Hallucinations et représentations
27 juin 1995

-

TYSZLER Jean-Jacques
Textes
Psychoses-Névroses-Perversions



"Père, ne vois-tu pas que je brûle". C’est à
propos d’un rêve, de ce rêve particulier rapporté par Freud,
que Lacan opère, dans le séminaire Xl, les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse, un virage par rapport à Freud et comme souvent par
un effet de traduction : le Vorstellungs reprasentänz devient le
tenant lieu de la représentation.

C’est un virage et un coup de force car Lacan balaye toute la question de
la figuration, de l’image, de l’imaginaire par conséquent, pour aboutir
à rien d’autre que le jeu du signifiant.

Signalons immédiatement qu’au delà de cette extraordinaire simplification
ce qui est saisi et interrogé c’est la place du Réel.

"Il y a plus de réalité dans le message " (Père
ne vois-tu pas que je brûle) que dans le bruit où la lumière
issus de la pièce où l’enfant mort repose.

Lacan insiste sur le réel de la répétition ; I’accident
mortel répète quelque chose en somme de plus fatal : la rencontre
comme manquée, celle d’un père et d’un fils ; réel coordonnable
et repérable par sa structure de répétition, mais définitivement
hors sens : il n’y a pas de bonne rencontre.

Il y a dans le rêve ce point de réel et Freud établit
cette proximité entre la dimension d’intrusion du réel dans la
psychose, avec le phénomène hallucinatoire, et le rêve.

Je pointerai une première difficulté : parlera-t-on d’hallucinations
visuelles, homogènes à l’hallucination alimentaire de la petite
Anna ou de la façon dont la langue, dans la psychose se donne à
entendre dans son tohu bohu initial ou dans son obsénité d’avant
le voile du sens.

Freud nous laisse avec cet embarras et nous transmet un héritage délicat.

Dans le séminaire sur les quatre concepts fondamentaux Lacan
rappelle avec une certaine insistance une notion à priori évidente
: " dans le champ du rêve, ce qui caractérise les images,
c’est que ça montre… ça montre vient en devant ".

Lacan nous avertit que la Tuchée, la rencontre, reste dissimulée
en quelque sorte par la fonction scopique ; notre idée de la représentation
reste imaginaire : " la flamme nous aveugle sur la fonction de la voix.
"

Privilège accordé au scopique, privilège accordé
à la remémoration, privilège accordé au retour de
la perception, c’est cela aussi l’héritage de Freud.

Nous avons une idée de la représentation qui est celle organisée
par notre fenêtre de névrosé.

Lorsque nous disons que rendre présent est la fonction de l’hallucination
ou que l’hallucination rend à nouveau présent la Chose, il y a
un versant intéressant dans la mesure où nous signalons une jouissance
singulière, j’y reviendrai, mais n’engageons nous pas un procès
de compréhension qui à la fois et par fidélité à
Freud polarise le phénomène comme essentiellement spéculaire,
mais aussi ignore superbement l’enseignement clinique suivant : ordinairement,
l’hallucination ne se manifeste pas dans le registre du désir du sujet.
Si le sujet est visé, c’est bien plutôt comme déchet rebut,
créature obscène.

L’hallucination n’est pas pour nous un phénomène oniroïde

C’est pourquoi les exemples freudiens sont embarrassants et ce, jusque dans
le texte de 1938 " le clivage du mois dans le processus de défense
" où Freud évoque une façon de contredire la perception
: hallucination d’un pénis là où l’on ne pouvait en voir.

Je passe bien entendu rapidement sur les hallucinations nombreuses des Etudes
sur l’hystérie : " réminiscences en images animées
" comme dit Freud : Fraue Cécilie est poursuivie par une hallucination,
elle voit ses deux médecins Breuer et Freud pendus dans le jardin à
deux arbres voisins. "Qu’ils aillent se faire pendre" ou comme le
dit Freud "l’un est bien le pendant de l’autre", le signifiant fait
ici irruption comme une véritable monstration.

De même, dans l’interprétation des rêves, où Freud
parle de la disparition d’hallucinations et remarquons combien à chaque
fois les termes sont interchangeables, images sensorielles, visions, hallucinations,
tous ces phénomènes sont reliés à des souvenirs
refoulés, demeurés inconscients, remontant le plus souvent à
l’enfance.

Je vous rapporte deux brefs rêves de deux patients différents
: "je suis dans une chambre avec une fille (j’apprendrai que cette fille s’appelle Miranda).
Elle avait un très beau visage ; il me semblait que c’était
moi-même qui avait ce visage ; je ne sais pas si c’était son visage qui
se dédoublait."

Second rêve du deuxième patient :

"Je suis dans le bureau de mon père, je saute dans le vide par
la fenêtre à plusieurs reprises ; je répète le geste
plusieurs fois ; mes parents sont dans la pièce à côté
; je suis en désaccord avec eux."

Ces deux rêves ont à voir avec la figurabilité, la rencontre,
la répétition. Il s’agit de rêves de deux patients psychotiques.
Je ne sais si les rêves de psychotiques sont d’une facture particulière.
Notons simplement ici la structure de réplication aussi bien dans
le premier rêve que dans le second.

Qu’allons nous dire ? Sommes nous dans le tenant lieu du signifiant d’une
identification sexuée qui se cherche dans le premier cas ? Est-ce un
tenant lieu du fameux cri de détresse dans le second rêve ?

Nous ne savons pas. Le rêve fait ce qu’il peut pour indiquer une difficulté
informulable.

Le réel c’est au delà du rêve que nous allons le voir
se déployer dans une clinique du phénomène élémentaire
que le rêve ne peut nous faire imaginer.

Nous ne pouvons nous représenter l’espace où circule le sujet
psychotique.

Le patient du premier rêve rapporte un phénomène singulier
datant de son enfance vers neuf ans et trouvant sa source dans un message publicitaire
télévisé, une pub sur la barre ovomaltine : "la barre
c’est de la dynamite… à la fin du slogan, la barre explosait, ça
explosait… "

Le patient demande à sa mère d’acheter cette fameuse boîte,
puis il se force à en prendre ne la trouvant pas à son goût,
très vite, une véritable peur s’installe : le placard où
la boîte est rangée se met à le terroriser. Dans la pièce
à côté, il y a une armoire avec une glace, il pensait avec
angoisse que ça allait se refléter ; phénomène visuel
homogène dans sa structure au phénomène du mur mitoyen
: la porte ne fait pas écran.

"Dans les magasins, je n’allais plus au rayon café, j’avais trop
peur… en même temps, je ne voulais pas jeter la boîte, je ne pouvais
pas me séparer de cela , c’était terrifiant, mais si je m’en séparais,
ce serait un vide."

Le patient demanda que l’on mange dans la salle à manger et non plus
dans la cuisine où se tenait le placard. La peur s’est ainsi estompée
en trois ans d’après lui, puis vers 14 ans, se mettent en place les premiers
signes d’une sensitivité qui culmine actuellement en un délire
de relation disons paranoïde.

La boîte est le représentant de quel réel à ce
point terrorisant ? Ce phénomène non auditif et au fond non visuel
est néanmoins référable à la structure de l’hallucination
dans le sens où cet objet le tyrannise réellement.

Le second patient présente une dysmorphophobie depuis l’adolescence
: son visage lui paraît sale en permanence, quelque chose colle à
sa peau malgré les lavages répétés et les vérifications
dans la glace. Il le sent sale ce visage, mais aussi souillé, barbouillé.

Et là, l’imaginaire à nouveau de la représentation m’a
fait lui proposer un jour par bêtise et par embarras clinique, une interprétation
sauvage sur le lien éventuel entre cette souillure et le sexe bien sûr,
le sperme par exemple.

J’ai mis un an à saisir que ce visage était dans une relation
originale avec l’espace par l’intermédiaire de l’enveloppe constitué
par le vêtement et les semelles de ses chaussures : quand il porte un
survêtement, c’est-à-dire comme il l’indique, quelque chose qui
forme un tout, le bas va avec le haut, le bas continue avec le haut, et que
ses semelles ne sont pas trop usées, alors ce patient observe une nette
sédation des phénomènes sur son visage.

Etrange représentation du corps, étrange représentation
de la surface, de la continuité ou de la discontinuité, ce type
de coordination de mise en relation entre le continu et l’enveloppe nous déconcertent
car nous ne pouvons partager ce réel de la psychose.

Alors forcer la dimension de la représentation n’est-ce pas tout simplement
rabattre l’hallucination vers le phénomène oniroïde qui est
lui essentiellement figurable voire compréhensible.

Lors d’une présentation clinique récente à l’hôpital
Henri Rousselle, une question en apparence toute simple s’est trouvée
posée : peut-on distinguer en structure un phénomène visuel
comme caractéristique de la psychose et un phénomène oniroïde
toxique par exemple ?

Je crois pouvoir avancer que malgré les travaux d’illustres cliniciens
depuis la fin du XlXe siècle, la psychiatrie classique a le plus grand
mal avec ce problème et que c’est curieusement par l’étude, par
Schreber lui-même de ses phénomènes que quelques lignes
de partage apparaissent.

J’ai été cherché chez Clérambault expert s’il
en est quelques lumières : Clérambault a une expérience très vaste
des phénomènes liés à l’intoxication au chloral, à
l’éther, à l’alcool, mais aussi liés à l’épilepsie.

Lorsqu’il essaye de particulariser les hallucinations visuelles des psychoses chroniques,
il nous donne essentiellement deux ordres de distinction.

1. – Objectivation imparfaite

Ces images sont plates, aériennes et transparentes ; elles sont perçues
comme des tableaux et non comme des réalités, en outre, comme
des tableaux factices. Leur projection se fait entièrement sur un seul
plan, situé à une distance notablement constante.

Clérambault ajoute alors : " exactement comme dans le cas des
psychoses chroniques ". Dans l’intoxication au chloral, il parlera en effet
d’images sans relief, sans profondeur, adhérentes au mur, comme décoratives,
se tenant en face du sujet, plus ou moins haut, plus ou moins loin, comme vues
par une fenêtre unique, à hauteur du regard.

Vous voyez la proximité étrange et dérangeante de l’analyse
structurale.

2. – Seconde particularité, la désapropriation

Les images apparaissent comme imposées du dehors ; fonction xénopathique
à l’oeuvre homogène à ce qui se passe dans l’automatisme
mental et pour Clérambault différente de ce qui s’observe dans
les images liées à l’intoxication au chloral où elles n’accaparent
pas le sujet : ce sont des images libres.

Mais cette distinction est délicate cliniquement et Clérambault
évoque d’ailleurs des hallucinations accusatrices visuelles, inscriptions
injurieuses ou saugrenues, également parfois présentes dans le
chloralisme.

En somme, la ligne de partage n’est pas facile à établir si
nous prenons les choses sous l’angle du visuel.

Dans les Nachträge, les rajouts ou compléments, Schreber revient
sur ces phénomènes hallucinatoires et aussi bien sur
les phénomènes visuels. Je synthétise rapidement quelques remarques :

– Les rayons filandres arrivent sur lui non pas en lignes droites, mais après
avoir suivi une sorte de boucle ou de parabole. Ils viennent des points les
plus divers de l’horizon, points éloignés au delà de toute
mesure.

– Les points lumineux brillants surviennent en même temps que parviennent
sous forme de données sensorielles auditives des appels au secours.

– Je rappelle enfin pour souvenir le miracle d’épouvante, plus énigmatique
: apparition lorsque Schreber est sur son lit bien réveillé, de
toutes sortes de figures étranges revêtant la forme de dragon,
également ours noir et ours blanc du Chapitre Vl.

Notons cette contradiction : ces apparitions sont sous la dépendance
de l’orientation forcée du regard, mais Schreber précise qu’il
peut provoquer délibérèment ces miracles en tenant sa main
devant une surface blanche.

Nous avons ainsi quelques pistes :

– La notion de coviariance des phénomènes, le phénomène
visuel est sous la dépendance ou en rapport avec le phénomène
verbal.

– La notion de signification personnelle et de xénopathie que nous
synthétise le regard forcé.

– La topologie des hallucinations : elles ne sont pas plates, sans profondeur,
mais tout au contraire, se déploient sur une surface illimitée
qui n’est pas maillée par la ligne droite (passage du Schéma R
au Schéma I).

Nous avons là des repères structuraux de première importance
; notons simplement que dans la même observation, semblent cohabiter des
éléments hallucinatoires et des éléments oniroïdes
dont le statut justifie des remaniements par le patient lui-même.

L’automatisme mental me paraît plus intéressant pour avancer
que la question de l’hallucination visuelle, dans sa forme positive.

Structure d’écho, de commentaire, et en même temps, structure
d’exposition, I’automatisme mental conjoint la voix et le regard : voix intérieure
et regard extérieur; texture qui peut comme nous le savons se retourner.

Comme je le rappelais en introduction, le commentaire de l’automatisme mental
ne vient en rien scander ou ponctuer le désir du sujet.

L’allusion, I’écho des pensées et des actes sont le plus souvent
irritants, puis dégradants, humiliants et injurieux.

Nous savons comment ce phénomène s’ordonne selon les deux versants
du signifiant : l’un, le commandement, fait ceci, fait cela ; l’autre, l’inhibition,
le reproche, pourquoi a-t-il fait cela, il ne faut pas faire ceci.

Nous savons aussi par l’expérience clinique ou par la narration schrébérienne
combien ce phénomène est continu, permanent, témoin d’une
jouissance que l’on peut dire infinie.

C’est un calvaire pour ces patients de ne pouvoir penser à rien, mais
lorsque c’est le cas, parfois du fait d’un forçage thérapeutique,
ils se tuent. L’impulsion dans d’autres cas est elle-même hallucinatoire.
L’impasse est à son comble.

Ainsi, il est clair que si le dialogue, comme la pensée, les sentiments,
les actions et souvenirs sont reconnus comme imposés, ce sont néanmoins
ces messages qui ont le plus de réalité pour le sujet. C’est ce
" tu " ou ce " il " qui ont le maximum de consistance et
d’existence.

La subjectivité comme un mince fil est dans un ailleurs frappé
du conditionnel.

"Les hallucinations pensent" disait Clérambault dans un
formidable raccourci ; c’est à elles que nous renvoie le patient interpellé
: "demandez-leur !"

L’hallucination est un phénomène réel. L’hors sens du
message épuisant et contradictoire ne révèle aucune construction
dont l’hallucination serait le porte-voix.

Nous rejoignons à cette limite le point de réel du rêveFreudien.

La rencontre avec le signifiant se produit ici sur un mode essentiellement
parasitaire. Nous sommes dans une texture où il n’y a pas possibilité
de dégager un sujet à partir des signifiants qui le représentent,
seraient-ils élidés.

Pour conclure :

Nous gagnerions je crois à laisser transitoirement de côté
le rendre à nouveau présent de l’hallucination.

L’hallucination est davantage à étayer du côté
de la jouissance comme jouissance infinie que du côté de la perception.

L’hallucination n’est pas une erreur de perception ou une perception artificiellement
reproduite ou retrouvée.

Freud nous dit : il faut que la représentation du désir soit
gardée investie, mais ce que la clinique nous montre c’est que l’automatisme
mental vient, non pas à l’endroit d’un redoublement du manque, mais plutôt
dans une configuration ou c’est le manque qui manque.

La permanence d’une jouissance particulière vient obturer la mise en
place de la fonction de la représentation au sens du procès de
l’élision d’un signifiant pour un autre.

Autre représentation eminemment délicate du fait des impasses
psychologisantes : les relations primordiales du sujet à un Autre dont
précisément la représentation manque radicalement.

Cette jouissance propre à l’automatisme mental paraît pouvoir
se coordonner autour des relations à une mère qui, selon la formule
" des passions de l’objet ", fait la loi du signifiant et marquées
par une transparence vis à vis du regard maternel, la surveillance inquiète
et permanente, l’intrusion et la sexualisation, la proximité fantasmatique
des corps : tissu de langage et de regard sans coupure. Cette texture est un
premier cadrage au demeurant à l’oeuvre dans d’autres psychoses.

Il faudra mieux la spécifier, mais remarquons que dans cette conjoncture,
tout ce qui est de l’ordre du jardin privé, de l’intimité, du
secret est une fonction forclose.

Chaque chemin est alors anticipé, deviné, commenté.

Il n’y a plus le tamis qu’opère habituellement la fonction de la grand
route.

Cette fonction du tamis a le rapport le plus étroit avec la fonction
de l’élision incluse dans la question de la représentation.

La voix, comme objet a, collabé au sujet, dans l’hallucination,
mais aussi bien le regard, sont les représentants de ce réel libidinal,
insécable, non divisible.

Ce réel là, nos rêves de compréhension et d’interprétations
n’y changent rien.

Il est depuis toujours difficile d’arrêter le mouvement des éléphants
à travers la forêt équatoriale.