Haydn à la scène : création, re-création
20 mars 2024

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BON Norbert
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Coproduit avec le Théâtre des Champs Elysées, l’oratorio de Haydn La création était donné en février à l’opéra de Nancy dans une version scénarisée par Kevin Barz. Le livret inspiré de la Genèse, du Livre des psaumes et du paradis perdu de John Milton, rapporte la création en six jours de la terre et de tout ce qui va la peupler. Le metteur en scène lui juxtapose, dans un décor constitué de panneaux vidéo LED parcourus de projections laser et stroboscopiques, le même processus de création de l’univers selon les découvertes de la science, depuis le big Bang et le fiat lux qui s’ensuivit quelques 380000 ans plus tard,  jusqu’à nos jours, en passant par la formation des atomes, puis des molécules, puis des molécules organiques, puis des organismes vivants… Découvertes ponctuées de l’apparition  des visages esquissés des savants qui les ont permises de l’antiquité jusqu’à nos jours.

 

Le sixième jour, trouvant qu’il manque à son œuvre quelqu’un pour l’admirer, Dieu crée l’être humain à son image.  Le septième jour, il se repose et contemple son œuvre tandis qu’Adam et Eve se réjouissent (en se taquinant gentiment, prélude au non rapport) et qu’apparaît sur la scène le robot androïde AMECA figurant l’étape récente de l’évolution scientifique de l’humanité. Dans ce projet de combler le fossé qui sépare l’art et la science, le metteur en scène se propose de doubler d’une scène virtuelle dans le metavers, la scène de l’opéra pour la rendre accessible à des spectateurs à distance. Sans aucun doute, cette création est une très belle re-création sur le plan scénique comme sur le plan musical sous la direction de Marta Gardoliῄska et prouve que l’on peut innover sans trahir ou dénaturer l’œuvre initiale.

 

On peut cependant ne pas partager l’enthousiasme de Kevin Barz pour le pouvoir de la science aboutissant à « la création d’un nouvel univers qui se déroule actuellement sous nos yeux, un univers créé par l’humanité elle-même qui, grâce à ses progrès scientifiques et culturels, est parvenue à créer son propre monde. »1 L’oratorio de Haydn, en effet, se termine par cet avertissement de Uriel au jeune couple tout à sa joie : « Ô bienheureux couple, à tout jamais bienheureux, si de fausses illusions ne vous incitent pas à souhaiter plus que vous n’avez et à savoir plus que vous ne devez ! » Mais, comme on le sait depuis l’antiquité, l’interdit ne fait que susciter le désir de transgression, entrainant pléonexie et hubris et attirant le courroux de Némésis… Si bien qu’avec Pierre Curie dans son discours du prix Nobel du 6 juin 1905, « on peut se demander si l’humanité a avantage à connaitre les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui sera pas nuisible. »2 Avertissement développé par le catholique atypique Georges Bernanos dans son pamphlet La France contre les robots (1947) : « Ainsi le progrès n’est plus dans l‘homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »3 Anticipation étonnante des analyses récentes de Bernard Stiegler sur la possibilité d’un devenir arthropode de la société humaine, une société où : « Il n’y a plus d’individus, mais des particuliers grégaires et tribalisés, qui paraissent conduire vers une organisation sociale arthropomorphe d’agents cognitifs, voire réactifs et tendant à produire, comme les fourmis, non plus des symboles, mais des phéromones numériques. »4

 

Ce sombre pressentiment ne doit pas détourner du plaisir d’assister à cette très belle création où la prouesse technique doit fort heureusement plus à l’artifice intelligent qu’à l’intelligence artificielle.

Nancy, 14 mars 2024

 

 


1-Barz K., 2024, « Combler le fossé entre l’art et la science », livret de La Création de Haydn, Opéra national de Lorraine, Nancy, p.19.

2-Curie P., 1901, « Extrait du discours du prix Nobel 1905 », cité par Yann Mambrini, Newton à la plage, Dunod, 2021, p.20.

3-Bernanos G., 1946, La France contre les robots, Le castor astral, réédition 2017, p. 22.

4-Stiegler B., 2003, « Allégorie de la fourmilière. La perte d’individuation à l’âge hyperindustriel. », De la misère symbolique, Flammarion, 2013, p. 123.