là relève du discours hystérique, ou plutôt de la mise en scène d’un discours hystérique. Discours dont l’agent est le sujet divisé, Ꞩ, qui, en méconnaissance de cet objet qui le mène, objet a, adresse sa plainte à l’Autre, S1, qui l’a si mal foutu et le voue à un tel mauvais sort. Plainte dans laquelle Freud saura reconnaître un savoir insu, S2, dont l’étoffe se tisse de la sexualité infantile et de ses théories.

Ce discours hystérique, s’obtient par rotation d’un quart de tour du discours du Maître auquel il vient faire objection. Discours où le signifiant Maître S1 s’adresse à ce S2 qu’il manque, d’où se produit ce petit a dans le sillage duquel advient le sujet divisé, divisé entre cet objet porteur d’un plus de jouir dont il est séparé et les signifiants par où il est contraint de passer pour se signifier. Lacan illustrera ce discours par la dialectique du Maître et de l’esclave où le Maître, de son seul pouvoir et qui ne veut rien savoir de sa division, met l’esclave, doté d’un savoir-faire, au travail pour lui faire produire une plus-value, référence à Marx.

Lacan avancera par la suite à Milan (1972)2, l’écriture d’un discours du capitaliste obtenu au moyen d’un « tout petit tournant », dit-il, dans le discours du Maître, par permutation dans celui-ci des places de l’agent et de la vérité, ce qui, à mon sens, constitue une véritable perversion puisqu’il déroge ainsi à la logique de permutation circulaire de S1, S2, a et Ꞩ autour des quatre places de l’agent, le travail, la production et la vérité. D’où s’instaure une circularité sans limite selon un huit infini entre Ꞩ, S1, S2, a. Induisant le leurre d’un sujet libre de se signifier comme il l’entend et ayant accès aux objets manufacturés qu’on lui propose à profusion. Objets que Lacan qualifiera de « Lathouses », des objets de consommation qui se substituent pour le sujet à la quête de son être, ousia, l’endorment, léthé.

On nous fait croire/Que le bonheur c’est d’avoir/De l’avoir plein nos armoires…

De ce discours sans point d’impossible, Lacan dira : « ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume ». J’ajoute, à l’intérieur mais aussi au dehors : « la maison brûle et nous regardons des séries. » 3

Il se dégage/De ces cartons d’emballage/Des gens lavés, hors d’usage/Et tristes et sans aucun avantage/On nous prend faut pas déconner dès qu’on est né/Pour des cons alors qu’on est est/Des foules sentimentales.

Foules sentimentales, c’est un oxymore audacieux, sans un discours qui l’organise, une foule n’a pas de sentiment, au sens où l’entend là Souchon, elle a des affects, voire des passions : amour, haine, ignorance. C’est ce que nous apprend Freud dans son article de 1921, « Psychologie des masses et analyse du moi »4. Il y distingue les foules conventionnelles, telles que l’Eglise où l’armée, organisées, stables, où les liens libidinaux qui unissent les membres sont encadrés, sous contrainte pour en maintenir la cohésion, et les foules spontanées, primaires, sans doctrine ni meneur. On en a vu des exemples récents avec les bonnets rouges ou les gilets jaunes. Et une telle foule, est prête, dans les situations où elle est « triste et sans aucun avantage », à suivre celui qui saura s’offrir à cette « soif d’idéal » pour la conduire à accomplir le sien, paranoïaque de préférence. « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste en dehors d’elle pour recevoir les coups », ajoutera Freud, en 1930, dans Malaise dans la civilisation.5 Ce qui permet de soulager les sujets de leur division en y substituant un clivage entre le moi et l’autre, l’ennemi sur qui ils pourront exercer sans états d’âme leur « pulsion instinctive ». Projet inverse de celui que propose l’analyste en soutenant l’objet a en place d’agent, pour mettre au travail ce sujet divisé et faire venir en place de vérité, S2, le savoir inconscient du sujet pour en produire les signifiants S1, le contenu latent, auxquels il est assujetti.

Ce qui suppose que, de ce discours, les analystes en fassent l’offre, occultés qu’ils sont derrière la pléthore d’endormeurs mirifiques en tous genres qui surfent sur nos toiles, qui nous zigzagent les yeux et nous sirènent les oreilles. A longueur d’ondes, on nous neurone la psyché, on nous Christophe André, on nous Ricard au sirop…

Oh la la la vie en rose/le rose qu’on nous propose

D’où le discours universitaire, certes quelque peu hystérisé grâce à l’ami Souchon, que je tiens ici, où le savoir S2 en place d’agent s’adresse à des auditeurs, a, objets d’espoir dira Lacan, espoir de produire des sujets pensants, divisés par le savoir. Et espoir, en ce qui nous concerne, que ceux qui sont prêts à y mettre du leur, voudront en savoir plus… Voire que quelques-uns, de s’être ex-parlés jusqu’au bout, traduction littérale du terme de Freud sich aussprechen, s’en trouveront suffisamment déplacés pour soutenir pour d’autres, à leur tour, cette place de l’objet cause du désir.

Nancy, 20 septembre 2023

 

Notes
1 Souchon A., 1993, « Foule sentimentale », C’est déjà ça, Virgin Records.
2 Lacan J., 12 Mai 1972, Conférence à l’université de Milan, Lacan in Italia, édition bilingue, La Salamandre, 1978.
3 Bon N., 11 octobre 2019, « La maison brûle et nous regardons des séries », https://www.freud-lacan.com/getpagedocument/28127
4 Freud S., 1921, « Psychologie des masses et analyse du moi », Essais de psychanalyse, PBP, 1983.
5 Freud S., 1929, Malaise dans la civilisation, PUF, 1989, p. 68.