Dans l’après-guerre, R.A. Spitz avait isolé la désorganisation psychique de nourrissons et d’enfants livrés dans les premières années de leurs vies à une carence d’adresse et de soins maternels du fait de l’anonymat des relations entretenues dans les institutions où ils étaient recueillis et qu’il désignait du terme d’ "hospitalisme".
Notre société est en train de générer un type de délabrement psychique analogue chez nombre d’enfants et d’adolescents privés de repères symboliques fiables.
Il s’agit ici d’une forme d’ "hospitalisme" moderne généré par le social actuel, un "abandonnisme" moderne.
Le film "elephant" offrait à la sensibilité du spectateur l’allusion à un monde intérieur d’adolescents vide de tout dialogue, de toute rencontre à un adulte engagé dans son désir, dans son identité. Les prises de vues soulignaient bien comment l’appréhension du monde se réduisait pour les adolescents auteurs d’un carnage au vide de longs couloirs désert, entrecoupé de plans où l’image d’un proche servait de butée au regard, sur un fond d’écran flou. L’image de l’autre et de soi s’y révélait déconnectée d’une parole générée par un manque, c’est-à-dire par une perte assumée par celui qui se trouvait l’interlocuteur de l’adolescent.
Les psychanalystes et les psychiatres qui reçoivent des enfants ont parfois l’opportunité de saisir dans l’intimité de certains entretiens la durée du désarroi, voire du désespoir qui préside chez des enfants et des adolescents à la constitution d’une manifestation symptomatique. L’ancienneté et la progressivité de l’aggravation des troubles font percevoir la durée du vécu de solitude de ces jeunes, sans retour de leurs proches, leurs renoncements successifs à l’adresse des autres et leur des-espoir progressif. Il m’était arrivé de rencontrer une jeune fille anorexique qui détaillait comment pendant quatre ans elle s’était alimentée hors de la table familiale – avec l’assentiment implicite des parents – car elle redoutait le voyeurisme que ses proches pouvaient exercer sur le plaisir d’une oralité particulièrement érotisée. Elle s’était peu à peu cantonnée à sa chambre, à manger un trognon de pain associé au seul aliment que son père excluait radicalement de sa nourriture, jusqu’à ce que sa malnutrition la conduise à ne plus pouvoir se mouvoir, ce qui a enfin alerté les parents.
On sait de même que S. Freud rapportait à propos du cas d’une jeune homosexuelle (1), comment celle-ci, pendant quatre ans, avait mis en scène ses capacités d’attention d’un petit enfant d’amis de la famille, pour témoigner à tous de sa féminité, qu’elle ne pouvait mettre en avant que dans le registre de la maternité pour se protéger de la jalousie de sa mère. On sait comment la naissance d’un petit frère a eu pour elle la portée d’une récusation, l’a fait basculer dans une identification au père et a généré son homosexualité.
Cet aveuglement des proches confine à une forme d’abandonnisme.
Cet abandonnisme nous enseigne. Tout d’abord, parce qu’il nous fait saisir la temporalité qui préside à la constitution d’une manifestation symptomatique, ce que celle-ci, une fois formée et offerte au clinicien, ne laisse pas transparaître. Ensuite parce que la longueur de ce temps préalable éclaire sur le fait que si le sujet consent à renoncer à la stratégie qui le protège du des-espoir, il s’agit qu’il éprouve la fiabilité de celui qui se propose à lui comme inter-locuteur. Si, dans le transfert, l’enfant ou l’adolescent accorde sa confiance, il s’agit pour lui d’un pari bien hardi qui engage celui sur qui il compte.
Cet abandonnisme n’a rien de moderne, me direz-vous !
Certes, il y a lieu de distinguer l’aveuglement névrotique des proches, relevés depuis longtemps, d’un abandonnisme en jeu dans la consistance des liens sociaux actuels et dont le film elephant se faisait l’écho.
Nous avons vu récemment le parti pris de certains acteurs de recherches, de certains acteurs politiques, de stigmatiser comme une entité diagnostique les manifestations de souffrances des enfants et des adolescents qui se présentent sous la forme de troubles des comportements et non comme des manifestations symptomatiques structurées. Ils en éludent alors la portée symbolique et réduisent aux seuls troubles du comportement les manifestations de souffrances des jeunes.
Si ces manifestations de souffrances prennent cet aspect de troubles de comportement, c’est du fait de la défausse exercée par les adultes de la rigueur de leurs positions symboliques. S’il n’y a pas d’inter-locuteur pour l’enfant et pour l’adolescent, il n’y a pas de prise en compte de la dimension de sa parole, ni d’écoute possible. S’il n’y a pas d’écoute possible, la parole est mise en scène, si ce n’est mise en acte. Les troubles du comportement témoignent de la défaillance symbolique de l’adulte.
On voit bien ce qu’il en est avec les happy slapping que j’ai déjà pu commenter sur le site. L’agression filmée et diffusée sur internet est un mimétisme de la téléréalité, "en vrai". C’est l’exemple même de l’incidence de l’image des écrans de toutes sortes, vécue par les enfants et les adolescents dans un effet impératif de mimétisme des scènes dont ils sont "imprégnés" – au sens où une pellicule photo est imprégnée de l’image de la scène -, si elles ne sont pas rapportées à une parole consistante avec l’adulte. Nous voyons bien sur ce point comment ce type de manifestations de rues sont des symptômes, moins du sujet qui s’y adonne, que du type de rapport qu’il entretient avec la société, marquée par une absence de limite dans la quête d’une jouissance assurée.
Le contrepoint possible à la temporalité de cet abandonnisme subi par les enfants et les adolescents n’est en aucun cas une forme d’autoritarisme, ni de rééducation encore moins de traitement, puisque nous avons vu la dimension de des-espoir qu’il génère.
C’est la mise en jeu d’une autre forme de temporalité. C’est celle qui consiste en une parole des adultes qui puisse se confirmer en acte, en un inter-dit qui se révèle fiable, en une exigence qui tiennent à une autorité qui leur soit possible d’exercer à l’égard de l’enfant ou de l’adolescent. Car la temporalité qui est corrélée à l’exigence, à l’autorité ou à l’inter-dit est d’un autre ordre. Elle est l’anticipation de la structuration du sujet, elle est le gage de la consistance reconnue de ce dernier, de ses actes, de ses aspirations. C’est la reconnaissance de la légitimité du sujet à venir, qui ne peut s’engager de son propre élan que s’il prend appui sur l’anticipation de l’adulte par l’intérêt qu’il lui porte.
Nous voyons donc l’enjeu des freins qui peuvent être exercés sur une consommation et d’une jouissance qui risquent de se trouver sans limite si elles se calquent sur la logique d’une économie de marché. Ces freins ressortent à la fois directement des décisions des responsables politiques et indirectement de la confirmation qu’ils peuvent apporter à tous ceux qui exercent une position symbolique dans la vie sociale.
C’est sur ce point que la famille se trouve particulièrement en difficulté. Elle subit le contrecoup de l’authenticité revendiquée par chaque homme et chaque femme dans sa vie de couple, où l’instabilité qui en résulte induit chez le législateur la recherche d’une sécurité pour l’enfant. La famille se trouve dénaturée de la différence sexuée qui l’alimente, évidée de sa responsabilité propre et réduite à un instrument de socialisation sous le vocable de la "parentalité", susceptible d’être alors l’objet d’une éducation pédagogique adaptée. Elle devient à la fois un réel insaisissable par ses décompositions et elle est évidée de sa consistance par les mesures contractuelles qui la visent. Elle représente paradoxalement dans le monde actuel un lieu insaisissable et un lieu d’ "entre deux" où doive s’exercer l’articulation des différences pour les exigences de structurations de l’enfant. Les manifestations de souffrance des enfants et des adolescents témoignent à bien des égards d’un défaut de référence à une telle altérité.
Le politique veut s’assurer de la fonctionnalité de la famille tout en la vidant de sa consistance. C’est en cela que la famille se prête à représenter actuellement par son côté insaisissable le vecteur de la sexualité, le signifiant phallique, exclu de la logique perverse d’un discours sans contradiction. L’enfant, quant à lui, est l’objet réel du social, exclu d’un discours qui récuse la perte. À ce titre, il est livré à l’abandon, et il se rappelle à l’ordre du monde par ses troubles du comportement.
(1) Freud S., "Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine", in Psychose, névrose et perversion, Paris, PUF, 1978, pp. 245-270.